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Oncle Vania

La meilleure façon de marcher

Oncle Vania, ou les tristes heures des habitants d’une propriété russe peu à peu gagnés par la révolte face à leur condition. Déprimés et déprimants, les personnages de Tchekov passent tellement de temps à constater la misère du monde qu’ils n’en voient pas la beauté fugitive, même lorsqu’elle leur crève les yeux. Il faut dire que la fadeur de leur quotidien ne les aide en rien. Les comédiens, d’une élégance sans égale, se jouent de cette froide tristesse et composent un ballet des corps hypnotique et mystérieux. La palme à Jeanne Balibar, belle et fascinante.


Dans la mise en scène d’Oncle Vania proposée par Julie Brochen à la Cartoucherie de Vincennes, ce n’est pas le public qui "vient au spectacle" mais le spectacle qui vient happer le public sans crier gare, comme pour mieux l’étourdir. Car la sensation qui nous saisit par la suite tient véritablement de l’étourdissement permanent, de la mise en apnée, de cette torpeur estivale qui nous détend en même temps qu’elle nous abrutit. Il se dégage de cette représentation une atmosphère ouatée, à la fois fluide et vaguement inconfortable.

L’entrée en matière, surprenante autant que fumeuse, se passe donc dans la salle d’attente et non dans la salle de spectacle proprement dite. Une manière de casser le brouhaha précédant toute représentation théâtrale pour mieux nous plonger dans l’inconnu. La pièce en elle-même ne raconte que cela : une attente semble-t-il interminable subie dans la chaleur étouffante de l’été et que viendra brutalement interrompre la révolte conjuguée des différents protagonistes.

La médiocrité du quotidien vue par Tchekov n’a a priori rien d’exaltant. Pas plus que la mise en scène de Julie Brochen, tout de même bien tristounette - en dépit d’un curieux dispositif bifrontal créé par le scénographe Francis Biras. Mais ce qui fait tout le prix de cette dernière, c’est l’idéal commun qu’elle partage avec les comédiens : cet idéal commun pourrait être la recherche d’un mouvement, qui d’individuel deviendrait mouvement d’ensemble. Face à une morne existence sans perspective de changement, comment ne pas perdre la boule ? En adaptant sa démarche aux (imperceptibles) fluctuations de l’histoire.

Cette recherche d’un mouvement commun conditionne la parole comme les gestes. Entre le lent phrasé de la majestueuse Jeanne Balibar et les pas feutrés du vieux patriarche (interprété par Jean-Paul Roussillon) se dessine une même tendance à l’apathie. Une apathie qui convient bien à une existence sans enjeux et sans plaisir. A l’inverse, le jeu survolté de la jeune Julie Denisse (dans le rôle de Sonia la mal-aimée) la met en porte-à-faux vis-à-vis du mouvement général. Elle s’avère ainsi incapable de se faire aimer de l’homme qu’elle vénère. C’est seulement à la fin que, enfin décidée à se poser, elle atteindra la sérénité. Drôle de sérénité, soit dit en passant : il semble que ce mouvement commun soit en fait celui de la résignation.

C’est à travers cette triste mais bouleversante valse des corps, cette coexistence de rythmes, de jeux et de démarches différentes que se dessine la frontière entre les dominants et les dominés. Entre ceux qui se savent déjà morts (et qui n’attendent plus rien de l’existence), et ceux qui ne le savent pas encore. Alors ces derniers gesticulent, se débattent, se révoltent (Sonia, l’intendant Vania) ; peine perdue : leur malheur ne cessera qu’à la première trace de renoncement.

Dès lors, tous les protagonistes, enfin sur la même longueur d’onde, sur le même rythme, adopteront une unique façon de marcher, celle des spectres. Ils ne marchent pas, ils flottent. Ils ne courent pas, ils glissent. La lenteur agit comme un virus. Et Oncle Vania prend les allures d’un véritable traité de la contagion.

par Guilhem Cottet
Article mis en ligne le décembre 2003 (réédition)
Publication originale décembre 2003

Informations pratiques :
- pièce : Oncle Vania
- auteur : Anton Tchekov
- metteur en scène : Julie Brochen
- lieu : Vincennes, théâtre de l’Aquarium, la Cartoucherie

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