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Le Fils adoptif, film kirghize de Aktan Abdykalykov

Deuxième volet d’une trilogie autobiographique

Dans un village du Kirghisthan, de nos jours, règnent encore les traditions ancestrales. Un jeune fils de paysans, Azate, découvre le monde des adultes en compagnie de ses camarades de jeu. Un jour, un de ses rivaux lui révèle, en pleine cour d’école, une vérité cinglante : Azate (interprété par Mirlan Abdykalykov, fils du réalisateur) est un enfant adopté. Bouleversé, le jeune garçon n’a plus qu’un seul but : être reconnu et réintégré dans la communauté villageoise.


Il s’agit résolument d’un film plastique - certains plans et cadrages révèlent l’œil d’un photographe : l’aspect épuré, l’éclat, la luminosité de certains plans s’imposent en contrepoint de la rudesse, de la saleté et de l’indigence des lieux. Le film reste parcimonieux en paroles, en action, en psychologie et semble déléguer à l’image le caractère intact, incertain, léger, grave, de la restitution autobiographique. L’esthétique du silence et de la variation noir/blanc, couleurs posent d’emblée ce qu’est Le Fils adoptif : un film d’esthète à vocation documentariste, filmant précautionneusement les divers rituels d’une communauté villageoise kirghize.

La cérémonie initiale n’est autre que le prologue et campe le thème de l’intrigue. Un tapis chatoyant accueille cinq vieilles femmes. La scène s’alentit sur le déroulement du rite consacrant l’intégration d’un nouveau-né dans une famille d’adoption. C’est d’un regard curieux que le spectateur occidental tente de décrypter en vain les gestes rituels accomplis sous ses yeux : une serviette en tissu passe, avec un geste sûr, sous la botte gauche de chacune des femmes. On balance, en hauteur, un berceau vide, sur lequel on a posé quelques pierres et une écumoire. Puis vient l’enfant, que l’on emmaillotte à même le tapis de cérémonie. C’est au travers de l’ésotérisme du rituel que gravement, la caméra s’attarde sur les rides qui strient cinq visages, les tissus chamarrés de cinq jupes, les foulards fleuris de cinq têtes. La scène est longue et pratiquement muette et son objet n’est pas réellement l’enfant qu’on adopte mais plutôt l’événement social propre à souder une communauté. Avant l’histoire elle-même, c’est donc le sens esthétique et cérémonial qui sont prétexte au cinéma.

La cérémonie funèbre qui sert d’épilogue circonscrit le film à sa vocation de départ : une volonté documentaire portant l’accent sur les rituels d’un village kirghize. Bien que la scène soit pathétique, et qu’Azate, le héros, soit anéanti de chagrin par la perte de sa grand-mère, ce n’est pas réellement vers l’affliction ni même la défunte que va la caméra mais plutôt vers le fait de témoigner d’une réaction de groupe. D’autres rituels sont alors l’objet d’une série de plans se superposant les uns aux autres : on met un cheval à terre (pourquoi ?), on pleure ensemble devant la yourte, Azate prononce six fois les formules consacrées . C’est dans cet épilogue que le jeune héros se voit définitivement réintégré à la communauté puisqu’il devient l’héritier incontesté de son aïeule et gagne l’amitié et la réconciliation de et avec ses camarades.

(JPEG)Autre épisode documentaire et rituel communautaire : la confection du feutre. Il s’agit d’une activité manuelle que réalisent les femmes kirghizes. Penchées sur un rouleau de laine qu’elles aplanissent à longueur de journée- techniquement, il s’agit de frapper à l’aide des avant-bras, plusieurs fois, toutes les faces du tapis- cette activité crée aussi un lien social. En tant que source de rencontre et de dialogue, ce travail devient ici un lieu d’affrontement. Deux mères s’opposent au sujet d’Azate, intenable et de caractère belliqueux avec ses camarades. L’une reproche vertement à l’autre de ne pas s’occuper de son fils, le laissant croître comme chiendent, sans repère. Pour finir, une accusation dramatique : l’enfant a été adopté. C’est donc le conflit qui frappe, au coeur du film, la communauté et donne tout son sens au titre du long-métrage.

La géométrie des patchworks kirghizes et le chatoiement des tissus assemblés sont quelquefois rehaussés, comme lors du prologue, par la couleur. Le reste du film est en noir en blanc et mise vraisemblablement sur l’aspect esthétisant de l’absence de couleur. La figure du triangle, motif d’ornement itératif peut vouloir symboliser certains éléments. Dans certaines cultures, le triangle est alchimiquement associé au feu mais c’est aussi le symbole du cœur, métonymie pour désigner le siège des sentiments. Or Azate porte un pendentif triangulaire, de couleur vive. Lorsqu’il se cache dans et sous l’eau, c’est ce pendentif qui resurgit et il semble être filmé (en couleur dans un film à dominante noir et blanc) pour d’autres raisons que celles purement liées à l’intrigue. Probablement le pendentif est un signe d’appartenance et d’"être" (d’autant qu’il figure une nouvelle fois sur l’affiche du film : Le Singe troisième volet de cette autobiographie) qu’il renvoie, par certaines associations aux sentiments divers qui animent le jeune adolescent : élevé durement par son père, il reçoit peu d’affection et sa découverte de la femme, de ses désirs amoureux et diverses turpitudes lui valent de cuisantes semonces et d’âpres corrections.

Film d’initiation comme on dirait en littérature roman d’initiation, le récit d’enfance cinématographique fait une large part, d’un œil amusé, voire de connivence avec le spectateur, aux frasques des enfants terribles du village. Ces divers épisodes introduisent une dynamique dans ce film plutôt lent : on rixe, on court, on détale même quand on vient de marauder quelques œufs dans un poulailler voisin, les mollets battus par un chien de garde vengeur et fou furieux ; on saute, tout nu, dans une mare de boue pour échapper au regard d’une jeune demoiselle baguenaudant sur le chemin et que dire du regard concupiscent d’une troupe de garçons, au travers des interstices d’une vieille porte en bois ?... Derrière se trouve une femme, au soleil, mais on ne voit surtout qu’un sein volumineux de matronne. Ladite personne masse ses chevilles et se purge à l’aide de sangsues qui luisent dans son dos ou s’agitent dans un bocal. Là encore, un petit détour vers des coutumes ancestrales qui ne manquent pas d’interpeller le spectateur européen. En soi, la femme n’est pas érotisée. On met plutôt l’accent sur la découverte des attributs féminins et sur l’étrange mystère émotionnel et sensitif que provoquent ces visions... Le point d’orgue de cette découverte de la libido, des frétillements sensuels qui agitent ces garçonnets querelleurs et batailleurs se clôt dans un fou rire que toute la salle partage : on a dessiné sur le sol, dans le sable, une silhouette féminine aux organes érogènes proéminents... On s’essaie dessus pour aguerrir sa technique... Mais voilà qu’un troupeau de buffles coupe court à tout exercice de pénétration virtuelle !...D’autres moments gorgés d’humour jalonnent le film et apportent un contrepoids habile aux plans plus inactifs, plus silencieux, plus douloureux.

Azate est malheureux. Couché sur la natte à même le sol de la yourte familiale, ses larmes coulent face à l’énormité de la révélation : il est un enfant adopté. Cette vérité assenée par un rival, devant tous les camarades d’école et particulièrement devant la jeune fille qu’il convoite, induit une rupture profonde chez l’adolescent. Quelques scènes traduisent le fait qu’il a été sévèrement élevé par son père et reçoit peu de marques d’affection de sa mère. A l’âge qu’il a, il ne ramasse que coups et taloches à cause des bêtises qu’il commet. Il fait honte à la famille, perturbe le village et au moment de la révélation, il devient comme en-dehors de la communauté. Ses repères sont anéantis. Dès lors, il n’aura de cesse d’être reconnu par les villageois. Assailli par sa sexualité naissante, il est aussi en proie à la recherche de ses marques identitaires. La scène de l’oiseau huppé (voir affiche) pose métaphoriquement le rapport qu’Azate entretient avec sa propre liberté. A un âge où la recherche identitaire est très forte et ici bouleversée par la révélation de l’adoption, l’oiseau emprisonné un moment dans la chambre du garçon est une mise en abyme de l’enfant en souffrance. Quelle libération possible ?

Le dernier volet de cette œuvre autobiographique Le Singe (2001 Sélection officielle Cannes- premier volet de l’œuvre : La Balançoire 1993) semble fournir des éléments de réponse. L’enfant a grandi. Il porte toujours son pendentif mais a délaissé la coiffure traditionnelle des adolescents kirghizes pour un crâne rasé. Son regard évasif fixe un hors-champ qui semble contrecarrer l’espace figé derrière la fenêtre. L’oiseau huppé que l’enfant recueillait dans ses mains, visible sur l’affiche du Fils adoptif, est devenu une oie et à la majesté qui animait le vol de l’un semble se substituer la forme triviale d’un volatile domestique. Que veulent traduire ces signes ? A voir donc...

par Corinne Cherifi
Article mis en ligne le 18 juin 2004

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