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Le Moine, de Matthew Gregory Lewis

Déjà amorcée par certaines oeuvres gothiques anglaises (Walpole ou Ann Radcliffe), l’atmosphère terrifiante dans Le Moine (ou The Monk, titre original) de Matthew Gregory Lewis (paru en 1796) s’inscrit dans le genre gothique en renforçant d’une part l’atmosphère macabre, d’autre part la présence du mal en tant qu’acteur et actant de l’intrigue principale. En un sens, il est un élément charnière entre ce qui l’a précédé (le roman qui fait peur) et ce qui le suivra (le roman du mal). A fortiori, cette thématique du mal contrebalance la littérature d’idées du XVIIIème où la primauté que l’on donnait à la Raison, en tant qu’idéal humaniste, semble avoir fait naître, à contre-courant et en rupture, une littérature imaginative et émotionnelle, explorant un potentiel narratif non encore exprimé jusqu’alors : le héros et le surnaturel.


Le Moine : roman noir donc. Né au XVIIIème, en Angleterre, on appelle aussi ce genre de littérature roman gothique ou encore roman terrifiant. Le genre fait une large part au fantastique, en d’autres termes, à l’intrusion du surnaturel dans la réalité ; à la base il s’agit de retenir l’attention du lecteur jusqu’à lui faire peur, très peur. Le roman de Matthew Gregory Lewis oriente le roman de la terreur vers le roman du mal. C’est en effet la présence satanique et l’intervention directe du diable dans l’intrigue qui font basculer le personnage du moine vers le blasphème, le stupre et la dépravation. En 1796, le roman connut un aussi large succès qu’un scandale de taille. Il faut dire que ce moine tombé en déréliction est un exemple de perversion peu commun.

Modèle incarné de la vertu, Ambrosio, 30 ans, prieur du couvent des Capucins à Madrid et surnommé L’Homme de Dieu, élevé dans un monastère et jamais sorti du cloître, galvanise les foules de fidèles venus l’entendre en la cathédrale, par les sermons les plus éloquents qu’on ait jamais entendus jusqu’alors. Se dresse dès le début du roman, un personnage austère, froid, détaché des turpitudes mondaines qui agitent la société et mêmes ses frères de piété ou de vocation amenés à prêcher à l’extérieur des bâtiments religieux. Le récit se déroule en Espagne, en pleine Inquisition. A ses côtés figure un jeune moine, Rosario, un être doux, délicat, amical, empreint de sollicitude. Près de ce jeune éphèbe, le grand prieur Ambrosio, si rigide sur les points de religion et l’existence monacale se laisse aller à davantage de chaleur humaine et une sorte de tendresse fraternelle semble émaner de leurs rapports. Très vite pourtant, l’histoire bascule...et le jeune Rosario révèle son identité. Ce quiproquo de taille vient perturber de façon inexorable la situation initiale qui campe, à l’ouverture du roman, un moine pur, voué au culte de Dieu et dont l’incroyable vertu est salvatrice pour tous les pécheurs qui l’approchent. Malheureusement, le Bien incarné en homme est depuis toujours une proie de choix pour l’Enfer... C’est donc le récit de la tentation et la lente progression vers la Chute que Lewis va mettre en scène dans un incroyable décorum où le spectaculaire et le surnaturel vont aller jusqu’à l’apothéose.

Un héros très noir au centre de l’intrigue apporte en soi un paramètre nouveau dans le genre du roman terrifiant. Bien que les codes narratifs du roman gothique anglais soient très présents dans le récit (le protagoniste démoniaque contraste fortement avec des personnages qui s’honorent par leurs valeurs hautement héroïques : courage, intégrité, pureté des sentiments amoureux), Le Moine amène une originalité : au lieu de centrer le principal intérêt du récit autour de l’innocente victime, il se focalise sur la noirceur du personnage principal. Quoique ses crimes paraissent impardonnables et horrifiants, il est toutefois traité selon une vision romantique avant l’heure : on met en avant la dualité d’Ambrosio, tiraillé entre le charnel et le spirituel, la luxure et la vertu, l’enfer et le paradis. Pour nous ces divers éléments s’inscrivent dans les clichés manichéens de tout roman simpliste mais replaçons-les en vertu de l’époque où l’œuvre paraît, c’est-à-dire à un moment où le siècle des Lumières a enfiévré toute l’Europe d’une littérature d’idées, axée sur la raison, la démonstration, l’argumentation, le conte ou l’essai philosophiques ...En 1796, on s’émancipe de ce carcan littéraire et on cherche dans cette nouvelle prose, faisant une large place à l’imaginaire et aux fantasmagories de l’au-delà, de nouvelles sensations. Entre fantastique et œuvre romantique, le Moine illustre parfaitement ce que sera le décorum des œuvres prochaines dans le siècle à venir : des châteaux et des églises en ruine, des monastères et des souterrains secrets, des cryptes et des caveaux humides, des prisons qui exsudent le salpêtre, des lieux mystiques et baignés de l’aura du passé et puis aussi des héros rongés par le remords et la passion, bannis de la société des hommes à cause de leurs méfaits. The Monk préfigure déjà ces différents motifs. Il y manque seulement le lyrisme particulier qui teintera de poésie le discours des héros romantiques et le caractère édifiant ou sublime de certains personnages.

Le principe du récit à tiroirs fait se dérouler, en parallèle d’abord, plusieurs intrigues avant qu’elles ne se croisent et rejoignent l’intrigue principale. Ce procédé oriente le lecteur dans différentes voies et bien que le nerf principal de l’histoire soit la chute d’un moine charismatique, de ses actes de fornication et autres crimes beaucoup plus cruels, les différents niveaux narratifs amènent progressivement tous les éléments de connaissance nécessaires à la compréhension du récit. C’est également une mesure assez habile pour donner de l’étoffe, du suspense au texte et reculer l’échéance du bouquet final... Pas moins de cinq récits s’entrecroisent : Antonia et Dona Elvire, mère et fille d’une riche maison et futures victimes du moine, Béatrix le fantôme de la nonne sanglante qui hante le château de Linenberg, Don Raymond, marquis de Las Cisternas , volant au secours d’Agnes de la Medina, une soeur séquestrée, Don Lorenzo et Don Alphonso, frères d’Agnes ...De cette intrigue complexe, mêlant plusieurs voix ressort une facture encore classique dans la composition mais dont le principal intérêt réside dans le maillage des destins qui finissent par se recouper. Les divers éclairages donnés à l’histoire entretiennent le mystère du personnage démoniaque et plus encore, la manière dont le perçoivent ceux qui le côtoient, aveuglés par le charisme et la piété sans exemple du moine.

Cette lecture plurielle du point de vue des personnages ne fait que renforcer l’idée qu’ils ne connaissent rien de la lente dégradation morale de l’homme d’église. A sa parution, le roman fut jugé antireligieux et subséquemment subversif dans la mesure où il entache fortement la vie cléricale. Ce n’est pas sans rappeler, sur certains points, « La Religieuse » de Diderot ou même « Manon Lescaut » de l’abbé Prévost. Toutefois Le Moine va beaucoup plus loin puisqu’il évoque une abbesse criminelle récidiviste, les frustrations et les désirs sadiques de sœurs dépravées, le spectre sanglant d’une nonne défroquée et surtout les pulsions sexuelles et sanguinaires d’un religieux vénéré du clergé et du peuple. C’est ce déchaînement des passions, suivant irrévocablement une chaîne causale qui amène le protagoniste à sa perte et conduit le récit à un paroxysme du sadisme, il faut bien le dire. On laisse voir, avec un certain accent tragique toutefois, un homme impardonnable. Là où une littérature plus édifiante donnerait ce personnage en compassion, le Moine n’est autre qu’un antihéros psychopathe et trop noir et trop faible pour toute tentative de rédemption, même de la part du lecteur...

Grégory Lewis explicite les transgressions et perversions du moine Ambrosio par différents éléments qui induisent un déterminisme certain dans l’élaboration de cette personnalité duelle et donne autant d’éléments pour réinterpréter ce qu’est en réalité l’homme de Dieu, dont la nature même avait été brimée, frustrée par des années d’ascèse. Pour autant, le roman n’est pas subversif. Il se clôt sur un dénouement qui ne laisse aucun doute sur la morale que Lewis apporte à cette histoire et qui plus est, se termine sur un happy end général. Dans le fond, propre à ce genre de paralittérature, à l’époque, le récit fonctionne selon un canevas assez simpliste, naïf même qui laisse pressentir au lecteur, malgré le caractère terrifiant et très noir du roman, que les héros en Bien finiront toujours par triompher ...Ceci n’empêche en rien de se délecter de l’atmosphère ténébreuse, de l’aura satanique et des abominations blasphématoires commises tout au long de l’œuvre.

Et ce plaisir de lecture découle notamment du rythme du récit. En effet, la grandeur et la décadence du moine Ambrosio suivent un crescendo impressionnant .Dans un premier temps, c’est la transgression des vœux de chasteté qui pose le premier maillon d’une causalité qui ne cesse d’entraîner des effets de plus en plus pervers. Les longues frustrations sexuelles qu’a entraîné une retraite de plusieurs années, la découverte du désir et du plaisir charnel, une concupiscence frénétique conduisent le moine Ambrosio à aller de plus en plus loin- ce qui fera dire aux surréalistes qui ont remis ce roman au goût du jour qu’il forme un parangon des expériences des limites- Le surnaturel, la présence luciférienne, l’anathème prémonitoire qu’une jeune nonne lance sur la tête d’Ambrosio, les rites sataniques, le viol, le meurtre sont riches en apparitions spectrales et en scènes macabres. Certaines sont même horrifiantes et d’autres tellement fantasmagoriques qu’on serait tenté d’y voir de nos jours un peu tout ce que le cinéma a pu procurer avec du carton-pâte et à force de blue-screen et autres effets spectaculaires !... Sur la fin, et relevant d’un tour de virtuose, le coup de théâtre surnaturel (Lucifer emmène le moine qui vient de pactiser avec lui) fait atteindre le récit à son comble. Mais le point d’acmé est encore un peu plus loin, juste avant de tourner la dernière page...Du coup, l’apothéose est grandiloquente tant ce moine défroqué, fanatique de la chair et de surcroît suppôt de Satan illustre à l’excès la misère de la condition humaine.

Ce roman anglais va donc, par ses originalités décrites plus haut, marquer de son sceau les productions à venir dans ce genre ; son influence est en effet primordiale. A l’origine, Le Moine lui-même s’est inspiré de plusieurs influences : une légende allemande pour l’épisode du spectre de la nonne sanglante, Ann Radcliffe (autre auteur de renom pour le roman gothique) qui a précédé Lewis dans l’exploration des caveaux et souterrains et déjà su donner une couleur locale aussi bien ténébreuse que mystérieuse, l’apparition du Juif errant (personnage principal d’une légende racontant l’histoire d’un juif qui refusa de laisser Jésus-Christ se reposer sur le pas de sa porte alors qu’il portait sa croix jusqu’au Calvaire), le Saint-Pierre de Spiess pour le premier Faust. Mais l’originalité particulière de l’auteur est d’introduire une certaine tragédie dans le personnage d’Ambosio, . Avant d’être criminel et de sombrer dans un délire de psychopathie, il est tout de même une victime et c’est, pour l’époque, encore relativement nouveau que de se tourner vers une sorte de anti-héros. De quelque manière qu’il ait pu marquer son siècle, Le Moine oriente progressivement le roman terrifiant vers le roman horrifiant, c’est le cas du Frankestein de Mary Shelley publié en 1818 ou du Melmoth ou l’homme errant de Charles Robert Maturin en 1820. Dans le même temps, les écrivains romantiques français s’essaient tous au roman noir tels Hugo, Nodier, Dumas, Balzac... genre qui dérivera plus tard dans le siècle vers le roman populaire ou le roman fantastique. Au XXème, Le Moine, qu’a rendu célèbre la traduction d’Antonin Artaud, a été remis à l’honneur par les surréalistes. Le préfacier de l’ouvrage en question le justifie ainsi : « Matthew Gregory Lewis a réussi à peindre la foudre du blasphème et l’éclair de la passion en termes poétiques et tendres. Il a osé célébrer, en le condamnant du bout des lèvres ce que les surréalistes appeleront l’amour fou...la passion qui doit s’accomplir jusqu’à la destruction de l’être. L’amour qui n’a d’autres limites que celles des sens, qu’aucun obstacle n’arrête, pas même ceux attachés à la condition de moine. » (Francis Lacassin).


Ouvrage de référence : Le Moine extrait de Romans terrifiants collection Bouquins, Edts Robert Laffont- 1984. Dans le même ouvrage, on peut lire :

Le Château d’Otrante (1764) par Horace Walpole

L’Italien ou le confessionnal des pénitents noirs (1797) par Ann Radcliffe

Les Elixirs du diable (1816) par Enerst Theodor Amadeus Hoffmann

Melmoth ou l’homme errant (1820) par Charles Robert Maturin

Première de couverture mise en image : Le Moine Editions Babel, Les Fantastiques

Lien vers les Editions Boucher (livres numériques) : http://www.leboucher.com/vous/lewis/moine.html

Lien vers les Editions Corti : http://www.jose-corti.fr/titresromantiques/moine.html

Lien vers Lire magazine au sujet du roman anglais : http://www.lire.fr/site.asp/idC=41592&idTC=29&idR=242&idG

Lien vers The Literary Gothic (site en anglais) : http://www.litgothic.com/Authors/lewis.html

par Corinne Cherifi
Article mis en ligne le 27 janvier 2005

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