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Cris, mise en scène de Stanislas Nordey

Cris, c’est avant tout l’histoire d’une collaboration autour d’une même vocation : promouvoir la création théâtrale contemporaine. Stanislas Nordey, le metteur en scène, travaille presque exclusivement sur des textes de ces deux dernières décennies (Heiner Müller, Didier-Georges Gabily, Enzo Cormann...). Il a trouvé pour cette création un lieu qui s’est donné la même vocation et qui poursuit avec dynamisme ses objectifs, le Théâtre Ouvert, situé dans une charmante petite impasse vers la place Clichy. L’auteur n’est pas en reste : il s’agit de Laurent Gaudé, prix Goncourt 2004 avec son roman Le Soleil des Scorta, auteur de romans et de nombreuses pièces de théâtre. De cette rencontre devait nécessairement naître un spectacle résolument situé dans une démarche de recherche sur la forme théâtrale.


La nature hybride du texte choisi engage d’emblée une réflexion sur l’essence de la scène théâtrale : il s’agit du premier roman de Laurent Gaudé - et non d’une pièce de théâtre -, écrit sous forme de monologues, qui se situe pendant la Première Guerre mondiale. Du fond des tranchées, les voix de douze soldats s’élèvent tour à tour et nous plongent dans leur quotidien. La souffrance, la solidarité, la peur, la proximité de la mort et son absurdité, chacun de ces poilus la décline à sa manière et selon sa propre histoire : le gazé oublié dans un trou d’obus qui garde espoir puis acquiert la certitude qu’il va mourir lentement et seul ; le Lieutenant Rénier et son héroïsme suranné fauché en plein élan au beau milieu d’une phrase ; Marius qui sombre dans la folie avant de mourir ; M’Bossolo, tout juste débarqué d’Afrique, plein d’espoir et de vitalité, qui croit encore à une victoire improbable... Chacun de ces personnages est porteur d’une parcelle d’humanité, et l’ensemble crée ce que Stanislas Nordey appelle un « condensé d’humanité ».

Malgré la violence inhérente à la réalité de ces hommes, Laurent Gaudé s’astreint à un style épuré et précis, contournant minutieusement la tentation du pathos dans le traitement de la guerre. La mise en scène de Stanislas Nordey fait corps avec cette exigence de l’auteur. La scénographie se réduit à trois murs entièrement constitués de rampes de projecteurs, tandis que le plateau lui-même disparaît dans la dernière partie du spectacle. Les comédiens sont en quelque sorte acculés sur scène, entre ces lumières impitoyables (qui peuvent être interprétées à la fois comme un cimetière, des petites âmes ou les batteries d’armes) et les spectateurs - la dimension de la salle du Théâtre Ouvert imposant une très grande proximité entre le public et le plateau.

La gestuelle des comédiens est elle aussi un fidèle écho à la démarche de Laurent Gaudé : les postures fixes entrecoupées de mouvements donnent à voir comme une succession de photographies, support que l’auteur a beaucoup utilisé pendant son travail d’écriture. Le texte est proféré d’une voix blanche par souci de ne pas trahir le genre du roman en en faisant du théâtre et de laisser ces voix faire entendre celle de l’auteur. En effet, le caractère photographique et documentaire de son oeuvre implique une certaine distance entre les personnages et les monologues que l’auteur leur met en bouche. « C’est ma parole sur leur trajectoire », nous explique Laurent Gaudé. C’est cette distance qui contribue à déposséder les personnages de toute implication dans l’action qu’ils relatent. On entend sur scène un discours intérieur mû par une conscience réflexive, un détachement vis-à-vis de la situation. Les personnages commentent leur propre situation comme de l’extérieur. Là encore le travail de Stanislas Nordey témoigne d’une certaine finesse, il a su trouver une forme qui respecte et porte le texte.

Au fil du spectacle, la tension grandit en même temps que la situation de guerre devient de plus en plus obsédante. Le personnage de l’Homme-cochon, sorte de fantôme collectif de tous les morts de cette guerre qui hante Boris jusqu’à ce qu’il mette sa vie en péril pour mettre fin au cris de bête, réapparaît alors que tout le monde le croyait mort. Jules, possédé par les voix des soldats morts dans l’oubli, révèle la figure de l’artiste qui se terrait en lui pour leur donner un dernier corps sculpté dans la terre. Cette mission qu’il s’assigne prend tout son sens dans un parallèle avec l’agonie du Gazé, auquel il offre la promesse du souvenir grâce à un buste érigé sur le bord d’un chemin. On regrette presque de n’avoir pas été davantage pris en otage par ces personnages tout au long du spectacle.

Le parti pris de mise en scène s’avère donc risqué, et il faut noter la performance des comédiens qui disent ces longs monologues d’un trait. Tout repose sur un équilibre délicat entre tension intérieure et neutralité extérieure. Deux comédiens en particulier excellent dans cet exercice de funambule : Stanislas Nordey, qui incarne le personnage de Boris, et Bruno Pesenti, remarquable dans celui du Gazé. Si l’on a parfois l’impression que le spectacle est au bord du déséquilibre sur ce fil ténu, il n’en reste pas moins une proposition scénique intéressante ainsi qu’une réflexion aboutie sur la nature du théâtre.


Cris de Laurent Gaudé

Mise en scène : Stanislas Nordey

Avec Patrick Blauwart, Michel Demierre, Guillaume Doucet, Olivier Dupuy, Raoul Fernandez, Damien Gabriac, Moanda Kamono, Laurent Meininger, Stanislas Nordey, Bruno Pesenti, Yves Ruellan et Laurent Sauvage.

Théâtre Ouvert, du 21 mars au 23 avril.

par Tünde Deak
Article mis en ligne le 2 avril 2005

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