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Lost in translation, de Sofia Coppola

En tournant son deuxième long métrage en Asie, Sofia Coppola retrouve le charme et la mélancolie des œuvres de cinéastes aussi divers que Wong Kar-Waï ou Hou Hsia Hsien façon Millennium Mambo. Bill Murray et Scarlett Johansson étincellent perdus dans une longue nuit japonaise. Confirmation après les réussites ces dernières années des films de Wes Anderson ou Terry Zwigoff que les américains sont bien les rois de la comédie dépressive. Nobody does it better.


Lost in translation. « Perdu à la traduction. » Le titre du deuxième long métrage de Sofia Coppola fait explicitement référence à deux gags clés du film. Dans le premier, Bob Harris (Bill Murray), star hollywoodienne, la quarantaine, tourne une publicité au Japon pour une marque de whisky. Alors que le réalisateur se lance dans un long monologue d’indications de jeu en japonais, la traductrice se borne à répéter qu’il lui suffit de se tourner vers la caméra au grand étonnement de l’acteur. Plus loin, une Japonaise d’un certain âge essaie en vain de communiquer avec la star dans la salle d’attente d’un hôpital. Lost in translation est à un premier niveau le récit sous un mode comique de la confrontation d’un Américain et du Japon. Bob Harris découvre un monde étrange, totalement décalé à ses yeux et cela à tous les niveaux. Il ne peut pas dormir la nuit, les gens ne parlent pas la même langue, les appareils technologiques le mettent en difficulté, les codes de politesse ne sont pas les mêmes, la nourriture est très différente. Ce décalage permet à la réalisatrice de multiplier de petits moments burlesques très clichés dans lesquels la tête d’enterrement de Bill Murray et son sens d’un jeu tout en retenu comme au bord de la dépression font merveille. Difficile donc pour Bob Harris de ne pas se sentir perdu. D’autant plus qu’il est à un tournant de sa carrière et de sa vie. La partie la plus passionnante de son existence est derrière lui. Sa relation avec sa femme doit davantage à la routine qu’à l’amour qui peut survivre entre eux deux. On sent à travers les quelques appels que le couple s’échange que la communication est rompue. Occupée avec leurs enfants, elle imagine son mari prendre du bon temps au Japon pendant qu’elle prend en charge toutes les responsabilités. Terre-à-terre, elle essaie de l’intéresser à la décoration de la maison alors que lui se pose des questions plus existentielles. L’alcool et le manque de sommeil aidant, Bob Harris tombe en pleine dépression. La crise de la quarantaine. Seule la rencontre de sa compatriote Charlotte (Scarlett Johansson), venue accompagner son mari photographe, donne un peu d’intérêt à ce voyage. Celle-ci traverse également une phase difficile de sa vie. Ses études terminées, elle ne sait pas ce qu’elle veut faire de sa vie. Elle réalise qu’après seulement quelques années de vie commune, elle n’aime déjà plus son mari comme avant. Charlotte est toute aussi perdue et dépressive que Bob. Elle n’arrive pas à exprimer son mal-être à ses amis ou à son mari. Elle est en complet décalage avec le monde qui l’entoure.

Lost in translation va alors se centrer autour de la rencontre de ces deux personnages qu’a la fois tout oppose (une star hollywoodienne d’un certain âge/une jeune adulte sans position sociale définie) et tout relie (une même vision et les mêmes difficultés face à la vie). En matière de narration et de mis en scène, le deuxième long métrage de Sofia Coppola colle parfaitement à eux. Dans leurs moments d’introspection et de doutes, la caméra se pose, flotte doucement autour d’eux. A d’autres instants, les deux personnages sont comme pris d’euphories. La mise en scène s’emballe avec eux. Tout s’accélère. C’est notamment le cas lors de leur première folle soirée avec les amis japonais de Charlotte. Le sentiment d’euphorie des personnages est alors communicatif au spectateur.

Lost in translation est construit sur ce jeu d’alternance à la fois de vitesse mais aussi de ton (comique et mélancolique). Alors que le film présente d’abord une succession de clichés, de courtes scènes plus ou moins drôles sans véritables liens entre elles tel le premier plan d’une jeune femme couchée sur un lit et le second présentant l’arrivée de Bob, peu à peu les choses commencent à circuler, se construire, se complexifier et prendre une nouvelle densité. Ce ne sont plus seulement les Japonais qui n’arrivent pas à parler sans faire de faute mais également les Américains qui maltraitent le japonais puis même l’américain à travers le personnage de la jeune star hollywoodienne. Le Japon n’est plus seulement cet amas tours de verre, c’est aussi des lieux chaleureux comme le karaoké ou plus traditionnels comme les temples que visite Charlotte. Les fils se superposent donnant une image des choses de plus en plus floue.

La relation entre les deux personnages principaux se construit de la même manière. Sofia Coppola prend son temps pour les réunir. La cinéaste les présente d’abord isolément. Viennent ensuite les premiers échanges de regards, de paroles, les premières sorties en amis. Leur attirance prend corps très progressivement ne se matérialisant que par de petits gestes affectueux tels cette main délicatement posée par Bob sur le pied de Charlotte. Lost in translation se joue beaucoup dans le non-dit, l’implicite. La non-consommation de leur relation tient également de la sublimation des sentiments amoureux. La naissance de ceux-ci ne se fait pas sans résistance. Cette relation a beau les sortir du sommeil de leur mariage, elle est entourée d’interdits également dus à la différence d’âge. Pour Bob, il est ainsi plus facile de passer une nuit avec la chanteuse du bar qu’avec Charlotte. Les personnages semblent se plaire (mais aussi se perdre) dans cet entre-deux.

Arrachée aux heures de la nuit, leur relation tient davantage de la rêverie que de la vraie vie. Elle ne doit surtout pas être comme les autres. Donnant pour un court instant un sens à leur vie qui n’en a plus, elle est de toute façon très vite entachée de peurs. Fuir le bonheur avant qu’il ne se sauve. Charlotte demande ainsi à Bob de ne plus revenir au Japon avec elle après cette semaine car « ce ne sera jamais aussi bien ». Le bonheur et la mélancolie sont comme les deux face d’un même mouvement (porté par une excellent bande originale. où se croisent Air, Death in Vegas ou My bloody valentine), celui du temps qui met à mal peu à peu ce que chacun construit et investit. Seul résiste à ce raz-de-marée destructeur l’instant. Sofia Coppola laisse filer sa caméra dans les rues de Tokyo filmées depuis une voiture ou auprès de ses personnages dans leurs pleins comme dans leurs creux. Les individus n’ayant aucune maîtrise de leur vie, ils ne peuvent que compter sur leur instinct pour démêler les fils entremêlés du chaos de l’existence. Contrairement aux sœurs de Virgin suicides, les personnages de Lost in translation décident de ne pas quitter la scène mais de s’en accommoder comme ils peuvent. De l’adolescence, on est passé à l’âge adulte, celui des compromis, de la lente résignation et des espoirs perdus. Le constat est noir mais l’histoire est belle. Sublimation de l’instant et des affects, Lost in translation nous offre une heure quarante de poésie et de grâce volée à l’ennui.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 15 septembre 2004

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