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La Roue du Temps : L’invasion des Ténèbres

Premier rayon de la Roue

L’invasion des ténèbres, décomposé dans l’édition française en deux parties (La roue du temps et L’oeil du monde), est le premier acte du cycle de la Roue du Temps de Robert Jordan. D’aucuns s’accordent à dire que c’est là l’une des oeuvres-phares de l’héroïc-fantasy contemporaine. Ce statut valorisant au sein d’un genre avare en réussites ne saurait être constesté. Il nous plaît néanmoins d’interroger par une lecture cursive la qualité intrinsèque de cette oeuvre-fleuve.


Placé sous le signe du mythe revisité - en l’occurence la matière arthurienne et les mythes celtes - la Roue du Temps paye son tribut à Tolkien. Jordan tente de façonner son mythe par un travail autour des grands thèmes qui structurent les mythes celtes, et parallèlement, il puise dans le Seigneur des Anneaux un grand nombre d’inspirations de manière assez directe, si bien qu’un double constat s’impose : d’emblée Jordan accepte que l’Héroïc-fantasy ne puisse s’écrire hors de l’ombre du maître, et de plus il reconnaît au Seigneur des Anneaux et à la matière Tolkienienne d’être devenus ce que leur auteur aspirait à forger : une mythologie pour l’Angleterre, placée sur un pied d’égalité avec la matière arthurienne.

Le récit de Jordan commence dans un village situé à la périphérie d’un grand empire sur le déclin, et où les habitants ont oublié qu’ils étaient les sujets de la reine, installée dans la grande ville de Caemlyn. Trois jeunes gens, élus par le destin, vont être jeté dans la tourmente. Epaulés par une puissante Aes Sedai, détentrice du Pouvoir, et de son homme Lige, ils vont traverser le royaume, puis aller bien au-delà, aux confins de la Grande Dévastation, terre sinistrée par l’aura maléfique du Ténébreux. En effet, celui qu’on appelle le père des mensonges, ou encore Ba’alzamon, est sur le point d’échapper à la prison où les Aes Sedai l’avaient enfermé par sept sceaux.

La matière arthurienne retravaillée

(JPEG)Un rapide coup d’oeil à l’onomastique révèle tout de suite où Jordan puise son inspiration : Caemlyn, grande capitale où la reine est entourée de ses puissants gardes, et conseillée par les Aes Sedai évoque Camelot, la légendaire capitale du roi Arthur. Tar Valon, ville où se regrouppent les Aes Sedai, femmes qui peuvent accéder au Pouvoir, crie envore plus violemment son nom : Avalon, où les prêtresses jalouses de leurs secrets se regroupaient, en excluant les hommes de tout accès au rite, car seules les femmes avaient accès aux connaissance. Cela se retrouve à Tar Valon, puisque Jordan explique que les hommes ne peuvent accéder à la source du Pouvoir sans réaliser de facto des oeuvres corrompues. Ils sont donc réduits à servir, sous l’appellation de Lige, les Aes Sedai.

La thématique du Dragon réincarné qui doit se réveiller, homme choisi par le destin pour vaincre le Ténébreux rappelle le Pendragon élu pour fédérer les peuples de Bretagne et repousser les envahisseurs. La naissance successive de faux dragons dépeinte par Jordan correspond aux diverses tentatives infructeuses qui précèdèrent celle d’Uther Pandragon, le père d’Arthur. D’ailleurs, le Dragon s’avère, dans les ultimes pages du roman, n’être autre que l’un des trois garçons pourchassés par le Ténébreux : Rand al’Thor, qui, bien que originaire des deux rivières, est le fils d’un homme qui a longtemps voyagé, et d’une étrangère... en outre, il pourrait n’être que leur fils adoptif, fait mentionné à bien des reprises, et qui fait de son parcours une évocation assez claire de celui du roi Arthur.

Un des éléments les plus intéressant est sans conteste l’apparition des Enfants de la Lumière, groupe de fanatiques de la Lumière, qui pourchassent avec une même ardeur les Aes Sedai manipulatrices du pouvoir, et les amis du Ténébreux, pratiquant un joyeux amalgamme entre ces deux forces. Opposés au trône de Caemlyn qui prend ses conseils auprès des Aes Sedai, ils représentent le conflit qui anima la cour d’Arthur entre les partisants de l’ancienne religion, et le christianisme triomphant. Ils sont la nouvelle religion, qui refuse la magie et tout compromis. D’un point de vue littéraire, ils sont la matière arthurienne tardive, celle de la quête du Graal et des romans de Chrétien de Troyes. Ce thème, déjà largement utilisé par Marion Zimmer-Bradley dans son best-seller les Dames du Lac, est sans doute plus intéressant que la collection (par ailleurs volontairement tronquée) des emprunts quasi-directs que j’égrennai précédemment. En effet, Jordan utilise une évolution qui a eu lieu dans le temps afin d’introduire deux pôles de pouvoir concurrents, et de nuancer la partition du monde entre le Ténébreux et les "bons" adorateur de la Lumière. Cependant, la chose est faite avec aussi peu de subtilité que précédemment, et souligne l’incapacité de Jordan a faire autre chose que des emprunts à répétition. Pas une seule fois Jordan ne se réapproprie la matière arthurienne pour la modeler en fonction d’une vision d’ensemble supérieure et ambitieuse.

Tolkien, un maître à l’ombre très étendue

C’est ce dernier point qui le différencie d’un Tolkien. Ce dernier est un alchimiste de la matière mythique : il la met dans son alambique, et après distillation, ressort un produit nouveau et original, même si les différents matériaux sont encore identifiables. Chez Jordan, la charpente est apparente, Tolkien prend soin de la recouvrir de tuiles, et c’est toute la différence entre un monument qui prend l’eau et un bien réalisé. En effet, Jordan prend l’eau de toutes part, et si son originalité dans les éléments de son monde est mise sur la sellette par ses emprunts non remboursés à la matière arthurienne, il pompe allègrement au réservoir Tolkien la structure de son récit.

Un endroit reculé du monde, appartenant de fait à un grand empire, ce dont nul habitant ne se souvient... et dans ce berceau idyllique, une fête se prépare... voici qui n’est pas sans évoquer la comté et un fameux anniversaire. L’ambiance est certes différente entre Jordan qui dépeint un village médiéval tel qu’on pourrait se le représenter, et l’univers de conte de fée de Tolkien, mais la structure est identique. Surtout quand un cavalier noir encapuchonné provoque la fuite des jeunes gens vers le vaste monde, et que pour les encadrer surgissent une sorcière douée de pouvoirs magiques et un Lige, roi détrôné, à l’épée implacable ! Certes, Moiraine Sedai est inspirée de Morganne alors que Gandalf l’est de Merlin et Odin, mais Lan est une photocopie certifiée conforme d’Aragorn, avec toutefois moins de profondeur et de diversité que son original.

(JPEG)Les coïncidences entre la structure du Seigneur des Anneaux et celle de L’invasion des ténèbres ne s’arrêtent pas là, cependant, force est de constater qu’à la complexité et au raffinement du premier, le second n’arrive pas à embrayer le pas. Chacun des personnages de Tolkien est composé de plusieurs strates d’inspirations diverses puisées dans les matières mythiques scandinaves et celtiques : Gandalf est à la fois Merlin et Odin, Aragorn est Siegrfried et Arthur, etc... mais à chaque fois, les personnages de Tolkien reçoivent un vernis qui recouvre l’assemblage composite qu’ils sont. C’est ce vernis, totalement imputable à Tolkien, qui donne à la fois cohérence et originalité à ses personnages. Ceux de Jordan sont directement puisés dans les mythes, mais ils ne sont pas raffinés, aussi sont-ils cohérents, mais ils manquent cruellement d’originalité. Sur ce dernier point, force est de constater que cette cohérence est appréciable, et que sans elle, l’originalité tomberait vite à plat. Cependant, elle trahit rapidement ses limites. Les acteurs del’invasion des ténèbres ne sont pas attirants, on les croirait presque interchangeables. Le rôle de certains est peu clair, comme celui du barde Thom Merilin, dont on pense qu’il a été tué par un Evanescent. Cependant, plusieurs remarques émises par les protagonistes laissent (un peu trop entendre) qu’il n’est sûrement pas mort. L’auteur avait-il projeté un retour à la Gandalf pour son ménestrel, puis l’a-t-il abandonné en oubliant de modifier l’annonce du retour ? Ou compte-t-il le réserver pour la suite de sa saga ? Il est probable que la seconde option l’emporte, mais du point de vue de la narration, cette "mort" sent un peu trop le joker mis dans sa manche par l’auteur, avec l’annonce qu’il sera utilisé, puis il attend dans sa rédaction un moment où il en aura besoin. Au lieu de mettre son histoire au service de moments forts, Jordan semble faire avancer bon an, mal an son histoire, sans jamais se poser la question de l’architecture globale de l’oeuvre et de son unité.

La corne d’abondance est tarie

Les limites de la construction s’expliquent par le fait que Jordan compose une saga où Tolkien avait fait un roman, entièrement conceptualisé d’un bout à l’autre au moment de sa rédaction, si bien que les chapitres du début et ceux de la fin se renvoient leur écho. La plume de Jordan est bien trop limitée par arriver à ce degré de subtilité littéraire. Faut-il s’en étonner quand on voit la pauvreté de la capacité créatrice de cet auteur ? Tolkien a ouvert une corne d’abondance : la matière du mythe, mais pour Jordan, elle s’est belle et bien tarie. De loin, il semble que Jordan accepte de se placer dans l’ombre de Tolkien, et d’écrire un "à la manière de" comme le font tous les auteurs de fantasy jusqu’ici. Cependant, son incapacité à retravailler le mythe pour lui donner une nouvelle existence et de nouveaux coloris - par le mélange, la distillation ou encore le recouvrement par un vernis original - font de L’invasion des ténèbres une oeuvre limitée et fondamentalement assez banale.

Une oasis agréable au sein de l’ennui

Cependant, il faut se garder d’enterrer Jordan comme un mauvais auteur. Il est médiocre, au sens de la médiocritas, ce juste milieu de la banalité. Et dans un genre aussi désert de productions honorables qu’il est prolixe de livres qui ne méritent pas leur papier, Jordan mérite une petite place au soleil. A des années lumières de Tolkien, derrière un Zelazny ou un Moorcock, son oeuvre est du niveau de celle de Hobb, voire même mieux, ce qui est simplement très bon dans le panthéon de l’Héroïc-Fantasy.

L’ambiance qui précède la fête de Bel Tine aux deux rivières, le mystère qui nimbe Moiraine, ou encore l’arrivée du colporteur et l’effervescence qu’elle provoque sont très bien dépeintes. Jordan est un écrivain d’ambiances, qui sait donner aux situations et aux lieux une certaine épaisseur. Son livre devient dont un agréable passe-temps, mais il lui manque une éteincelle pour valoir mieux. Il suffit pour se rendre compte des limites de l’auteur à donner de l’ampleur à son livre de se porter à la fin de L’invasion des Ténèbres, où la confrontation entre les héros et le Ténébreux et ses réprouvés est une vaste farce que l’auteur expédie en à peine vingt pages, comme s’il s’était lui-même fatigué de cette partie de son oeuvre et avait envie de passer à la suite. C’est très dommageable, car jusqu’aux trois-quart le livre se tient et parvient à estomper ses lacunes d’originalité par ses ambiances bien rendues, mais l’accélération de l’action qui débouche sur une souris au lieu d’un emballage final est disphorique pour le lecteur, et nuit à l’impression d’ensemble que l’on retire d’un livre qui est, somme toute, un produit honorable à défaut d’être de la littérature.

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 16 février 2005


 Auteur : Robert Jordan
 Editeur : Rivages
 Edition de poche : Pocket Fantasy (en 2 volumes)
 Traduction de Arlette Rosenblum
 C’est le premier volume du cycle de la Roue du Temps

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