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Heat

Ou le dilemme de l’Homme moderne

Film austère et hiératique au classicisme digne des plus grands polars melvilliens, Heat expose, à l’instar de certains films de Hawks (Hatari ! notamment), le problème de l’homme écartelé entre sa Nature et son Idéal, et soumis en outre à l’impératif de l’action sur le Monde qui justifie son existence. Plus concrètement, le sujet profond de ce film à l’intrigue de surface ultra-classique (policiers contre gangsters) pourrait se formuler ainsi : c’est l’extrême difficulté intrinsèque du rapport amoureux tel qu’il est vécu par des hommes qui poursuivent par ailleurs une quête d’excellence dans leur "métier", leur occupation professionnelle. Cette tension concerne autant les policiers que les gangsters, le film évacuant tout questionnement moral de type langien autour des notions de Bien et de Mal, au profit de l’indistincte rationalisation avec laquelle chacun évolue dans la voie qu’il s’est choisie.


Structuré autour de l’affrontement parallèle puis frontal entre deux groupes (chacun étant emmené par un "monstre sacré" : Pacino pour les policiers, De Niro pour les gangsters) pour la maîtrise d’un territoire urbain, Heat se signale d’emblée par une lenteur de récit et un degré d’abstraction formelle tout à fait inhabituels au sein du cinéma hollywoodien, a fortiori dans la catégorie générique du "film criminel". Ces partis-pris permettent au film de Michael Mann de déployer une poétique très particulière, nocturne et désincarnée, qui réussit à exprimer un univers d’affects à travers la structure et le contenu de l’espace exploré.

Comme dans la plupart des grands films noirs, la Rue (the Street) est ici une entité constitutive de l’évolution générale des personnages masculins, le théâtre de leurs opérations, le lieu où ils déploient leurs compétences, puisent leur énergie, résolvent leurs conflits. Elle constitue un espace dont ils connaissent les moindres recoins et dans lequel ils se fondent avec métier (Neil McCauley, le braqueur) ou dont ils savent prendre possession grâce à une attitude dynamique et conquérante alliée à un infaillible sens de l’observation (l’inspecteur Vincent Hanna). Bref, elle constitue un cadre d’expression pour les différentes modalités d’action sur le Monde dont ces personnages sont le support, en fonction de leur maîtrise de la technique et de leur rapport à la Loi. L’apothéose de cette abstraction revendiquée réside dans la grande scène centrale du hold-up manqué, au cours de laquelle policiers et gagnsters se mitraillent en pleine rue passante, illustrant ainsi de façon marquante leur indifférence à la sphère sociale environnante. Avec Heat, le schéma traditionnel du polar cinématographique est détourné au profit d’une structure en forme de conflit d’obsessions.

Dans cette perspective, la ville de Los Angeles est filmée comme un espace incertain et partiellement désert, une inter-zone métaphorique où la froideur industrielle de la civilisation (buildings, rues en damier, sites technopoles) est parfois rattrapée par l’incursion, par touches, d’une nature sèche et chaude (friches urbaines à la végétation désordonnée). Rarement setting urbain n’aura été à ce point investi d’une telle dimension formelle et affective, exhalant un cadre atmosphérique (le silence, la lumière bleutée) qui imprègne toutes les sphères du film. Cette structure, qui articule la Nature la plus sauvage à la Civilisation la plus sophistiquée, peut être vue comme le reflet psychique des principaux personnages masculins. Elle figure de façon symbolique la dialectique interne à laquelle ces derniers se trouvent confrontés, entre un régime archaïque d’expression de la violence, des pulsions et des instincts d’un côté (qui correspondrait à l’élément Nature), et de l’autre l’exigence de soin et de netteté qu’ils s’imposent dans leur métier (qui correspondrait à l’élément Civilisation). Il est frappant de constater que c’est à l’intérieur de leurs rapports de couple respectifs que cette dialectique Wilderness-Civilization devient cruciale.

Ce décor urbain et souvent nocturne devient, pour les personnages qui le peuplent, à la fois un support émotionnel et la figuration d’un ailleurs qui leur est inaccessible (les lumières de Los Angeles comparées aux algues phosphorescentes des îles Fidji), car ce dernier supposerait l’aboutissement professionnel en même temps que la réussite de la passion amoureuse, enjeux présentés par le film comme difficilement compatibles, sinon contradictoires. On comprendra donc que le parti-pris figuratif du film préfère l’extrême stylisation à la description d’un milieu. Heat est définitivement à considérer comme une sorte de néo-film noir, fondé sur une suite de sensations, d’affects et d’états d’âme.

On comprendra également que le sujet masculin du regard et de l’expression des affects est ici pluriel, ou plutôt démultiplié, conçu en fait comme une entité dont chacun des personnages-hommes principaux (Vincent, Neil et Chris) et même secondaires (Donald, Trejo, Waingro, Van Zant) incarnerait une composante ou une étape. Ainsi Neil McCauley constituerait ce sujet amoureux masculin au moment de la relation sentimentale débutante, où l’obstacle principal découle de la part "problématique" de l’Autre, celle que l’on préfère ignorer ; Chris Shiherlis (incarné par Val Kilmer) représenterait ses réactions impulsives à l’intérieur d’une vie de couple chaotique qui pâtit de faiblesses ontologiques (l’incapacité à devenir adulte) ; enfin Vincent Hanna l’incarnerait à l’intérieur d’un mariage en perdition sacrifié sur l’autel de la réussite professionnelle (non sans conflit ontologique à la clef : "All I am is what I’m going after").

(JPEG)Le film développe ainsi la très belle idée d’une sorte de connexion psychique entre les différents personnages masculins, et surtout entre Vincent et Neil, qui passent par toute une série de communications parallèles organisées en un subtil jeu de piste sur le mode regardant-regardé (leurs "métiers" respectifs les amènent à arpenter le même terrain et à se surveiller mutuellement) avant de se rencontrer pour échanger de brèves mais signifiantes considérations sur l’existence (première occurrence), puis pour s’affronter face-à-face (seconde occurence). Au cours de la première rencontre (séquence névralgique qui réunit "pour la première fois" les acteurs Pacino et De Niro), l’expression d’une admiration mutuelle à travers la reconnaissance réciproque de leurs compétences les amène à aborder le terrain de la gestion de l’amour et du couple, en relation avec cette activité professionnelle qui les oppose et leur aménage dans le même temps une communauté d’intérêts (tous deux admettent "manquer de temps" pour être performants dans toutes les sphères de leur vie).

Le registre affectif et "professionnel" des personnages secondaires participe également à la constitution de cette entité, surtout lorsqu’il s’agit de la figure de Waingro, serial killer psychotique aux pulsions tout à fait incontrôlées, totalement habité par la sphère de la Nature à laquelle le film l’associe avec insistance sur le plan formel. Qu’il laisse s’exprimer cette Nature à l’état brut dans tous les aspects de son comportement (violence gratuite, désordre sexuel, trahison), ou qu’il en fasse le but même de sa stratégie de conquête en s’identifiant à un cow-boy, Waingro figure à l’intérieur même de la fiction l’inverse exact de la Civilisation (cette part morale et accomplie de l’homme). La façon assez troublante dont ce personnage raccorde avec les autres (notamment Vincent, qui marche dans ses traces) indique qu’il pourrait représenter le refoulé de l’entité-homme du film, sa mauvaise part naturelle qui la rattrape alors même qu’elle aspire à un équilibre de vie civilisé.

Le corps du film est partagé entre des séquences actives qui développent une intrigue que l’on considérera, sur le plan strictement diégétique, comme principale (l’affrontement compétitif entre les policiers et les gangsters), et des séquences que l’on nommera "contemplatives", qui stoppent régulièrement le déroulement de l’intrigue principale pour développer autant d’intrigues adjacentes que sont figurées de modalités alternatives du vécu amoureux masculin. C’est d’ailleurs là que réside l’originalité profonde de Heat par rapport aux règles implicites du film criminel : les séquences contemplatives y prennent une telle importance, occupent un tel espace narratif et sont le lieu d’une inventivité formelle telle que, malgré le brio remarqué de certaines séquences actives (ainsi la scène de la fusillade à la sortie de la banque), ces dernières finissent par constituer un enjeu secondaire du film.

Heat formalise un certain état du dilemme de l’Homme moderne, entre l’exigence de performance dans l’action sur le monde et l’aboutissement de la relation amoureuse avec la Femme élue, dilemme infléchi par la dualité Wilderness-Civilization que cet homme porte en lui, qui l’écartèle entre la satisfaction primaire de ses instincts (violence, sexe) et les exigences du comportement social ("netteté" de l’action professionnelle, idéal d’amour courtois). C’est cela qui, au-delà de l’irréalisme abstrait de ses archétypes, constitue la portée immédiate et quotidienne, universelle et profondément humble du film de Mann.

par Antoine Gaudin
Article mis en ligne le 13 février 2006

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