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Ecrire le passage

Le rêve d’une poésie transparente. Le monde de Jaccottet passe par la double expérience, indissoluble, des limites et du passage, où la conscience aiguë du néant est indissociable d’une beauté qui brille de sa fragilité. La conscience de la mort est omniprésente dans les poèmes.


Unique espace infranchissable [1], blessure, les mots ne manquent pas pour tenter de décrire l’anéantissement.

Notre mètre, de lui à nous, n’avait plus cours : autant, comme une lame, le briser sur le genou [2].

Mais c’est la ruine prochaine qui fait de l’éblouissement un miracle. Chez Jaccottet, la beauté comme « Insaisissable », « Illimité » n’existe que par le voisinage de la mort, comme le Yin et le Yang. Ainsi brille l’étrangeté du monde :

ce sont les choses seules qui se transfigurent, n’étant absolument pas des symboles, étant le monde où l’on respire, où l’on meurt quand le souffle n’en peut plus. [3]

Les choses contiennent en effet ce que Heidegger dans Les Chemins qui ne mènent nulle part appelait "cet élément d’étrangeté et de repliement sur soi-même" qui est "dans l’essence de la chose" et sa vérité intemporelle :

On rencontre aussi des genévriers ; (...) des espèces de constellations terrestres dont ils seraient les astres : c’est qu’ils ont aussi quelque chose de lumineux en leur centre, on serait tenté de dire une bougie. Ils ressemblent à de modestes pyramides dont le vert sombre, couleur de temps et de mémoire, se givre en son milieu : de petits monuments de mémoire, (...) entre lesquels le promeneur s’arrête, pris dans un réseau... [4]

Les distances s’abolissent : aux constellations font écho la lueur discrète de la bougie, le végétal rappelle les tombes immémoriales. Passeurs d’un autre cosmos, les genévriers arrêtent le promeneur et transforment son regard, de distrait en contemplatif.

De cette expérience spirituelle naît le besoin d’écrire. Le poète connaît certes la limite des mots :

aucune vérité vivante ne peut se réduire à une formule ; (...) Et l’on finit par penser que toutes les choses essentielles ne peuvent être abordées qu’avec des détours, ou obliquement, presque à la dérobée. Elles-mêmes, d’une certaine façon, se dérobent toujours. Même, qui sait ? à la mort. [5]

Consciente de ces limites, l’écriture de Jaccottet fait profession d’effacement. Graines, fleurs, herbe, terre, autant d’éléments dont l’humilité fait toute la noblesse et qu’il s’agit de dire sans défigurer. D’où une écriture qui se fait elle aussi passante : Jaccottet n’énonce une image que pour en souligner les limites, et glisser à une autre. Dans la trame des similitudes soulignées et abandonnées, les métaphores deviennent transparentes : des constellations aux pyramides, il y a un écart qui permet aux genévriers de garder leur mystère inviolé.

L’effacement, la promenade, le respect ébloui de la nature, qui n’est pas sans rappeler l’esthétique du haïku : autant de thèmes zen, mais qui semblent moins résulter d’une influence que d’un propre vécu et d’une voie personnelle.

La voix limpide, bouleversante par sa simplicité et sa transparence :

(...)Sur la douleur, on en aurait trop long à dire. Mais quelque chose n’est pas entamé par ce couteau ou se referme après son coup comme l’eau derrière la barque. [6]

par Gabrielle Lauzan
Article mis en ligne le 12 février 2005

[1] Cf.Leçons

[2] Ibid.

[3] Cf. Paysage avec Figures Absentes

[4] Cf. Ibid.

[5] Cf. Ibid.

[6] Cf. A la Lumière d’hiver

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