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Mariée par correspondance

Du nihilisme en cases

Amour ! Romance ! Mariage ! Monty Wheeler est un vieux garçon qui rêve d’une bobonne exotique et sexy. Kyung Seo veut du changement. Elle quitte sa Corée natale pour Bandini, petite bourgade de la province canadienne où l’attend ledit Monty, qui se trouve être son mari par correspondance. Ils ne se connaissent évidemment pas. Très vite, entre la routine fadasse de Monty et l’émancipation artistico-pouèt-pouèt de Kyung, les aspirations du couple divergent. Et comme il se doit, il y a un dominant et un dominé. Mais est-ce bien celui qu’on croit ? Frustrations, lâchetés, faux-semblants ; bienvenue dans le monde désespérant de Kalesniko !


Dans un contexte de mondialisation toujours plus poussée, la chosification marchande des êtres - c’est-à-dire l’exploitation à but lucratif du corps humain - affecte tout particulièrement les femmes. Leur légitime désir d’échapper à la pauvreté incite de plus en plus celles des pays du Sud à accepter un mariage par correspondance. Choisies comme à l’encan, en situation de marginalité à leur arrivée dans leur pays d’accueil, elles sont vulnérables aux violences économique, psychologique et physique qui souvent les attendent. Car beaucoup de ces femmes, instruites et compétentes, se retrouvent confinées par le schéma patriarcal à des rôles traditionnels au sein de la famille.

Si la dynamique sociale du mariage par correspondance est peu courante en Europe, elle s’avère importante en Amérique du nord et dans certains pays anglo-saxons comme l’Australie. Le Canada a produit plusieurs études afin de mettre au point des programmes susceptibles de reconnaître les droits fondamentaux de ces mariées, coincées entre néo-esclavagisme et prostitution bénie par monsieur le maire. Le Canada est aussi la patrie du bédéiste Mark Kalesniko, qui s’empare ici de la question.

(GIF) Très vite, on s’aperçoit que l’auteur se désintéresse du phémomène socio-économique, de la domination symbolique, de la réflexion éthique. En faisant de Kyung un être indépendant mais aussi sans passé, c’est-à-dire sans racines ni valeurs marquées, et de Monty un cas particulier peu représentatif de l’ethnocentrisme americain moyen, Kalesniko dégage ses personnages de la thèse. Pour le Canadien, le mariage par correspondance semble n’être qu’une forme particulière de ce qui se joue dans chaque relation de couple : un rapport désillusionné à l’image fantasmée de l’autre. Cherche-t-il à faire sienne la vérité selon laquelle aimer revient souvent à parer l’autre des atours que l’on veut y trouver, au risque du fiasco programmé ?

Non plus. Car d’une part l’amour passionné ne semble pas devoir exister chez Kalesniko, et d’autre part le personnage masculin est trop particulier. Qu’on en juge plutôt : collectionneur névropathe, fan de comics, éternel puceau, maladivement infantile et soumis, Monty nourrit pour les asiates, et pour elles uniquement, un fantasme d’ordre pornographique. Au demeurant réussie dans la façon qu’elle a de susciter le rejet en quelques fulgurances graphiques, cette caricature se coupe de toute exploration psychologique digne de ce nom. Alors quoi ?

La transplantation de la jeune Coréenne permet à Kalesniko d’user du procédé de l’ingénue pour mieux épingler un milieu qu’il semble bien connaître : la province et ses ploucs, que ceux-ci soient prolos, hippies, pseudo-artistes, jeunes imbéciles ou vieux ineptes. Mariée par correspondance serait alors une satire ? Voire. L’humour, dimension essentielle du genre, est ici totalement absent ; plus vraisemblablement, Kalesniko cherche à effacer toute manifestation de son point de vue, c’est-à-dire toute forme de distanciation, et ainsi ménager au lecteur la possibilité de prendre au premier degré ce qu’il raconte, ce qui, nous allons le voir, revient à le prendre éventuellement pour un con.

En faisant de rites remâchés (soirées, joints) et de pratiques balourdement explicites (photos de nu et danse à poil comme affirmation de soi) les vecteurs d’une soit-disant émancipation, l’auteur distille à froid un sens de la fumisterie et du ridicule qui agace profondément, les protagonistes n’ayant plus guère l’âge de ces enfantillages. D’ailleurs, de manière générale, il n’est pas anodin que Kalesniko se plaise à mettre en scène des individus immatures. Monty bien sûr, mais tout aussi bien les vieux hippies et surtout Eve, l’amie de Kyung. A trente-huit ans, et malgré ses grands airs de femme volontaire, à la façon dont elle parle de son petit ami ou de ses relations passées, on ne peut qu’être frappé par sa foncière frivolité.

Kalesniko semble donc vouloir épouser les clichés, non pas pour mieux les subvertir, mais bel et bien pour nous les restituer en pleine face, dans toute l’étendue détestable de leur vulgarité. Or, nul ne saurait faire l’économie de cette règle fondamentale du pacte de lecture, qui veut que le lectorat accepte d’être fouaillé à la condition d’en retirer quelque chose de positif pour lui-même. Est-ce le cas ici ?

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Dans la révélation de ce qui a motivé Kyung à quitter son pays et refaire sa vie, Kalesniko évacue l’anecdotique au profit du miroir aux alouettes universel qu’est l’herbe du champ voisin, supposément plus verte. Kyung tombe dans le panneau du paraître cool de la bohême, dont la signalétique lui a paru être une promesse de liberté. A travers Eve, l’auteur en assène le faux-semblant : derrière la mise en scène d’un moi épanoui, passionné et insoumis, il y a l’égoïsme des aspirations petites-bourgeoises. Ainsi, ploucs ou créatifs pseudo-libérés, tous sont prisonniers de leur lâcheté, qui les empêche de se dégager des représentations qui les gouvernent. Monty n’échappe pas au conformisme prolo de son milieu : méfiant face à l’art, conventionnel à en pleurer sur ce qu’il croit devoir attendre d’une femme, il s’avère incapable de s’ouvrir à une sensibilité différente de la sienne. De même, l’opacité de Kyung - initialement, une des forces de l’œuvre - ne sert finalement qu’à la faire rentrer plus durement dans le rang. Cette dernière souhaite du renouvellement dans sa vie en attendant des autres (Eve, en l’occurrence) qu’ils le lui apportent, sans tenter de le faire advenir d’elle-même, en étant à l’écoute de ses désirs profonds. Kyung choisit de s’insérer dans un groupe sans aucun recul critique, et donc de renoncer à sa liberté véritable en se faisant façonner par les déterminations de ce groupe. Chacun poursuit ainsi ses stéréotypes et se laisse enfermer par eux, car c’est toujours plus commode que de se coltiner la réalité décevante des êtres.

Constat glacé d’une démission et d’une médiocrité généralisées.

Soit.

Mais sent-on sourdre chez l’auteur une quelconque indignation ? Le désir malgré tout de régler ses comptes avec un passé éventuel, qui équilibrerait humanité et noirceur du propos ? Non, rien. Rien qu’une froideur accablante. Et très contestable. On a en effet suffisemment reproché au cinéaste Todd Solontz, lui aussi entomologiste de la middle class nord-américaine, son cynisme et son mépris vis-à-vis de ses personnages, pour ne pas suspecter Kalesniko des mêmes travers, même si ce dernier prend ses précautions. Cependant, à vouloir jouer au plus malin en enfilant les clichés comme les perles, à vouloir paraître neutre avec ses protagonistes comme un scientifique avec ses rats de laboratoire, on désintéresse le lecteur, et pire, on le dégoûte ! Car dans cette façon d’étouffer les personnages par une narration surplombante, en ce qu’elle est programmatique (« contemplez ces (vos) vies de merde ! »), se dévoile in fine la démarcation invisible que l’artiste trace confortablement entre sa propre personne et l’humanité qu’il condamne. C’est ainsi, en ne s’incluant pas dans ladite humanité et sous des airs faussement analytiques, qu’il prend insidieusement le lecteur en otage de son jugement stérile. Car si l’on ne croit plus en l’Homme, si l’on n’est plus capable d’empathie pour les faibles, si le monde n’est plus peuplé que de minables, à quoi sert donc de s’en faire le chantre ? L’art s’y mutile et s’y anéantit, irrémédiablement.

Mariée par correspondance est une oeuvre d’un ennui mortifère, et les rares voix qui se sont élevées ici ou là au crédit de Kalesniko sont excessivement indulgentes. Son constat consciencieux (c’est sur-découpé, trop itératif) garrotte toute manifestation de vie susceptible de parasiter l’exemplification d’une vision du monde asphyxiante par son nihilisme. Dès lors, on passera son chemin ; des horizons autrement plus stimulants sont à portée de page.

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par Alaric P.
Article mis en ligne le 8 juillet 2005

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