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La "nouvelle chanson française", ou l’ère des petits maîtres ?

 

La "nouvelle chanson française", ou l’ère des petits maîtres ?

La chanson française dépoussiérée, tout le monde en rêvait et certains l’ont tenté. A en croire les belles âmes, cette vieille dame indigne serait donc redevenue fréquentable au tournant du millénaire. Mais on le sait, ces basculements temporels sont souvent propices aux mirages, davantage qu’aux miracles. "La nouvelle chanson française" n’échappe pas à la règle et quand l’essaim médiatique partira butiner ailleurs, la triste réalité apparaîtra : l’escroquerie était totale. Mais comment en est-on arrivé là ?


Il est d’usage de faire débuter l’ère moderne de la chanson française après-guerre, alors que la culture du cabaret intello prend le pas sur les résidus du café-concert, revigorée qu’elle est par une efflorescence de nouveaux talents originaux pour qui les épurations subséquentes à l’Occupation ont fait place nette. Cette nouvelle donne se mue en music-hall, mise en forme marchande d’une chanson dite poétique par l’industrie du disque alors se constituant via le microsillon. La chanson va dès lors connaître plusieurs grandes phases, dont les jalons sur la voie du tout-marketing s’accompagnent dialectiquement d’ébrouements esthétiques, jusqu’à sa subtile et retorse synthèse contemporaine, nommée par d’aucuns "nouvelle chanson française".

Car à la découverte du pactole trinitaire d’une pacotille prête à consommer, d’un matraquage promotionnel et d’un fin ciblage des publics (jeunes baby-boomeurs et raz-de-marée yéyé), succède le bouillonnement émancipateur des années 70 (contestation post-Mai 68, ouverture au rock anglo-saxon, nouveaux modes de diffusion avec le magnétophone et les mini-cassettes), auquel se substitue dans les années 80 le formatage des canaux de diffusion avec le positionnement identitaire des radios, encore en vigueur aujourd’hui (durée des morceaux imposée, cloisonnement des musiques en fonction du public-cible), avant que n’advienne dans les années 90 un retour au dépouillement, et avec lui le paradigme de la spontanéité du geste créateur, bricolage solitaire auto-produit venant court-circuiter la bi-partition entre installés et alternatifs, surgissement rendu possible par l’allègement des technologies d’enregistrement.

Depuis, la pullulation des artistes nouveaux s’est opérée selon ce paradigme de l’ACI [1], lequel ravive, par delà le trou noir de l’infatuation eighties, la tradition littéraire de la chanson à texte des décennies 50-60, enrichie de la place accordée à la musique dans les années 7O. Mais abondance ne signifie pas bouillonnement, et l’on peut être talentueux sans rien inventer de neuf, n’en déplaise aux enluminures récupératrices qui voudraient nous faire croire en un nouvel âge d’or. La force d’un art comme la chanson réside précisément dans l’équilibre fusionnel du littéraire, de la musique et du dramatique. Dès lors que l’on déséquilibre ces trois caractères (mélodies interchangeables, refus du lyrisme, etc.), il n’est pas certain qu’être habile, sincère, sensible, cela suffise... D’autre part, la redistribution du talent en propositions musicales multiples empêche-t-elle fatalement l’émergence de grands noms à même de renouveler durablement les formes ? La nouvelle chanson française est-elle condamnée à n’être que le pré carré des petits maîtres ?

De quoi parle-t-on au juste ?

Et bien, d’une couverture, d’une simple couverture de magazine ornée d’un titre aussi arrogant que provocateur : "Dominique A, la chanson française dont vous n’aurez pas honte". Et qui se permit pareille affirmation au beau pays de la Chance aux chansons, il y a déjà dix ans de cela ?

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Un magazine culturel, nouvellement devenu hebdomadaire après une décennie passée à œuvrer dans l’underground culte et connu sous le titre-étendard Les Inrockuptibles. Venu défier la bible des profs de lettres sur ses propres terres, il leur fallait bousculer, frapper fort pour s’ancrer dans le paysage et faire entendre leur différence. Quoi de mieux alors que de proclamer le printemps de la chanson française en affichant son nouveau symbole souriant, pull rouge vif et tête de premier de la classe ? Dominique A venait tout juste de sortir son troisième album La Mémoire neuve, Christophe Miossec son tout premier, sobrement intitulé Boire et Sylvain Vanot son deuxième, Sur des arbres. En ce début 1995 quelque chose se levait, prenait corps et titilla alors le sismographe musical hexagonal. Le vénérable quotidien Le Monde adouba ce mouvement naissant par une pleine page consacrée au trio, ainsi désigné officiellement comme la relève d’une chanson française à déringardiser de toute urgence. Télérama emboîta le pas et l’aventure pouvait alors commencer. Le dandy Philippe Katerine et le zébulon Matthieu Boogaerts furent rapidement intégrés à cet équipage à l’assurance affirmée, et qui tranchait nettement avec les longues années de vaches maigres péniblement traversées.

Cette fameuse couverture des Inrocks peut aujourd’hui nous apparaître comme le génial carambolage entre un artiste singulier en quête de reconnaissance et un média à l’image forte, mais désireux désormais de conforter sa réputation de défricheur aux yeux du plus grand nombre. Une subtile interaction se mit alors en place, qui ne fut rien d’autre qu’une stratégie marketing pensée pour le long terme et qui a fini par accoucher d’une immense réussite, proprement impensable au début de l’histoire.

Le processus de cette success story est facile à décrire. Les Inrocks, voulant désormais se mêler de tous les sujets culturels, lancent leurs champions labellisés, qui recueillent un certain écho et qui confortent la réputation de leader d’opinion du magazine. Ce succès se propage par cercles concentriques depuis le noyau dur (les fans d’indie-pop qui s’ouvrent à la chanson française bien éduquée) jusqu’à un large auditoire (disques d’or et passages à l’Olympia pour Dominique A et Miossec en 1996-97). Deux conséquences majeures en découlent à la fin des années 90 : le public français, travaillé par la marge, se met à changer, progressivement une attente se crée.

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Parallèlement une génération d’artistes, décomplexée par cette relative réussite, prend conscience de ce nouvel espace à investir et va tenter d’occuper le terrain, chacun à sa façon. Ces nouveaux venus sont évidemment accueillis à bras ouverts par une presse en quête perpétuelle de renouvellement. Le système est ainsi bouclé et s’auto-alimente en permanence.

La prophétie des Inrocks, proclamée lors de la découverte de Dominique A au début des années 90, se réalise alors : "Le meilleur moyen pour les Français de faire du rock est justement de ne pas essayer d’en faire". Alors que faire pour transgresser et séduire, si la formule magique anglo-saxonne n’est pas importable dans nos contrées ? Eh bien, il faut revenir à la source, revenir à la chanson, cette vieille rengaine dont on avait honte en repensant aux émissions moisies du samedi soir et à cette clique indigne qui régnait en maître sur la variété d’ici. Mais à bien y réfléchir, certains francs-tireurs, embusqués au cœur du système, avaient montré la voie à suivre.

L’amour du risque

Si le défi est beau à relever, c’est bien évidemment parce que la chanson française recèle mille trésors en son sein. Comment alors lui rendre son lustre et sa fierté ? Comment lui donner à nouveau le goût de l’aventure et des grands espaces ?

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La réponse n’est finalement pas si compliquée. C’est en l’aérant, en ouvrant les fenêtres et en lui faisant respirer le bon air du large, que la chanson française devient passionnante. Ce n’est donc pas un hasard si Serge Gainsbourg et Alain Bashung constituent les deux références explicites et clairement revendiquées par la génération qui déboule dans les années 90 pour mettre le feu aux poudres. Ces deux artificiers de la langue française, qui ont autant emprunté à l’ancestrale tradition hexagonale qu’au meilleur de la pop anglo-saxonne, ont sans cesse cherché à redistribuer les cartes d’un jeu qu’ils jugeaient trop figé. Traversées de mille courants, les discographies de Gainsbourg et Bashung sont de merveilleux outils pour qui veut déconstruire le puzzle de la chanson française, secouer son propre univers pour en récolter les plus beaux fruits, les plus irréductibles morceaux de bravoure. Mais tout autant qu’une exigence artistique, leur trajectoire singulière est aussi une leçon de survie en territoire hostile. Car pour assurer la pérennité d’une carrière sans cesse sur le fil et pour s’autoriser tous les grands écarts, le chanteur se doit d’être populaire. Poètes maudits certes mais aussi trousseurs de morceaux imparables, Gainsbourg et Bashung s’incrustent durablement dans le paysage grâce à une plume violente et accessible à tous. Autres temps, autres mœurs, Dominique A, Miossec ou Katerine n’ont jamais décroché de tubes, ils n’ont jamais vraiment cherché d’ailleurs. Mais pour opaques et déroutants qu’ils puissent parfois être, leurs univers sont perméables à toutes les obsessions, à tous les fantasmes et à toutes les colères intimes. Chacun s’y reconnaîtra sans peine.

Une époque formidable

Inutile de dresser ici la liste exhaustive des artistes qui composent cette fameuse "nouvelle chanson française", ils s’étalent en couverture de tous les magazines culturels depuis longtemps déjà. La rencontre avec un vaste public était donc préparée de longue date mais encore fallait-il qu’elle se cristallise. Ce fut chose faite au début des années 2000 en même temps que l’émergence simultanée de deux phénomènes qui ne constituent que les deux côtés d’une même pièce. Côté pile la téléréalité musicale (le repoussoir idéal) et côté face les bobos (la cible idéale). Friande de frissons sans risque et de nouvelles marques de distinction culturelle, cette tribu insaisissable (tout le monde récuse l’étiquette mais chacun est le bobo de quelqu’un) allait devenir le terreau fertile sur lequel pouvait prospérer cette nouvelle génération de chanteurs, désignés comme les résistants au bulldozer Star Ac. Car même si ces artistes sont relativement différents les uns des autres, un fond commun les leste et les identifie : une préciosité lettrée de bon aloi, un art consommé de la narration et une propension hors norme à l’épanchement. Tristes et rusés, nos amis les nouveaux chanteurs français savent raconter des historiettes comme personne et pondre les mélodies doucereuses qui vont avec.

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L’effet boule de neige joue alors à plein régime, chaque artiste étant une passerelle vers un autre, comme un réseau sans fin qui tisse sa toile sur ce public avide de réconfort bon marché et surtout désireux de clamer sa singularité. C’est sans doute la grande réussite de ce mouvement, constamment à l’équilibre, un pied dedans, un pied dehors. Observateur minutieux d’un quotidien urbain vu dans toute son ironie ou sa mélancolie, le nouveau chanteur français accroît son audience en exposant un faisceau de références modernes, destinées à faire croire à chacun qu’il est un happy few, forcément unique car suffisamment cultivé pour saisir toute la profondeur de sa ritournelle. Prouver sa finesse et son originalité par ses goûts musicaux n’est pas nouveau mais par le biais de la chanson française, c’était plutôt rare jusqu’à aujourd’hui. Art populaire ou terrain d’expérimentation, elle se prêtait mal à ce jeu social. La "nouvelle chanson française", au contraire, joue sur du velours en caressant dans le sens du poil tout en donnant tous les gages de l’accomplissement individuel contemporain.

Notre ligne de partage

Aussi, plus que jamais convient-il de ne pas prendre le pli du discours médiatique ambiant, indifféremment omnivore, et de porter toute notre attention sur une ligne de partage fondamental à nos yeux : ce sur quoi le regard de l’artiste se porte, situation ou ressenti. La situation s’articule autour du quotidien, elle est narrativisée et joue sur la connivence. Elle nous rend sensibles les petits-riens qui nous entourent : c’est la claustration sympathique de la saynète, ou l’esthétique de "la première gorgée de bière". N’étant pas déterminé par la nécessité de concordance entre l’expression poétique et son référent dans le réel, le ressenti est au contraire moins circonstancié ; la part projective de l’auditeur y est plus importante. Plus universel, il naît d’une intériorité pour nous révéler possiblement la quintessence de notre rapport au monde. C’est certainement dans cette recherche d’expression poétique personnelle mêlant la spiritualisation de l’expérience humaine à l’émotion la plus brute - héritage ferréen porteur d’avenir - que se joue le renouvellement esthétique de la chanson française. Nous verrons en quoi.

Sans prétendre à l’exhaustivité (groupes de rock et de rap ne rentrent pas dans notre étude), le présent dossier s’efforce de voir qui ressort de la boboïtude veule ou ingénieuse, et qui trace la route loin des formules apprises de ce nouvel académisme, dans la plus libre expression d’un art perpétuellement en chantier.

par Alaric P., Samuel V.
Article mis en ligne le 26 juin 2005

[1] Pour auteur-compositeur-interprète bien sûr !

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