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(au monde), de Joël Pommerat

Un confinement d’une beauté rare, un texte d’une réelle justesse, une vision très personnelle qui en bouleversera plus d’un.


Dans son texte comme dans sa mise en scène, Joël Pommerat frappe fort. Et d’abord parce qu’il sait parfaitement se faire maître de l’espace qui lui est donné. La scène est délimitée par trois hauts murs et un plafond sombres laissant deux ouvertures en fond de plateau pour laisser entrer les acteurs. Deux ouvertures variables sur le pan arrière et une sur le côté droit laissent passer une lumière qui révèle tantôt le crépuscule, tantôt le milieu de l’après-midi... Le spectateur est happé par l’espace scénique, nous sommes collés au quatrième mur, comme si nos têtes en dépassaient à peine. A cela s’ajoute une sonorisation toute particulière : les sons du plateau sont diffusés via deux enceintes situées au milieu du plafond, en front de scène. Lorsque les acteurs entrent en scène, le bruit de leurs talons est démultiplié, et semble n’être éloigné que de quelques centimètres de l’oreille. Joël Pommerat a voulu créer une ambiance oppressante dans un espace semblant incroyablement confiné, et il y réussit parfaitement.

Heureusement les personnages en sont à la hauteur. (au monde) présente en quelques 2h30 la famille d’un grand patron au moment de sa passation de pouvoir. L’action débute par le retour du fils prodigue, pacifiste convaincu "entraîné" cinq ans durant dans les hauts commandements de l’armée. A son retour, sa seule obsession est d’arriver à trouver quelque chose à faire de concret, et de profond. Tous le comprennent, mais aucun ne peut l’aider. Simplement parce que, dans cet univers, cette volonté est la hantise de chacun. Dans cette sphère complètement déconnectée des réalités extérieures, où les décisions les plus lourdes sont prises en échangeant à peine quelques mots, que reste-t-il à ces hommes et ces femmes de contact avec la dureté du monde matériel ? Le personnage principal, la deuxième fille, y fait constamment allusion, mais sous des formes bien moins directes que son frère. Une question parmi d’autres : sa sœur ainée attend un enfant, pourquoi personne ne parle-t-il de sa grossesse ? Dans ce huis clos où chaque figure est celle d’un funambule sur le mince fil de son destin, on trouve également le gendre fasciné par la Vérité... À tel point qu’il la fait exister sous les traits d’une étrangère qui s’installe parmi eux, dont personne ne saisit la langue, lorsqu’elle n’apparaît pas en rêve en train de chanter, et dont nul ne sait ce qu’elle fait là. C’est à elle que le fils aura affaire pour succéder à son père, et la scène de son serment de lutte à mort est d’une grande intensité.

La lenteur de l’évolution de la situation générale permet à quelques personnages forts de développer une facette monstrueuse de cette nouvelle caste aristocratique du monde moderne. Le fils, sorte d’Hamlet inversé, cloîtré dans sa chambre, ne buvant ni ne mangeant, se prend pour un fantôme lorsqu’il sort la nuit et s’étonne presque de ne pas pouvoir passer à travers les objets, alors que, contrairement aux autres, ses pas ne font jamais de bruit. La seconde fille, présentatrice télé, semble incapable d’avoir une conversation où deux phrases s’enchaîneraient sans silence, comme si, loin de la déformer, sa profession la dépossédait de toute prolixité. Surtout, elle accumule une somme de non-dit si forte qu’elle se déversera dans un monologue final hallucinant aux allures de prophétie néo-libérale. Le père, dont la mémoire s’échappe peu à peu, aura, contre ses enfants, une forme de violence symbolique résumant à merveille ce que son entreprise, initialement métallurgique, mais diversifiée, côtée, multinationalisée, est capable de faire subir à ses employés.

Il n’y a pas d’issue à cette misère de la tour d’ivoire. Sans porter de jugement, sans jamais caricaturer ni forcer le trait, le jeu des acteurs nous dépeint une vision du pouvoir non pas fantasmée, mais poussée à l’extrême, à l’absurde, à l’implacable. En renouant avec des thèmes d’origines mythologiques ou classiques, Joël Pommerat place sa pièce d’une grande actualité dans une intemporalité plus symbolique, et d’autant plus forte. Et ceux qui en sortiront le moins indemnes sont sans doute ceux qui s’avoueront le moins touchés...

"On pourrait dire aussi que ce théâtre est invisible, qu’il ne montre quasiment rien de ce qu’il prétend créer, on pourrait aussi le qualifier de transparent (on peut passer au travers, ne rien n’y voir puisqu’il ne s’y montre que très peu), les comédiens seraient alors au sens le plus précis de la formule des passeurs, et leur existence, leur rôle et leur pouvoir seraient d’autant plus essentiels que leur capacité à se tenir sur la frontière entre la présence et l’absence serait grande." - Joël Pommerat

par Maxime David
Article mis en ligne le 11 juin 2004

Informations pratiques :
- pièce : (au monde)
- auteur : Joël Pommerat

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