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The Office

Les cons au travail

Alors que la très grande qualité des séries américaines contemporaines semble attirer toutes les attentions critiques, des alternatives tout aussi passionnantes se font jour près de chez nous. Ainsi en est-il de la sitcom The Office, qui a remporté en 2004 deux prestigieux Golden Globes Awards (meilleure série TV comique, meilleur acteur dans une série TV comique) à la barbe d’émissions américaines fort en vue, telles que Sex and the City, Will and Grace, ou Friends, ce qui est une première dans l’histoire des séries britanniques. HBO n’a pas le monopole de l’inventivité formelle, et nous ne saurions oublier que question humour, la BBC produisit en son temps le mythique Monty Python Flying Circus. Chaud devant donc ! Avec The Office, les Anglais réinventent d’une main de maître la série comique.


De la sitcom, The Office n’a gardé que le format (une trentaine de minutes) et le principe scénographique (ici complexifié), qui veut que les interactions des personnages s’opèrent en un nombre limité d’espaces clos, l’unité de lieu étant la règle. Pour le reste, pas de rires enregistrés et pas d’effets appuyés dans le jeu des acteurs, à l’inverse de ces séries boulevardières (Friends, Seinfeld, par exemple) où la mécanique du rire salarié ficelle le spectateur dans la monotonie du « attention, là il va falloir rire, parce que comme vous pouvez le constater à ma mimique, je vais balancer une vanne ».

Face aux personnages-pitres, qui n’en finissent pas de sortir des bons mots en étant ballottés par d’incessants rebondissements frivoles, The Office fait le pari génial de la déflation dramaturgique, tout en travaillant sur la frontière entre ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas (intégration du ratage, jeu sur le silence, la cruauté et la gêne).

The Office nous donne à voir la vie de bureau d’une petite filiale banale de Wernham Hogg, entreprise de papetiers. Il y a Dawn, standardiste blonde et blasée, Tim, jeune homme cultivé, sensé et sensible qui se demande ce qu’il fout là, et se chicane tout le temps avec Gareth, le psycho de service, quinze ans d’âge mental, obsédé par l’armée, les snipers et les techniques de survie, toujours à se poser tout un tas de questions de malade (comment tuer un tigre avec un Bic ? est-ce que l’homme pourra un jour nager plus vite que le requin ? est-ce qu’on peut survivre dans la jungle en mangeant ses chaussures ? comment faire pour penser comme un loup ?). Il y a Keith, comptable aphasique, Ricky, intérimaire brillant, Donna, la brune super mignonne, d’autres encore, et sur tout ce petit monde règne l’affreux jojo David Brent, qui a une manière bien à lui d’envisager le management.(JPEG)

Question boulot, c’est un boss très permissif ; ce qui donne à la série son allure de j’men-foutisme subtilement dosé (ce n’est ni parodique, ni délirant). Excessivement pénible (paternaliste et pas drôle), collant, voire odieux lorsqu’il y va de ses petites remarques auto-satisfaites, ou lorsqu’il s’amuse aux dépens des autres (la fausse annonce de licenciement faite à Dawn), ne manquant pas une occasion de raconter des blagues-flop à ses salariés, Brent paraît assez incompétent dans la façon de gérer la filiale (il va jusqu’à embaucher une secrétaire pour le fun), ce qui ne lui vaudra pas moins d’être promu à la fin de la saison 1, signe s’il en est de l’ironie grinçante des auteurs sur les mérites comparés du travail et de la glande au boulot.

Aucune intrigue digne de ce nom ne vient donc faire frissonner la fiction ; il est question de journée de formation (qui déraille sévère !), d’accueil des nouveaux stagiaires, de recrutement, etc. Tout au plus la menace d’absorption par une filiale concurrente sert-elle de cadre à la saison. On peut aussi évoquer le jeu de séduction entre Tim et Dawn, qui court comme un enjeu discret tout au long des six épisodes. Plutôt que de plonger leurs personnages dans des situations trépidantes - ce qui eût été pour le moins absurde vu le contexte choisi -, les créateurs Ricky Gervais et Stephan Merchant donnent à voir la monotonie du travail en bureau et font le choix audacieux de faire naître les situations à partir de la seule confrontation des personnalités farfelues de leurs personnages. Ce parti-pris se traduit par un dispositif scénographique aux implications théoriques extrêmement intéressantes.

(JPEG)On a donc affaire à une mise en scène typée documentaire, comme si une équipe était venue faire un reportage sur le monde de l’entreprise (caméra portée, une mise au point parfois flottante, éclairages naturels, utilisation des temps morts avec des plans non-utilitaires sur les personnages absorbés dans leur travail). Entre zooms traqueurs à travers portes et vitres, et entretiens frontaux des protagonistes, qui commentent les évènements à chaud dans un effet de dramatisation de basse-cour, certains procédés de real-TV sont ici sobrement réutilisés, de manière non satirique. Puisque les protagonistes ne sont jamais filmés dans leur intimité, chez eux, et que tout se déroule entre l’open-space, la salle de réunion, ou le bureau de Brent - les lieux extérieurs à l’entreprise n’étant filmés que dans la mesure où les mêmes interactions s’y recomposent (en boîte, pour le quiz, pour le pot de fin d’année) -, les entretiens-confessions permettent une complexification des caractérisations par un mouvement de va-et-vient entre le collectif, c’est-à-dire la façon dont chacun se comporte dans les échanges de travail, et le quant-à soi.

Cette approche simili-documentaire (certains plans en plongée ou au ras du sol sont clairement cinématographiques), balaie tous les principes classiques d’invisibilité de la mise en scène pour inscrire physiquement le cadreur dans l’espace où évoluent les protagonistes, par l’entremise de regards-caméra, ou de remarques à l’attention de ce qu’on suppose être l’équipe de tournage, qu’on ne voit ni n’entend jamais. Tel un personnage-témoin, la caméra suscite alors chez les autres une communication non-focalisée, chacun ayant conscience d’être filmé, et modulant en conséquence ses comportements. Ainsi, The Office est à double-fond en ce sens que le dispositif d’image, vampirisé et orienté par la personnalité de David Brent, est ce sur quoi s’articule l’enjeu fictionnel central et véritable de la série : occuper le cadre à son avantage, avec l’humour comme mode opératoire, et la connivence du spectateur fantasmé comme ligne de partage (mais une connivence enfin débarrassée de sa pantomime à gros sabots).

Le côté showman balourd et égocentrique de Brent, qui se perçoit plus en humoriste devant un public qu’en chef d’équipe, est ainsi exacerbé par la présence de la caméra qu’il prend à témoin plus souvent qu’à son tour, venant s’immiscer dans les scènes qui ne le concernent pas pour s’arroger la vedette (l’épisode de la séance de formation est de ce point de vue estomaquant, où il coupe sans arrêt l’herbe sous le pied du formateur, jusqu’à ramener sa guitare et chanter devant ses employés !). Brent ne veut pas donner une image négative de la boîte mais surtout de lui-même en tant que chef ; ne jamais être pris en défaut ! Lorsque les employés révèlent inopinément pourquoi ils n’aiment pas leur job pourri, il les fait taire, de même qu’il fait profil-bas face à la frontalité conflictuelle de Donna, ou qu’il prend soin de maquiller certains échanges qui dérapent vers le sexisme et le racisme.

(JPEG)Brent veut instaurer une dictature du rire, où les autres ne seraient que des faire-valoir (peu importe qu’ils rient ou pas), mais il ne se rend pas compte qu’il est perdant au jeu qu’il a lui-même institué, le spectateur s’ébahissant de son exécrable imbécillité (cf. la petite joute mesquine sur Dostoïevski avec l’intérimaire, ou sa réaction sidérante de bêtise crasse après le quiz), tandis que les autres, tout du moins ceux qui optent pour la distanciation perplexe ou pince-sans-rire, suscitent vraiment un rire de connivence. A ce petit jeu, Tim est le champion, qui conclut souvent les échanges par un bref regard-caméra, du type « eh bin vous voyez, la belle bande de cons ! »

Là où The Office est maligne, c’est quand certains personnages interviennent auprès d’autres pour s’amuser à leur dépens sachant que la caméra va les filmer. Ainsi dans un des épisodes, Tim et Dawn viennent voir Gareth alors qu’il est en train de préparer les questions du quiz. Il se payent sa tête sans que celui-ci s’en rende compte, en créant une fausse connivence avec lui alors que cette petite mise en scène a été échafaudée pour le seul spectateur. L’effet de jouissance un brin perverse qu’on éprouve alors ne vient pas de ce que Tim arrive à faire dire à Gareth (qu’il se servirait de son trou comme appât pour piéger ses ennemis) mais du fait que ce dernier se laisse benoîtement berner. Dans The Office , il y a ceux qui savent utiliser l’image à leur avantage (Tim), ceux qui s’y efforcent mais échouent (Brent, son pote Finch), et ceux qui n’ont pas conscience de ses enjeux (Gareth, Donna, Keith) ou s’en désintéressent (Ricky). Il en résulte une perception complexifiée des individualités. Gareth, assez fortement caractérisé comme un benêt hyper-borné, looser en puissance, se révèle être un garçon sensible et vulnérable, qui n’est pas sans succès auprès des filles. En le persécutant, Tim, qui est censé incarner la « normalité » des rieurs, se montre quelque peu cruel. Et jusqu’à Brent, dont l’idiotie est si colossale qu’elle en devient plus désarmante que réellement malfaisante.

La caméra est donc trompeusement neutre, puisqu’elle déplace de manière intermittente la ligne de partage drôle/pas drôle, sympa/con, selon ce qu’en font les individus, au point d’entériner in fine la victoire de la folie douce sur l’humour agressivement conscient de lui-même. Le plus souvent, le rire du spectateur naît dailleurs des manifestations d’agacement ou de dépassement face au déphasage et à l’incompréhension entre différents registres d’humour, qui sont autant de visions du monde non compatibles.

Pour toutes ces raisons, The Office pourra dérouter de prime abord, mais son pouvoir de fascination drolatique n’en agit que plus en profondeur dès lors qu’on s’y abandonne. Les séries de comédie, inventives dans leur dispositif humoristique et subtiles dans leur exécution sont suffisamment rares pour qu’on le clame haut et fort : The Office est d’ores et déjà indispensable !


L’intégrale de la saison 1 est disponible en DVD chez Warner Vision France. Elle contient en outre un documentaire et des scènes inédites. Les anglophiles confirmés pourront se procurer la saison 2, déjà sortie en DVD au Royaume-Uni.

Vous pourrez en outre dénicher tout plein d’infos sur la page consacrée à la série par la BBC.

par Alaric P.
Article mis en ligne le 9 septembre 2004

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