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Eléments pour une critique du cyberpunk

Pour une philosophiction

Cyberpunk. Esquisser une définition et une approche d’une notion délicate, c’est une chose. Encore faut-il la penser à l’aune de l’actualité. En quoi notre monde est-il devenu justement si moderne qu’il est en passe de rendre caduque certaines spéculations de cette tendance ? Reflexions autour d’un motif politique actuel : ce qui fonde "notre" modernité.


Nous sommes les cyberpunks d’hier

Quoi qu’on en dise, notre société est sensibilisée ou plutôt entrevoit ce que pourrait être un univers pleinement, totalement et intégralement cyberpunk dans la mesure où l’équilibre ancestral entre les différentes espèces vivantes sur terre est en passe d’être rompu par l’activité d’une seule : l’espèce humaine. Sans tomber dans le catastrophisme, la prise en compte du développement durable d’une part et des générations futures a pour conséquence de définir en creux une nouvelle citoyenneté.

(JPEG)Surtout, si le cyberpunk repose sur une anticipation et une projection de ce que seront les rapports homme-machine, il s’inscrit dans un contexte historico-culturel des années 1930. Or, ce qui hier était imaginé est aujourd’hui bien réel : les hommes ont des implants électroniques, des robots opèrent le vivant : l’interface est réalisée alors même que la micro-chirurgie est en place, que les nanos-technologies font leur apparition et que les biotechnologies se développent et que l’on rêve d’un microprocesseur interfacé directement avec l’ADN , symbole du vivant.

Face à cet état des lieux, que penser ? Comment le penser ? C’est là l’oeuvre et la tâche de la philosophie et, soyons clairs, son unique tâche. Or, dans la production philosophique actuelle force est de constater l’absence de rélfexions engagées, en prise avec le réel pour en réaliser une critique sincère et objectivement subjective.

Genèse de la dynamique du cyberpunk : une petite histoire philosophique de la modernité

Notre manière d’appréhender finalement ce qu’est le cyberpunk ne doit pas nous faire oublier qu’il y eut des jalons, des moments qui ont structuré et façonné petit à petit notre imaginaire et notre rapport à la machine. En effet, derrière la machine gît l’analogie de la création, de l’acte démiurgique.

La Renaissance comme première révolution

Le pouvoir religieux, à l’époque du Moyen-Âge, s’était évertué à ne jamais rendre licite l’activité de reproduction ou d’invention du réel et il fallut attendre longtemps avant que l’homme ne commence à s’intéresser réellement à la machine et aux possibilités qu’elle offrait à l’homme. C’est avec la Renaissance que finalement les choses ont commencé petit à petit à devenir envisageable pour les esprits les plus curieux et les plus créatifs. Deux noms pour illustrer cette tendance et cette inflexion progressive : Leonard De Vinci et Rembrandt .

Les deux ont représenté et figuré le corps humain dans ce qu’il peut avoir de mécaniste : son anatomie. Que l’homme soit composé de vaisseaux, de capillaires, d’organes entretenant les uns avec les autres des relations complexes, subtiles et passant pour être mécanistes fascinait. Leonard dans son fameux croquis sur l’anatomie humaine témoignant de son harmonie, Rembrandt avec une toile peinte en 1632 intitulée Leçon d’anatomie .

(JPEG)

De manière synchronique, Descartes est l’un des premiers à fixer les contours d’une théorie mécaniste avec comme éclosion l’intérêt autour des machines et des automates. Fondamentalement, c’est la machine, l’automatisme qui permet désormais de rendre compte de ce qu’est la réalité. En effet, c’est en 1660 qu’une pièce de Corneille a nécessité dans sa mise en scène "des machines" et qu’elle fut la première fois représentée dans l’enceinte du chateau du Neubourg [1].

Ainsi, le XVII° porte avec lui l’idée que la machine sera l’un des moyens grâce auquel l’homme pourra imiter la nature et donc partant améliorer ses capacités créatives pour rivaliser in fine avec le Démiurge. Machine, technique comme corrélat du progrès avec comme présupposé le fait que ce dernier soit conditionné par une amélioration des techniques, des machines et qu’il ne soit plus que cette amélioration.

La renaissance de la révolution

Thomas Kuhn dans un ouvrage resté célèbre [2]expose ce qu’il entend par ce terme de paradigme :

« Il apparaît ainsi rapidement que, dans une grande partie du livre, le terme paradigme est utilisée dans deux sens différents. D’une part, il représente tout l’ensemble de croyance, de valeurs reconnues et techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné. D’autre part, il dénote un élément isolé de cet ensemble : les solutions concrètes d’énigmes qui, employées comme modèles ou exemples, peuvent remplacer les règles explicites en tant que bases de solutions pour les énigmes qui subsistent dans la science normale » [3]

Ce paradigme exprime l’un des aspects de l’idéologie des Lumières qui gouvernera grosso modo la pensée et la croyance occidentales qui devait constituer "notre" modèle "scientifique". Ce dernier fut profondément - et même viscéralement - remis en question lorsque l’homme a pu se servir de machines pour détruire l’homme (illustrant la phrase de Hobbes comme quoi l’homme est un loup pour l’homme) dans la mesure où il pouvait recourir à la torture pour obtenir des informations ou pour son simple plaisir.

Ces lumières noires illustrées dans un petit ouvrage célèbre par Adorno et Horkheimer, La dialectique de la raison constituent l’exact contrepoint des Lumières tant vantées par ailleurs. C’est la même raison qui est capable de construire une fusée et de l’envoyer sur la lune et la même qui peut organiser un camp d’extermination. La même qui permet à Eichmann de justifier ses actes au moyen de l’impératif catégorique kantien [4]

Dès lors, la raison’ jadis synonyme de progrès et de bonheur pour l’ensemble de l’humanité’ devenait susceptible de détruire et d’annihiler tant l’humanité que son biotope. La critique de cette tendance lourde fut d’abord mise en place par Heidegger avec sa manière d’entendre la raison comme puissance arraisonnant le monde pouvant aller jusqu’à lui faire rendre raison : le monde était donc désenchanté, désillusionné. La raison calculante, l’ordinateur ne sont plus l’entéléchie humaine depuis que l’ADN est décomposé au laser, que des puces et des microprocesseurs comportent en leur sein des parties vivantes et que l’homme est capable de cloner, de manipuler le génôme et de ne plus oeuvrer simplement sur des cadavres mais de procréer indépendamment des contraintes naturelles.

Le cyberpunk est donc un entre-deux, un espace-temps particulier dans la mesure où il n’est plus vraiment dans de la stricte projection d’une part et qu’il ne saurait être non plus une tendance historique, datée, passée. C’est cette uchronie, cette atemporalité, inhérentes à son projet qui en constitue l’originalité et partant la fécondité dans la mesure où c’est cela-même qui lui octroie un réel espace créatif. Cette posture loin de détruire la chose politique est ce qui permet alors de la critiquer avec mesure et partant de participer de la construction d’une res publica autrement plus actuelle. En effet quiconque pense aujourd’hui ne peut pas ne pas être cyber-punk.

Catastrophe : le nouveau paradigme ?

Notre situation est donc celle d’un passage , d’un transit entre deux mondes, deux paradigmes contradictoires. Qui dit transition dit risque : tout système évoluant se perd et se risque à se perdre définitivement. En effet,

C’est dans le passage qu’apparaît la fragilité du monde. [5]

Sans pour autant spéculer, il nous est possible d’opérer une critique plus profonde et radicale des phénomènes actuels pour en appréhender la tension qu’entend Sloterdijk avec la notion de "hiatus" :

Entre chaque individu qui s’ajoute et la vie passée il y a, dès le départ, un hiatus. Ce hiatus est l’espace dans lequel nous faisons l’expérience du néant comme de quelque chose qui peut être "présent" et dans lequel nous nous sommes "fait porter". C’est dans ce hiatus que le monde est mis en place, c’est dans ce hiatus qu’un monde peut s’ouvrir, arriver, tandis qu’au-dessus de lui se tendent les cordes de la promesse, sur lesquelles, tels des funambules, les hommes s’aventurent [6]

La promesse est donc ce qui permet d’assurer le lien entre maintenant et demain. Elle permet de se maintenir. Cette maintenance, cette main tendue vers demain est justement le coeur du développement durable. Cette importance éthique que revêt petit à petit la promesse fut également pensée par Ricoeur [7].

(JPEG) Face à ce renversement paradigmatique, force est de constater que la notion de catastrophe est en train d’émerger comme risque face à la promesse. Du risque industriel comme ce fut le cas à Bhopal aux évènements du 11 Septembre 2001  [8] on s’efforce de prévenir les risques tant politiquement que militairement avec notamment la référence de plus en plus fréquente au principe de précaution pour justifier telle ou telle décision. Le risque et la catastophe sont donc devenus des éléments impactant lourdement la manière d’organiser et d’appréhender la vie de la Cité [9]. Cette modernité, Peter Sloterdijk  [10] l’a pensée dans l’un de ses ouvrages traduit sous le nom de Mobilisation infinie. Avec cet ouvrage Sloterdijk procède à une critique intelligente de la notion de modernité et de ce qui en constitue sa dynamique. [11]

Pour Sloterdijk ce qui fonde cette modernité, ce qui la caractérise est justement cette tension vers le "toujours plus de mouvement". Ce qui se meut. Ce qui s’émeut. Le mouvement comme principe moteur de la modernité.

C’est exactement cela qui correspond à la formule cinétique de la mobilisation. L’autovalorisation de la valeur comme production de productivité est l’une des nombreuses façons dont la spirale de la mobilisation moderne commence à tourner en tant que mouvement vers plus de mouvement. [12]

Cette appétence vers toujours plus de mouvement est précisément ce qui fonde la conception politique voire éthique de la pensée cyberpunk à savoir permetre une automation toujours plus pousée de l’homme. Cette automation est la double articulation du toujours plus de technologie pour faciliter la mise en mouvement du monde d’une part et comme fondamentalement l’évocation de ce qui permet de mettre en branle le monde : la pensée. En effet, c’est avec Platon que la pensée ou plus précisément la psychê est pensée, appréhendée comme autokinéton, comprenons ce qui peut se mettre soi-même en mouvement. Le cyberpunk est donc cette conception terriblement platonicienne de l’âme comme auto-mise-en-mouvement-de-soi dans l’espace public.

Cette publicité du cyberpunk nous l’éprouvons chaque jour, elle fait partie de notre quotidien... prenons-donc garde à rester ce que nous sommes : des cyberpunks du penser politique et à ne jamais gésir !

par Hermes
Article mis en ligne le 28 avril 2005

[1] Le lecteur trouvera plus de renseignements à propos de cette anecdote ici .

[2] Cf. La structure des révolutions scientifique

[3] Cf. Op. Cit., p. 238.

[4] Pour plus de renseignements sur Kant ... Cet impératif catégorique est défini dans les Fondements de la métaphysique des moeurs :

Puisque l’universalité de la loi d’après laquelle des effets se produisent constitue ce qu’on appelle proprement nature dans le sens le plus général (quant à la forme), c’est-à-dire l’existence des objets en tant qu’elle est déterminée selon des lois universelles, l’impératif universel du devoir pourrait encore être énoncé en ces termes : Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature.

Je vous renvoie également à l’opuscule de Kant : Qu’est-ce que les lumières ?

[5] Cf. Sloterdijk, op. cit., p. 189.

[6] Cf. Sloterdijk, op. cit., p. 163.

[7] Nous procéderons dans quelques temps à un article surla pensée de Ricoeur dans une perspective Zen en nous fondant par exemple dans la perspective inaugurée par Heidegger.

[8] Nous renvoyons à ce dossier qui réfléchit aux contours des relations entre image et pouvoir.

[9] Nous renvoyons ici aux approches catastrophistes .

[10] Cf. également la page wikipedia

[11] Critiquer revient à peser. Peser c’est se référer à un critère. A un ratio. Le ratio est le rapport et constitue l’acte de la raison. Rendre raison d’un phénomène c’est en expliquer sa cause, c’est en rendre compte, c’est le peser, le penser bref le critiquer - Nous renvoyons au grec krinein ainsi qu’à la traduction latine du grec logos : ratio.

[12] Cf. op. cit., p. 53.

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