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Tiresia, de Bertrand Bonello

Troisième long-métrage de Bertrand Bonello après Quelque chose d’organique et Le pornographe, Tiresia est l’adaptation moderne du mythe grec de Tirésias. Le cinéaste, libéré des contraintes d’un cinéma traditionnel, fait de cette antique histoire un pur poème. Il y capte le trouble de l’incarnation et y interroge le mystère de notre condition. Beau et ambitieux.


"Des choses apparemment éloignées me paraissent liées". Le projet de Tiresia pourrait tenir dans cette simple phrase prononcée par Laurent Lucas dans le film. Lui-même y joue deux rôles très différents. Il est dans un premier temps le ravisseur de Tiresia, Terranova, avant d’être dans une deuxième partie un prêtre, le Père François. Tiresia est un film plein de mystères, qui pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Si Laurent Lucas joue deux rôles différents, le personnage de Tiresia est quant à lui interprété par deux acteurs (de sexes) différents : Clara Choveaux et Thiago Telès. Le film nous propose par un savant jeu d’échos d’apprendre à voir la permanence dans des choses très différentes et l’éclatement derrière l’unité apparente.

(JPEG)Tiresia est d’abord l’adaptation, dans un contexte contemporain, d’un mythe. Dans la version antique, plusieurs récits coexistent. Le mythe raconte que Tirésias, parti à la chasse, aperçoit par mégarde Athéna, nue, en train de se baigner. La déesse l’aveugle en passant sa main sur ses yeux. Seules les lamentations de la mère de Tirésias, la nymphe Chariclô, poussent ensuite Athéna à purifier les oreilles du jeune homme. Il peut alors comprendre le langage des oiseaux prophétiques et prédire l’avenir. Un autre récit autour de Tirésias avance que celui-ci aurait rencontré un couple de serpents entrelacés au cours d’une ballade. Après avoir tué la femelle, le jeune homme se serait transformé en femme. Il n’aurait retrouvé son état initial que sept ans plus tard, après avoir tué le mâle d’un autre couple de serpents pris dans la même position.

Avec Tiresia, Bertrand Bonello a modernisé le mythe pour en questionner la pertinence et éventuellement élargir le propos. Tiresia est devenu ici un transsexuel du Brésil qui vit de la prostitution au Bois de Boulogne. Un jour, il (ou bien elle ?) est kidnappé par le taciturne Terranova, qui décide de l’enfermer. Ne pouvant satisfaire pleinement la volonté de celui-ci, Tiresia se voit crever les yeux par son ravisseur qui craint d’être identifié. Recueilli et soigné par une jeune fille de dix-sept ans, il se rétablit progressivement et se découvre un don. Tiresia a désormais des visions oraculaires. En choisissant de faire du personnage principal un transsexuel, le cinéaste réintroduit le thème de l’offense aux dieux tout en plaçant son film dans un questionnement sur l’identité. Comme le prêtre l’explique à Tiresia dans la deuxième partie, la transformation de son corps est un renoncement au rôle qui lui a été assigné à sa naissance par le Créateur. A un autre moment du film, une veuve qui s’apprête à se remarier s’inquiète auprès de l’oracle de savoir au côté de qui elle sera après sa mort. Déjà troublante, la confusion des corps, omniprésente comme dans les très beaux travellings du bois de Boulogne, devient problématique.

Parallèlement, Tiresia se veut une réflexion sur la part de déterminisme et de liberté qui entoure chaque individu. La transsexualité du personnage n’est jamais présentée comme une volonté personnelle. De la bouche de Tiresia lui-même, celle-ci s’est imposée très tôt. Kidnappé par un client ou récipiendaire d’un don, le personnage est toujours obligé par la force des choses à se soumettre à de fortes contraintes extérieures. Tiresia explique ainsi son parcours : "Un petit garçon qui souhaite devenir une fille ne peut être qu’une pute". Un des points forts du film est de montrer comment chaque personnage se retrouve prisonnier dans son quotidien. L’enfermement vaut aussi bien pour Tiresia que pour son ravisseur ou encore Anna, la jeune fille qui le recueille après le premier drame qui le frappe. Ils vivent tous à l’écart du monde. Ils se confinent dans un rôle, une image, une quête dont ils peinent à se dégager.

(JPEG)A travers le destin de ce transsexuel, Tiresia peut se lire comme une représentation de la condition humaine. Comme tout mythe, cette histoire se veut révélatrice de vérités plus générales. Le questionnement sur l’identité trouve ici une place fondamentale. "Qui sommes-nous ?" et "Où allons-nous ?" sont sans doute les deux interrogations essentielles qui se posent à tout individu. Tiresia présente des personnages en quête de quelque chose qu’ils ne peuvent atteindre. Ils errent dans la nuit sans pouvoir voir la lumière. Les seuls moments où Tiresia est associé avec le jour sont ainsi ceux où il est aveugle. Si les personnages sont doués de vision au sens propre ou figuré, ils n’ont aucune maîtrise sur les choses qui les entourent. Le film est travaillé par de multiples ruptures aussi bien narratives que musicales. Il est ouvert au désordre, à l’accident. Cette impuissance à contrôler les choses peut déboucher sur la violence si elle n’est pas acceptée.

Dégradation des corps, désir physique, violence, tendresse... le film met en jeu une variété de sentiments et de problématiques associés au couple. Bien qu’en apparence radicalement différents, les deux moments de Tiresia sont en réalité assez proches. Anna comme le ravisseur passent l’essentiel de leur temps à prendre soin de leur hôte prisonnier contre son gré ou par la force des choses. Amours impossibles, aucun des deux ne se concrétise physiquement. La double sexualité de Tiresia le met au-dessus des autres, comme si le transsexuel contenant les deux sexes était autant à tout le monde qu’à personne.

Face à cette condition d’impuissant, seule la foi peut amener à une élévation. Tiresia, lucide quant au fait que la vie n’est qu’une fête désespérée marquée par le vieillissement et la mort des belles choses, finit par accepter la trajectoire de son destin sans se rebeller. Porteur d’un don, il refuse de se changer une nouvelle fois et accomplit sa tâche même s’il ne peut sauver personne et doit s’attirer l’incompréhension des autres. Face au prêtre, il avoue ne pas se poser trop de questions et se satisfaire de sa condition, certai que c’est la meilleure chose à faire. Engagement du personnage mais aussi, ici, du cinéaste.

Tiresia peut se lire comme un acte de foi cinématographique. Bertrand Bonello croît avec raison en la puissance poétique des images, des objets, des sons qu’il fusionne. Le film s’ouvre d’ailleurs sur de magnifiques plans de lave qui s’écoule doucement, venue des entrailles de la terre. Fonctionnant comme une spirale qui avance, un chemin en trois temps, certains plans de Tiresia en appellent d’autres, plus tard. Il en est ainsi de celui de la statue du transsexuel, que l’on peut rapprocher du plan nu de Tiresia, ou des ces images de sexualité à plusieurs qui associent un moment le personnage principal puis ensuite Anna. La question de l’original et de la copie et du passage de l’un à l’autre est ici centrale.

Chant de joie et de douleur, Tiresia est un film brillamment mis en musique, tantôt grandiloquente, tantôt plus douce. La seule chose que le film ne se refuse jamais, c’est la beauté. Car comme le dit le prêtre joué par Laurent Lucas dans les dernières minutes : la vie est plus agréable depuis que l’homme a inventé les roses. Cette beauté et cette force de vie sont aussi celles d’un enfant qui joue tranquillement dehors. Une image qui clôt avec justesse un Tiresia aussi ambitieux que réussi.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 19 septembre 2005 (réédition)
Publication originale 30 octobre 2003

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