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L’armée des ombres

Il était temps qu’une édition DVD digne de ce nom rende justice au onzième long-métrage d’un Jean-Pierre Melville à la poursuite de son passé de résistant. Tourné en 1969, ce classique du cinéma français, à la fois œuvre intensément personnelle et hommage appuyé à quelques destinées brisées, bénéficie désormais d’une superbe version restaurée. Un document pertinent, fait de multiples témoignages, l’accompagne et situe ce film dans la riche carrière de Melville, astre solitaire et rayonnant.


Melville.jpg (JPEG)Et l’Histoire devint Légende. Circonscrite par deux fameuses citations, celle de Courteline qui ouvre le film, « Mauvais souvenirs ! Soyez pourtant les bienvenus, vous êtes ma jeunesse lointaine » et celle de Melville lui-même, « C’est un morceau de ma mémoire, de ma chair », L’armée des ombres restera avant tout la confession d’un individu qui a subi l’épreuve du feu et qui aura attendu un quart de siècle pour en rendre compte par le biais de l’adaptation du roman de Joseph Kessel.

Venant de la part d’un homme-cinéma dont l’existence se confondait désormais avec ses films, ce besoin d’authenticité avait sans doute de quoi surprendre. Car qui est Jean-Pierre Melville à la fin des années 60 ? Un mythe sculptant autant sa propre image fantasmatique (Stetson, Ray Ban, trench-coat et Cadillac) que celle de ses personnages (des gangsters et des flics improbables à la tristesse insondable). Chez Melville tout désormais est imagerie, excluant progressivement la vie même. Des fantômes traversent l’écran, lointains échos étouffés d’un âge d’or hollywoodien à jamais envolé. La mise en scène atteint des sommets de perfection, condition indispensable pour dilater et ainsi transcender des récits dérisoires. Melville est déjà ailleurs, insubmersible figure à la noblesse incomprise par une époque qui ne désirait rien d’autre que dévorer ses pères.

Une certaine idée de la France

Nichée au cœur de la trilogie Delon (Le samouraï, Le cercle rouge et Un flic, qui constituent autant de bornes indépassables du film noir), cette Armée des ombres opère donc un retour vers le réel. Retour vers cette époque où les français ne s’aimaient pas, déjà explorée dans Le silence de la mer et Léon Morin, prêtre. Retour vers le passé exaltant du jeune Melville, résistant gaulliste qui en côtoyant des héros quotidiens et solitaires se vaccina à jamais contre l’héroïsme lyrique des révolutionnaires d’opérette.

Armée des ombres 1.jpeg (JPEG)

Ce triple statut de témoin, d’admirateur du Général et de réalisateur surpuissant, recherché (autant que craint) par les plus grands acteurs et bénéficiant de moyens considérables, confère à Melville un rôle complexe dans la représentation cinématographique de l’Occupation. Lui qui aimait à se décrire comme un anarchiste de droite aussi indépendant d’esprit qu’insoumis, il ne pouvait être un artiste officiel, illustrant docilement la bonne parole du pouvoir gaullo-pompidolien, celle d’une France unie et résistante face à l’ennemi. Son film ne sera donc pas une nouvelle œuvre édifiante dans la lignée de Paris brûle-t-il ? mais au contraire dévoilera déjà quelques points encore aveugles d’une Histoire qui commence à peine à être questionnée (Robert Paxton ne tardera d’ailleurs pas à démythifier l’attitude de la population pendant ces tragiques années). La Résistance n’était pas ce monde fraternel composé d’hommes et de femmes soudés par le combat et conscients de leur rôle historique, que certains aiment dépeindre. Où plutôt ce n’était pas que cela car les contingences humaines et leur cortège de rivalités et de trahisons n’étaient évidemment pas absentes. L’armée des ombres nous fait également ressentir pleinement toute l’épaisseur minutieuse et laborieuse de l’acte de résistance, fait de gestes anodins, d’attentions banales et pourtant indispensables, de frustrations sans cesse à surmonter, à mille lieux du romantisme de l’image d’Epinal.

Film sur la Résistance, L’armée des ombres n’en est pas moins aussi un film de résistance à un certain air du temps. Les différents intervenants du documentaire qui accompagne le DVD insistent sur la volonté de Melville de s’inscrire contre la pensée gauchiste qui régnait sur la vie intellectuelle de l’époque et donc de réhabiliter l’homme du 18 juin, devenu depuis un monarque républicain à la fin de règne difficile. Mai 68 était passé par là avec l’émergence d’une génération qui étouffait sous les récits glorieux des anciens combattants. La lutte contre l’Allemagne nazie était déjà loin, seul comptait désormais l’avènement de la Révolution. Le portrait de Philippe Gerbier, cet ingénieur gaulliste devenu un chef de la Résistance et héros hiératique de L’armée des ombres, sonne ainsi comme l’amère réponse de Melville à l’ingratitude d’une jeunesse qu’il ne comprend pas. Armée des ombres 5.jpg (JPEG)De Gaulle est d’ailleurs représenté furtivement à l’écran, dominant de sa haute stature des résistants pétrifiés d’admiration alors que quelques mois avant le tournage du film, on scandait « dix ans ça suffit » dans les rues de Paris. La vision de L’armée des ombres bat néanmoins en brèche la réputation de réactionnaire qui a pu escorter Melville. On y voit ainsi un jeune communiste aider Gerbier, symbole d’une entente contrainte entre résistants des deux rives et qui perdurera à la Libération. Peu suspect d’une quelconque sympathie stalinienne, le réalisateur du Doulos, n’en reconnaissait pas moins le courage et le sens du sacrifice des communistes pendant la guerre.

L’accomplissement

Armée des ombres 3.jpg (JPEG)Mais qui pouvaient incarner ces visages de la France de l’ombre, qui avait choisi de dire non ? Comme une évidence, Melville finit par convaincre Lino Ventura d’interpréter Gerbier en dépit de la haine que lui vouait l’acteur depuis Le deuxième souffle. Le bonus du DVD relate l’ahurissant climat du tournage au cours duquel le cinéaste et la star ne s’adressaient jamais la parole si ce n’est pour s’insulter et s’humilier. La composition de Ventura, sorte d’underplaying involontaire, est impressionnante de sobriété et de dignité. Le combat moral entre ces deux prédateurs renforça indéniablement la tension qui infuse chaque plan du film et perpétua l’image d’un Melville perfectionniste jusqu’à l’odieux, poussant à bout ses acteurs et ses techniciens pour en obtenir le meilleur. Les autres rôles n’en étaient pas moins lourds à porter puisque les figures de Jean Moulin et de Lucie Aubrac apparaissent en filigrane derrière les personnages de Luc Jardie, présenté comme le grand patron de la Résistance et de Mathilde, femme admirable au dévouement exemplaire. Un habitué de la maison, Paul Meurisse, déjà vu en commissaire dans Le deuxième souffle, apporte son élégance et son célèbre phrasé tandis que Simone Signoret impose sa force tranquille et fragile. Elle allonge la liste des vedettes du cinéma français qui s’honoraient de se confronter au démiurge Melville, qui y voyait en retour le meilleur moyen de nourrir son système formel unique.

Acteur de la Résistance et pivot du cinéma de son temps (d’abord inspirateur de La Nouvelle Vague, il fut ensuite marginalisé par l’avant-garde), Melville nous livre avec L’armée des ombres, une oraison doublée d’un testament. Le film ne s’épuise pas dans une maîtrise froide et vaine, comme on a pu parfois le regretter (ici et pour les autres chefs-d’œuvre de Melville) mais nous laissera éternellement l’image d’un homme réconcilié avec lui-même.

Armée des ombres 2.jpg (JPEG)

par Samuel V.
Article mis en ligne le 18 avril 2005

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