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Les Danseurs de la pluie

"Je t’avais dit..." Rita est accroupie, elle est en train d’accoucher. Dan, son mari, est à ses côtés, ils sont "loin de tout et au milieu de nulle part", sous une pluie battante. Dans la scène suivante, l’enfant a vingt-cinq ans, c’est une fille qui vit avec sa mère et sa grand-mère dans une cabane en plein désert australien au bord d’une piste inondable. Dan, père, mari et fils, revient après vingt-cinq ans d’absence...


Il est souvent difficile de juger nos contemporains : bluff ou création, effet de mode ou véritable interrogation, telle est souvent la question qui s’impose. Mais ici, le fait que ce soit Jean-Pierre Richard qui traduise invite à être attentif. Les Danseurs de la pluie ont en effet quelque chose à dire - ou plutôt à interroger. Et cette pièce, est moins australienne que décontextualisée : le désert australien est autant un no man’s land que l’Afrique koltésienne. Elle accouche alors d’un mythe, celui de la possibilité même du théâtre.

D’ailleurs, la pièce débute par un accouchement, douloureux, celui de Rita, perdue avec son mari Dan, dans un désert, un anti-lieu. Puis, un effet de prolepse nous conduit vingt-cinq ans plus tard. L’enfant est devenue une jeune fille, Kat. Dan a disparu ; il est parti déclarer l’enfant - et n’est jamais revenu. Rita s’occupe de sa belle-mère, Mémé, petite vieille maigrichonne qui semble avoir perdu la tête (magnifiquement interprétée par Catherine Samie).

La vie comme principe de mort

Une logique d’enfermement remplace alors la libération originelle (l’enfantement). La vie est comme prise à rebours : Rita cloisonne belle-mère et fille et leur impose sa vérité, celle des mots : elle seule sait, elle seule détient le savoir. Mémé est folle, sa fille est niaise. Elle s’est donc créé son petit monde, autour d’elle, autour de son attente, de son espoir mêlé de haine : le retour de son mari. Pourtant ce mari, elle l’a déclaré mort : juridiquement, il n’existe plus ; il ne peut plus revenir, il n’a pas le droit. Cette négation de la vie, on la retrouve à tous les niveaux : la ferme est une prison (Mémé cherche régulièrement à s’échapper, le soleil du désert empêche de s’aventurer dehors, l’étendue du désert empêche tout contact) ; Kat, gauche et rêveuse, est condamnée à rester une petite fille, enserrée dans des robes trop petites, comme si Rita voulait l’obliger à un retro in utero, sorte de négation de l’accouchement et du don de la vie - pour renier la femme et la mère qu’elle est.

La pluie, "élément perturbateur"

Toute la pièce est placée sous le signe de l’attente, d’une attente anxieuse et curieusement inconnue. Pourquoi Rita ne supporte-t-elle pas que sa fille annonce de la pluie ? Pourquoi cette pluie met-elle Kat dans un tel état de nervosité ? Est-ce vraiment parce que cette pluie isolerait la ferme alors qu’ils manquent de provision, que la réserve d’essence est presque épuisée ? Ou bien est-ce un moyen pour avoir un contact radio avec Doug, un jeune homme de la ville, qui viendrait les approvisionner ? Quoi qu’il en soit, la pluie, cette pluie rare du désert aride joue un effet de répulsion et de désir - et c’est dans cet interstice que se joue toute la pièce. À vrai dire, la pluie est peut-être l’ersatz moderne de la présence divine des tragédies grecques. Elle a un rôle structurant indéniable : elle est la pierre angulaire de la pièce ; et pourtant elle est absente. C’est comme si elle était un principe d’explication irrationnelle, une sorte d’élément fantastique (au sens littéraire du terme). Et c’est évidemment en cela que la pièce ne peut et ne doit pas se réduire à un drame naturaliste, à une tragédie psychologique moderne. C’est bien plus : c’est du théâtre. Dès lors, c’est son essence même qui est interrogée, l’essence du mot, l’essence de la parole en tant qu’élément d’incompréhension, qui se découvre dans la répétition de cette réplique sèche entre la mère et la fille :

"Quoi ? - On dit pardon."

où l’éducation se confond avec la puissance (plus que le pouvoir), ou encore ce reproche de Kat :

"C’est toi qui détiens le sens des mots."

C’est aussi le désir érotique dans lequel se dissimule en germe la poésie (Kat trouve dans la manipulation poétique des mots un refuge et une jouissance extatique) et donc une certaine forme de liberté : c’est le désir qui est à la source de la déstabilisation de l’autorité maternelle. Seulement, Kat ne parvient à assumer sa vie de femme que lorsque sa mère tue son mari, et elle part à travers le désert dans lequel s’et déjà élancée mémé, à la recherche de "la mer", c’est-à-dire de la vie. De lourdes gouttes s’écrasent alors sur scène. Mais c’est du sang : la scène est devenue Cène.

En fin de compte, Les Danseurs de la pluie est une pièce surprenante : difficile, elle est merveilleusement jouée, et la scène sobre du Vieux-Colombier en souligne l’anti-naturalisme essentiel. Le texte est très beau ; il expose une langue recherchée mais pas artificielle : les mots s’imposent d’eux-mêmes, ils sont les pierres multicolores d’une mosaïque qui s’édifie sous nos yeux. Mais entre les pierres, des espaces. Des espaces étroits, sinueux : véritable labyrinthe dans lequel s’immisce le désir. Le théâtre réfléchit sur sa parole et c’est l’image du danseur qui s’impose à lui : car la danse, n’est-elle pas, par excellence, le lieu de rencontre de l’érotisme et du langage ?

par Grégoire Jacquiau Chamski
Article mis en ligne le 17 septembre 2005 (réédition)
Publication originale 17 mars 2002

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