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Bowling for Columbine

Michael Moore met dans le mille

Commençons tout d’abord par faire les présentations. Activiste politique, documentariste et essayiste, Michael Moore est avant tout un agitateur d’idées. Issu d’une petite ville en crise, il consacre son œuvre à lutter contre les effets pervers du système capitaliste. Dans Roger et moi et The Big One (ses deux documentaires précédents), il dénonçait les abus et réclamait réparation auprès des grands patrons. Bowling for Columbine dresse aujourd’hui un état des lieux sur la place des armes aux Etats-Unis.


"Are we a nation of gun nuts or just playing nuts ?", se demande Michael Moore dans la bande annonce de son film. Quelle différence cela fait-il au juste, vaut-il mieux être fou ou être fou d’armes à feu ? Plus précisément, les Etats-Unis payent-ils aujourd’hui le prix de leur tradition guerrière ou celui de l’éclatement de leur communauté ? Qui faut-il incriminer, le passé ou le présent ? Michael Moore, face à ces multiples questions, enquête. Il dispose de peu d’indications : quelques chiffres tout d’abord qui soulignent clairement l’importance du nombre des morts par balles au Etats-Unis ; des faits ensuite, comme ces deux adolescents harnachés d’armes à feu qui firent irruption un matin d’école et tirèrent sur tout ce qui bougeait. Face à cette situation, on est en droit de se demander : à qui la faute ?

Moore procède méthodiquement et quasiment de manière ingénue. Il questionne les différents protagonistes liés au problème de l’industrie de l’armement, jeunes victimes, médias, etc. comme si rien n’était (encore) acquis, et qu’aucun préjugé ne prévalait dans sa démarche. De fait, la visée de ce documentaire est avant tout didactique. Le spectateur prend connaissance des éléments de l’enquête en même temps que celui qui la poursuit. Ceci permet à Moore de ne pas simplifier le problème et de nous laisser la possibilité de dresser par nous-mêmes des parallèles entre les différentes explications proposées.

Ces explications sont multiples et incertaines. Multiples car l’enquête, faute d’être scientifique, tâtonne. La caméra découvre un monde étranger au monde tel que nous le connaissons, dans lequel coexistent des serials killers en puissance, des miliciens, de jeunes désoeuvrés et des chefs d’entreprises indifférents. Chacun cherche une justification : "le pays n’est pas sûr, on doit se défendre soi-même" ; "le port de l’arme résulte simplement de l’exercice légitime du Premier amendement de la Constitution" ; "les armes en elles-mêmes ne posent pas problème, seuls sont qui s’en servent sont dangereux", etc. Ces explications sont également incertaines car, en les découvrant avec l’œil du novice, le spectateur demeure incrédule. Le regard que pose Moore sur les personnages discrédite d’emblée ces derniers. On n’est plus seulement convaincu du ridicule de leur discours mais également de l’absurdité de leurs principes. La démonstration est en ce sens biaisée par l’angle que lui donne son auteur. Le décalage, l’humour, s’ils sont d’indéniables vertus pédagogiques, reviennent néanmoins dans certains cas à présenter une situation de manière trop schématique.

Au-delà de ses explications, Moore laisse entrevoir une opposition claire : les membres de la NRA (la National Rifle Association) dédiée à la défense du droit du port d’armes) crient haut et fort leurs droits, tandis que les victimes manifestent, presque sans voix. Tout se passe comme si personne ne s’entendait. Les lobbies de l’armement endoctrine la "White-trash" population tandis que les victimes résiduelles se voient condamnées au silence. Comment alors ne pas se poser la question de l’accès à la parole. Par quels moyens ces personnes sont-elles influencées, par quels autres moyens sont-elles privées de paroles ?

D’où parlez-vous, demandait-on en Mai 68, comment parler, pourrait-on aujourd’hui s’interroger, ou plus exactement, comment prendre la parole ? Michael Moore tente plusieurs réponses. Il se rend par exemple à Kmart (une grande chaîne de distribution américaine) accompagné de plusieurs victimes d’attentats, pour demander le retrait de la vente des munitions. Le premier jour, aucun résultat. Il décide ainsi de revenir le lendemain, accompagné cette fois-ci des médias. Kmart, face à cette démobilisation, donne immédiatement une conférence de presse et annonce le retrait immédiat des munitions de ses rayons. Michael Moore paraît interloqué : il découvre l’effet de levier inhérent aux médias : parler sans eux, c’est se réduire au silence, parler avec eux, c’est donner une portée pratique à son discours.

Les médias deviennent alors le centre de son attention. Il s’avère après examen, que ces derniers travaillent dans un but précis : réaliser un bon chiffre d’audimat. Ceci implique plusieurs compromissions, notamment accorder une place croissante au sensationnel, notamment les courses-poursuites entre policiers et truands, les faits divers impliquant l’usage d’armes à feu, les violences urbaines, etc. Alors, s’interroge Michael Moore, les télévisions seraient-elle les complices d’un pouvoir (politique et économique) ou mieux, d’un système destiné à maintenir un peuple entier dans un climat de peur ? La peur fait consommer nous explique un essayiste interrogé. Dans ce cas de figure, tout se clarifie. L’analyse se teinte de marxisme, l’Amérique du Nord n’apparaît dès lors plus comme une nation mais bien comme un marché où l’on achète du rêve, du confort et surtout, de la sécurité. Se défendre contre l’autre, c’est être en sécurité. On ne sait plus très bien si l’on est chez Hobbes, Tocqueville ou Marx, tout ce que l’on sait c’est que cette situation procède tout à la fois de la logique du marché et d’une dégénérescence partielle du système démocratique. Force est de constater que ce phénomène, loin d’affecter seulement les Etats-Unis d’Amérique, est également présent en Europe. Le 11 septembre ignore les frontières, de même que les médias. Bowling for Columbine entre ainsi en résonance avec certaines voix françaises telles que celle de Julien Dray qui rebaptisait au lendemain du premier tour des élections présidentielles la première chaîne du canal hertzien "TF haine".

Que dire pour conclure, si ce n’est parler des innombrables victimes directes ou indirectes du marché ? Michael Moore, le fils de Flint, Michigan, se bat depuis le début pour elles. Avec humour et intelligence, il défend ces gens sans voix contre les puissants en espérant tirer de ceux-ci sinon des promesses (comme c’était le cas avec Philip H. Knight - le patron de Nike - pour l’ouverture d’une usine à Flint), du moins des excuses (notamment celles de Charlton Heston). Dans The Big One, Michael Moore revenait avec un chèque pour l’université de Flint ; dans Bowling for Colombine, il obtient gain de cause contre Kmart et parvient à ridiculiser Charlton Heston (l’ambassadeur de prestige de la NRA). Maigres victoires. Et pourtant, l’auteur-réalisateur poursuit inlassablement son combat, avec cœur et humour, pour sauver les débris anémiés d’une société malade.


Vous pouvez également consulter cet article sur le film suivant de Michael Moore, Fahrenheit 9/11.

par Matthieu Chéreau
Article mis en ligne le 26 juin 2005 (réédition)
Publication originale 17 décembre 2002

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