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Dogville, de Lars Von Trier

Tentative de fusion du cinéma, du théâtre et de la littérature, violent réquisitoire contre certaines valeurs de la société américaine, conte philosophique, il y a un peu de tout ça dans Dogville, le nouveau long-métrage de Lars Von Trier. Le cinéaste danois y fait une nouvelle fois preuve d’un esprit d’innovation radical, suffisamment rare dans le cinéma contemporain pour forcer à lui seul l’admiration. Le casting particulièrement impressionnant, et justifierait presque à lui seul le déplacement.


(JPEG)Avec Dogville, Lars Von Trier a entrepris une magnifique entreprise de création et de destruction. Le nouveau film du cinéaste danois s’attaque à la fois à une esthétique cinématographique et à une morale d’abord prédominante dans le monde anglo-américain. En un prologue et neuf chapitres, Dogville suit les pas de Grace, une jeune fille de la ville poursuivie par de dangereux gangsters. Elle vient se réfugier à Dogville, un petit village des Rocheuses qui accepte de la garder à condition qu’elle aide la petite communauté à vivre. Ce petit paradis se transforme rapidement en une véritable prison. L’action de Dogville se situe dans les années 1930, en pleine Dépression.

Pour son nouveau film, Lars Von Trier a choisi de fusionner théâtre, littérature et cinéma. L’histoire de Dogville est d’ailleurs inspirée d’une des chansons de L’Opéra de quat’sous de Brecht et Weill, qui abordait le thème de la vengeance. Le cinéaste reste donc fidèle à l’esprit d’expérimentation qui caractérise l’ensemble de sa carrière, bien au-delà de la fondation (et de l’abandon) du Dogme. Dogville est d’abord le fruit de partis pris esthétiques forts. Comme le cinéaste l’expliquait à Stig Björkman dans le numéro du mois de mai des Cahiers du cinéma : "Aujourd’hui, on peut faire presque tout avec le cinéma. A l’aide d’un ordinateur, je peux introduire un troupeau d’éléphants dans une scène ou créer un glissement de terrain. Mais ça ne m’amuse pas. Je préfère plutôt peindre les contours d’un chien sur le sol du studio pour marquer qu’il y a un chien ou placer une caisse à bière dans un coin pour marquer qu’il y a un bar là." Un énorme hangar fait donc figure d’unique décor. Toutes les habitations de Dogville sont simplement indiquées par des traits de craie à la main. Ce refus d’un décor traditionnel donne une dimension abstraite à l’espace que le cinéaste a parfaitement su contrebalancer par des choix très réalistes de mise en scène. Le film bénéficie d’un énorme travail sur le son et la lumière. Ainsi, des bruits de pas au sol, de portes qui s’ouvrent, voire de pluie qui tombe accompagnent les déplacements de chacun des personnages. Des effets d’éclairage reflètent les différents degrés de luminosité du jour. Ils retravaillent notre vision de l’espace, notamment par l’usage de fonds blancs et noirs marquant l’alternance jour/nuit.

(JPEG)Le réalisme du film est également accru par le choix de tourner en numérique et le jeu très neutre et naturalistes des acteurs qui éloigne le film d’un simple théâtre filmé. Les différents personnages, bien que portés par un impressionnant casting de vedettes internationales de tous âges (Lauren Bacall, Ben Gazzara, James Caan, Harriet Anderson, Chloë Sevigny, Jeremy Davies, Stellan Skarsgard, Philip Baker Hall, Paul Bettany etc.), bénéficient d’un important travail de maquillage visant à les enlaidir et à leur donner une plus grande crédibilité. Seule Nicole Kidman, quasi-omniprésente devant la caméra de Lars Von Trier dès son entrée en scène, a pu au contraire se montrer sur son meilleur jour afin de bien marquer le contraste avec les autres. Son personnage, Grace, est une fille de la ville. L’actrice est à son habitude parfaite dans le film. Elle est sans doute la seule actrice au monde aujourd’hui à pouvoir recréer l’aura des grandes comédiennes américaines du passé. L’actrice passe ici à merveille de la grâce et de l’innocence de ses premières semaines à Dogville au désenchantement froid et distant des longs jours qui suivent. Kidman arrive à maintenir une sorte de dignité inviolable, même dans les moments les plus durs du film, ce qui évite à Dogville de tomber dans le piège de la pitié. Lars Von Trier a ainsi dû maintenir un fragile équilibre entre distanciation et empathie que l’on retrouve dans ses principaux choix de mise en scène. Le cinéaste alterne ainsi constamment des gros plans des différents personnages, et notamment du visage de son héroïne, et des plans plus larges montrant la vie quotidienne de cette petite communauté. Ce passage de l’un à l’autre permet à plusieurs moments de créer des effets de suspense puisque, si nous voyons tout ce qui se passe sur le plateau, les personnages, eux, doivent faire face à des murs imaginaires qui les séparent les uns des autres. Le choix d’une narration en voix-off va également dans le sens d’une distanciation avec les personnages et l’histoire puisque se trouve inscrit un point de vue extérieur au cœur même de la fiction.

(JPEG)Cette remise en cause d’une esthétique spectaculaire s’accompagne d’une violente critique des principales valeurs de la démocratie anglo-saxonne fondée sur le partage d’intérêts et le recours au contrat. Dogville se présente comme une expérience morale. La ville abrite un écrivain, Tom, qui se donne pour ambition de connaître, puis de redresser, la véritable nature de ceux qui forment sa petite communauté. Il décide alors d’utiliser la venue de Grace à Dogville pour tester la capacité des habitants à recevoir un présent. Ceux-ci acceptent de l’abriter à la condition que celle-ci sache se rendre indispensable à la communauté. La défection d’un seul des membres suffirait à la renvoyer seule à son sort. Son acceptation par la communauté se fait donc sous des conditions spéciales qui minent dès le départ toute possibilité d’intégration. Grace pourtant n’a qu’un but : devenir un jour un membre à part de Dogville. Ce qu’elle ne perçoit pas, c’est que c’est impossible. Toutes les bonnes actions qu’elle apporte à la communauté sont jugées d’une part comme lui étant dues, puisque chacun des habitants prend un risque personnel à l’accueillir, et, d’autre part, comme intéressées, puisqu’il est impossible de séparer des réelles motivations de l’intruse son affection pour Dogville et son intérêt à rester caché loin de la ville et des gangsters. Le jeune fils de Chuck le lui fait d’ailleurs remarquer en lui rappelant constamment qu’elle a intérêt à se faire aimer, comme si ce mouvement ne pouvait être simplement naturel.

(JPEG)Au fur et à mesure que la pression s’accentue sur le village par la venue répétée de la police, il est tout naturel que chacun devienne plus exigeant envers elle. L’ensemble des relations entre Grace et les habitants étant réglées par contrat, ces derniers ne se sentent aucune obligation ou sentiment autre envers la jeune femme. Seule la loi du marché prévaut, et celle-ci est dictée par ceux qui ont la position la plus forte. Grace finit par être complètement exploitée, violée au nom du bien d’une communauté dont on lui refuse par ailleurs l’accès. Dogville montre ainsi pourquoi une communauté ne peut se fonder uniquement sur des liens marchands. On assiste également à l’application, dans cette petite ville, de la philosophie utilitariste, qui se trouve au fondement même des sociétés anglo-américaines. Il est juste que certains individus se sacrifient si cela profite au plus grand nombre, proclame-t-elle. C’est la morale tragiquement intégrée par Grace, qui accepte patiemment son sort et refuse de condamner ses bourreaux. Cette mise à l’écart est la source d’une très grande violence à la fois sociale et physique. C’est elle qui enclenchera au final la vengeance.

Lars Von Trier dénonce pour finir l’hypocrisie de ce type de démocratie où règne toutes les perversités prophétisées par Tocqueville il y a un siècle dans son essai De la démocratie en Amérique : tyrannie de la majorité, repli de l’individu sur lui-même et fort conformisme social. Dogville est très vite marquée du sceau de l’hypocrisie. Chacun est prompt à surveiller et à condamner ce qu’il se passe chez le voisin sans se soucier de son propre comportement. Le refus de Grace de se soumettre désormais aux exigences et à la morale de cette communauté va précipiter son exclusion et son sacrifice. Dogville est donc un réquisitoire virulent contre toutes les valeurs fondamentales de l’Amérique, ce qu’a parfaitement compris le critique de Variety présent à Cannes, qui, dans son compte rendu du film, expliquait : "C’est une attaque en règle, idéologique et apocalyptique, contre les valeurs américaines. Lars Von Trier a jugé l’Amérique et lui inflige l’annihilation immédiate. C’est un "J’accuse" dirigé contre une nation entière, condamnant comme indigne d’habiter un pays qui a attiré plus de gens sur ses rivages qu’aucun autre." Le film se clôture d’ailleurs sur un générique composé de photos sépias d’individus représentant l’Amérique de la misère, au son du Young Americans de David Bowie. All the way from Washington / Her bread-winner begs off the bathroom floor / We live for just these twenty years / Do we have to die for the fifty more ?

(JPEG)Cependant, il ne faut pas s’y tromper. Il y a chez Lars Von Trier un pessimisme anthropologique qui dépasse largement le simple cadre d’une critique de l’Amérique et qui flirte même par moment avec le cynisme. Le cinéaste se sert des Etats-Unis comme d’un moyen pour s’adresser au monde entier et explorer les dérives de la totalité de nos sociétés occidentales. La communauté de Dogville n’est d’ailleurs pas sans rappeler le conformisme et la bêtise des sociétés de Breaking the waves ou des Idiots. Avec ce nouveau film, Lars Von Trier continue d’explorer et de redéfinir certains des thèmes fondamentaux de son œuvre comme celui du sacrifice, mais aussi une certaine vision de l’humain. Tom est à ce titre une sorte de double du cinéaste dans le récit. C’est le metteur-en-scène qui tire toutes les ficelles pour révéler la vraie nature des hommes. Les personnages, chez le cinéaste danois, sont déchirés entre leur individualité et leur rapport castrateur au groupe. Ils sont également partagés entre la force de leurs instincts les plus sombres et la nécessité de les dépasser pour atteindre l’état civilisé. Entre toutes ces contradictions règne forcément une certaine ambiguïté. De ce combat et du résultat, chacun est juge, Lars Von Trier laissant intelligemment le soin au spectateur de se faire son idée sur la morale de ce petit conte didactique sur la nature de l’homme en société.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 9 octobre 2005 (réédition)
Publication originale 23 mai 2003

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