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Les champs d’amour

A mon corps défendant

A l’heure où la scène parisienne se repaît de productions conventionnelles, Les Champs d’Amour, écrit sous le mode du théâtre sans paroles, interroge la modernité de nos communautés. Une belle proposition d’art vivant, mêlant le geste et la musique, qui épuise les possibilités d’un langage du corps pour donner à voir la violence de nos sociétés. Quand les monstres exhibent leurs difformités, ils ne font, bien souvent, que nous renvoyer à nous-mêmes.


Il y a des actes sur lesquels il est difficile de mettre des mots sans en réduire la violence, sans en banaliser la portée. Alors que se pose aujourd’hui la question de la représentation de la Shoah (doit-on continuer à enseigner aux élèves l’Holocauste en montrant les images du génocide ou ne doit-on pas plutôt tenter d’y mettre seulement des mots ?), le Théâtre de la Mezzanine a choisi d’utiliser l’arme visuelle du théâtre pour réagir contre la violence faite aux femmes. Partant du crime perpétré sur la personne de Sohanne (une jeune adolescente brûlée vive en octobre 2002 à Ivry), Denis Chabroullet construit un spectacle de la barbarie où l’humain dévoile un visage grimaçant de perversité. Suspendue la nature humaine bienveillante ! L’homme s’y révèle un monstre, versant dans l’animalité du désir sexuel, exerçant sur la femme ses instincts les plus vils. Dominant, pervers, dictatorial, immense, l’Homme se déplie et envahit l’espace. Protéiforme, il est une Hydre aux mille yeux dont le caractère est « ob-scène » parce qu’il eut mérité de rester en coulisses. L’action militante de Denis Chabroullet consiste précisément à présenter, sur les planches et sous nos yeux de spectateurs frileux, cette obscénité.

Quatre colonnes antiques symétrisent l’espace scénique en un carré propre. Le chaos n’est pourtant pas loin que convoque rapidement l’univers forain. Des autos tamponneuses peinturlurées s’entrechoquent, métaphores visuelles des rencontres fortuites entre filles et garçons. Une boule de glace coule le long de son cornet saisi entre deux bouches avides qui se joignent avec brutalité. Tout ça sent l’effluve de sang lourd, le désir de possession, de la satisfaction rapide, de la consommation sexuelle. Un sentiment de bouillonnement malsain. De pulsions inavouables. Et puis tout s’accélère. Car les corps, à leur tour, se heurtent, se blessent, se mutilent. L’ambiance n’est plus à la fête mais au combat mesquin. Les femmes, soudain, perdent leur liberté d’agir, soumises, en quelques secondes, au cercle que forme la horde sauvage des mâles en rut : bouches tordues, lèvres lépreuses, baves de crapaud. Et le geste advient, irréversible. Il est masqué, le temps de sa réalisation, par un voile de cellophane. Mais il est évident que le masque accentue toujours la puissance de la chose qu’il tend à cacher. Chabroullet ne nous en donne à voir que le résultat, métaphorisé : les trois femmes, violées, se tiennent là figées dans une ultime posture. Consommées. Meurtries. Evanouies.

Les Champs d’Amour pourraient s’arrêter là. Devant le spectacle de cette désolation, restes épars de la femme humiliée. Au sommet de l’acte dramatique qu’instaure l’aphasie subite d’après le traumatisme. Dans la durée palpable qui n’aura pas de fin. Mais Chabroullet ne s’arrête pas là. Sa colère est si grande qu’il nous livre un trop-plein visuel, qu’il nous assène à grand renfort d’hémoglobine cette violence étourdissante. Les pieds dans les étriers, jambes ouvertes comme des compas organiques, les femmes sont crûment réifiées. Finalement bandées dans des pellicules de Polyane, elles subissent l’ultime outrage : l’immolation. Depuis l’orifice béant d’un bidon d’essence, le sang se répand et macule les corps nus. Dans le public, quelques spectateurs se sont levés pour quitter la salle.

Voilà ce qu’interroge Les Champs d’Amour : la monstration de la monstruosité. Il y a dans cette proposition esthétique un retour à la vocation de présenter devant les yeux. Car le monstre, c’est étymologiquement le « Monstrum » : l’animal prodigieux qu’on désigne du doigt. La bête de foire qu’on montre avec un frisson. Toute exhibition à la scène est en soi un acte monstrueux : c’est le moyen de pointer un doigt accusateur. Chabroullet l’a compris. Avec lui, le théâtre conserve toute sa valeur de dénonciation.


Les Champs d’Amour de Denis Chabroullet

Spectacle du Théâtre de La Mezzanine

Café de la Danse : 5, passage Louis-Philippe, 11ème. Métro Bastille

Jusqu’au 26 février, du lundi au samedi à 20h30.

Prix des places : de 9 à 20 euros.

Téléphone : 01 60 60 41 30

par Florent Meyer
Article mis en ligne le 24 février 2005

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