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Retour sur Avignon 2004

Les urgences d’un festival plus engagé

Woyzeck, Cocaïne, Pablo au supermarché Plus, Urlo, Deux voix, L’histoire de Ronald le clown de McDonald’s. À travers une sélection de spectacles du Festival In, quelles tendances ressortent de cette rencontre européenne du spectacle vivant, à l’heure où les enjeux culturels et économiques se confondent dangereusement ? Quels échos de la société font résonner les auteurs, metteurs en scènes et acteurs d’aujourd’hui ?


Vincent Baudrier et Hortense Archambault ne sont pas les deux seuls maîtres à bord pour cette nouvelle formule du festival. La trouvaille de l’"artiste associé" du festival amène donc un regard triple sur la production théâtrale actuelle. Ou plutôt, elle renforce la présence d’une culture, germanique cette année, elle en grossit les aspérités et les limites, en comparaison des autres. D’un côté donc, Thomas Ostemeier (Woyzeck), Frank Castorf (Cocaïne) et René Pollesh (Pablo), les metteurs en scène berlinois, vedettes saisonnières. De l’autre, Rodrigo Garcia (Ronald), Pippo Delbono (Urlo), ou encore Johan Simons (Deux voix), valeurs "sûres", ou montantes, de la scène internationale.

Partir de deux exemples de critique épidermique pour comprendre ce qui sous-tend le travail de chacun. Il a été reproché à Ostermeier de banaliser la violence en faisant des scènes de bastonnade de Woyzeck des éléments très précisément chorégraphiés. Il a été reproché à Garcia une séance de lavement où le comédien fait passer un tuyau à travers son slip où coule une bouteille de soda. Deux exemples parmi beaucoup d’autres éléments qui portent sur l’engagement, et d’abord l’engagement physique des comédiens, au théâtre.

Les trois spectacles allemands ont en commun de s’attacher à des constats, de montrer de l’intérieur les travers d’une société malade, sans porter de jugement : la misère des banlieues, avec leurs influences afro-américaines, néo-nazies et turques (Woyzeck) ; le nihilisme du milieu de la drogue (Cocaïne) ; l’omniprésence de l’aspect matérialiste du libéralisme (Pablo).

Ainsi, sur 2h15 de spectacle, Woyzeck commence par 40 minutes de mise en situation, plongée ethnologique dans l’univers du soldat criminel ; est interrompu par cinq minutes d’une "page de publicité" où quatre breakers français viennent faire une démonstration de leur talent ; se termine par 1/4 d’heure muet consacré à la découverte du corps de Marie, la compagne de Woyzeck. La forme, les formes, ont ici autant d’importance que le fond. Voire davantage : Ostermeier reconnaît lui-même que l’actualisation de Büchner l’a obligé à supprimer les passages les plus lyriques du texte fragmentaire originel.

Pollesh, d’abord élève de Castorf, a conservé le même goût pour la vidéo que son maître. Même si leur emploi de l’audiovisuel diffère radicalement, il n’en reste pas moins que l’outil conserve son rôle principal : une distanciation qui, comme chez Ostermeier, fait sentir l’oeil du metteur en scène, venant s’interférer entre les comédiens et le public, comme pour dire "Voilà ce qu’il faut voir." Même si Ostermeier, dans un discours proche de celui de Debord, évoque le fait d’aimer un théatre qui "consiste à réunir, alors que le monde d’aujourd’hui - où s’opposent riches et pauvres, est et ouest, nord et sud, etc - conduit à séparer.", reste qu’il conserve une opposition : entre la scène et le public, ceux qui travaillent et ceux qui consomment le théâtre.

Lapsus révélateur : Pollesh oriente les sièges vers l’écran diffusant en direct la vie des amis de Pablo, cachés dans leur supermarché. Première représentation : les sur-titres sont placés... en bas de l’écran. La salle hue, elle ne peut pas lire le texte, très dense, de la pièce. Deuxième représentation : les sur-titres sont en haut de l’écran. Malheureusement, les comédiens quittent parfois l’enclos pour exulter sur une scène située à angle droit avec l’écran. Et de voir les spectateurs, comme à Roland-Garros, faire d’incessants allers-retours entre l’action d’un côté et les sur-titres de l’autre... Interrogé en conférence de presse, Pollesh avouera n’y avoir pas réfléchi.

À l’opposé de ces errements techniques, on apprécie le savoir-faire d’un Rodrigo Garcia qui, à l’origine même de son projet, inscrit la vidéo comme complément d’expression à celle des acteurs sur scène : illustratif ou contre-point cynique, il ne prend pas la place de ces derniers, mais joue avec eux. En témoigne cette scène, particulièrement éclairante, sur la vision de l’auteur de ce qu’est le théâtre : attaché à une chaise, un acteur a la tête recouverte de journaux en entonnoir, dans lequel deux autres versent divers aliments et liquides ayant pour but de l’étouffer. Durant cette séquence, l’écran géant derrière lui projette un texte : "[...] Tu te souviens du théâtre ? Ca sert à quoi ? Et ça sert à quoi, en général, tout ça ? À toucher de l’argent. [...]" Ce qui précisément est inavouable dans le théâtre allemand, cette impression d’une "séparation" de la société qui investit presque malgré nous l’espace théâtral, Garcia le pointe du doigt, et le tourne en dérision.

Autre usage de la vidéo, encore. Il est étonnant de voir que Pippo Delbono, autant dans son film Guerra que dans son spectacle Urlo, nous montre non pas ce qui doit être du spectacle, mais ce qui devient de l’art : le cri de Bobo, le vieillard-enfant sourd-muet, qui retentit tout au long du spectacle de théâtre se retrouve dans le documentaire. Lorsque d’un côté, seul le son nous parvient, et nous laisse envisager tous les accents possibles du cri, de l’hilarité au tragique, de l’autre l’image nous restitue le langage qui l’accompagne, et son message. Dans Guerra, le cri de Bobo est celui d’un émerveillement face à la beauté éternelle du ciel et des paysages en terre palestinienne, dans son ignorance totale des conflits déchirants qui s’y jouent.

Enfin, avec Deux voix, Johan Simons apporte encore un éclairage magnifique sur ce que la théâtralité peut apporter au décryptage du réel. La pièce s’appuie en partie sur une allocution de Cor Herkströter, ancien président du conseil d’administration de Shell International. À travers le jeu non-verbal qu’il déploie, Jeroen Willems extériorise tous les non-dits du business-man, dans un langage qui se joue des frontières. Comme pour Ronald ou Urlo, c’est le dialogue avec le public, sa réception du message qui prédomine. Simplement, ce qui se joue ici, c’est un théâtre de la négociation, du rapport de force, d’un élan commun des comédiens et du public pour trouver un point d’échange, un entre-deux qui constitue l’espace théâtrale, à l’opposé d’un travail qui, lorsqu’il n’instrumentalise pas la scène ou les comédiens, entretient avec le public une image spectaculaire mort-vivante et consumériste.

A la fois porteur de messages forts sur la société occidentale, mais également d’une réflexion puissante sur le rôle et l’essence du théâtre aujourd’hui, Avignon 2004 reprend de manière particulièrement fine les interrogations qui l’ont bouleversé l’année dernière, comme si, après s’être exprimé par la grève, c’était toute une profession qui donnait à voir et à entendre ses opinions, ses revendications, ses espoirs, à travers son travail, toujours en quête de sens.

par Maxime David
Article mis en ligne le 20 juillet 2004 (réédition)
Publication originale 20 juillet 2004

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