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Entretien avec Sahé Cibot, coordinatrice éditoriale chez Sakka

En octobre 2004, Casterman, qui n’avait jusqu’à présent posé qu’un pied prudent dans le manga, annonce le lancement d’une ambitieuse collection d’auteurs. Un an après, petit bilan avec Sahé Cibot pour nous expliquer le fonctionnement de Sakka, le choix des titres et bien d’autres choses encore.


Quel bilan tirez-vous de votre première année d’existence ?

En un peu moins d’un an, nous avons réussi à implanter la collection avec un format différent de ce qui se faisait jusque là et surtout une ligne éditoriale nouvelle, qui est à présent suivie par d’autres éditeurs. Nous avons fait connaître divers auteurs comme Kiriko Nananan, Q-ta Minami ou encore Daisuké Igarashi... Cette première année nous a donné envie de continuer sur notre lancée et nous avons hâte de faire découvrir aux lecteurs les nouvelles œuvres de ces auteurs, ainsi que d’autres mangakas, qui sont cultes au Japon.

Comment choisissez-vous vos titres, y a-t-il des critères précis, un impératif de diversité, ou fonctionnez-vous au coup de cœur ?

Dans un premier temps, Frédéric Boilet, notre directeur de collection vivant au Japon, sélectionne des titres qu’il nous envoie. Puis nous sommes cinq à nous prononcer sur ces titres, tant sur le plan graphique que sur le plan du contenu. Au final, nous retenons les mangas que la majorité de notre comité veut éditer.

C’est donc assez démocratique ?

Voilà. Nous essayons d’avoir des avis complémentaires, car au sein du comité éditorial, nous avons des sensibilités et des approches différentes, le but étant de faire un choix intelligent, de ne pas se lancer dans un choix sur un coup de tête.

(JPEG)Avez-vous des titres qui ont très mal marché ?

Disons plutôt qu’il y a un titre qui n’est pas immédiatement accessible et plus long à mettre en place que les autres. Il s’agit des Aubergines, de Iô Kuroda.

Cela est dû au fait que ce soit en trois tomes ?

On ne sait pas trop... peut-être à cause du caractère décousu des histoires dans cette œuvre. Néanmoins, le travail de cet auteur est intéressant et nous allons publier une histoire de lui intitulée Le Clan des Tengu, en quatre volumes. Nous pensons qu’elle permettra à l’auteur de trouver son public et que ses Aubergines en bénéficieront.

Vous êtes la première collection à mettre si fortement en avant "l’auteur". C’est une notion finalement assez floue : est-ce que tu pourrais expliquer la ligne éditoriale de la collection ?

C’est vrai que quand on parle de "sakka" en japonais, ça veut dire "auteur". C’est un terme plutôt neutre. Dans le cadre de cette collection, on pense d’abord à "l’artiste", notre idée étant de fonctionner non pas par série, mais par auteur : "On a Kiriko Nananan, on a Hideji Oda..."

Par exemple, nous avons publié un one-shot de Q-Ta Minami en 2005 (Jeux d’enfants), et un deuxième (Adieu Midori) est prévu pour le courant 2006, et nous avons commencé à travailler sur une série. Si un jour, cet auteur réalise une série en quinze volumes, eh bien nous sortirons sa série en quinze volumes. Nous voulons privilégier l’individu, l’humain qui donne naissance à ces œuvres. C’est pour ça qu’il y a des biographies sur notre site ainsi qu’à la fin des livres. Autre exemple : dernièrement nous avons fait une interview de Hiroaki Samura, l’auteur de L’Habitant de l’infini, ainsi qu’un portofolio avec un petit mot de sa part.

Fin novembre, vous avez fait paraître The World is mine d’Hideki Arai, avec une importante campagne de promotion. Est-ce une sortie importante pour vous ?

The World is mine était une série très attendue. Après L’Habitant de l’infini, nous voulions montrer notre volonté de continuer à proposer de longues séries. Là, il y a quatorze volumes et c’est une série choc. Nous avons par ailleurs décidé de la publier dans un format plus petit, plus classique pour la rendre plus accessible. C’est un titre vraiment très riche et fort, que nous avons eu envie de favoriser au maximum.

Que ce soit une série longue change les choses, augmente les risques ?

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THE WORLD IS MINE by Hideki ARAI © 1997 / Shogakukan Inc., Tokyo

Généralement, les ventes d’une série baissent au fur et à mesure des tomes. Il arrive qu’elles descendent un peu puis stagnent, ce qui est une bonne chose, puisque cela veut dire que la série a trouvé un noyau dur de lecteurs. Pour The World is mine, nous n’avons pas hésité : la richesse du scénario nous a convaincus. Il faut dire aussi que Frédéric est un fan de la première heure d’Arai : c’est en lisant Miyamoto kara kimi e qu’il a eu envie de découvrir le Japon, de se lancer. Cette œuvre a provoqué une forte émotion chez lui, elle lui a donné une sorte de déclic. Toutefois, l’éditeur japonais n’est pas encore décidé à mettre ce titre sur le marché. Et pour la petite anecdote, à l’époque où je travaillais chez Akata/Delcourt et que j’ai proposé Ki-itchi pour leur collection, j’ai fait des recherches sur internet pour en savoir plus sur l’auteur et son œuvre. Et là, je suis tombé sur le site de Frédéric Boilet, qui était le seul site en français où il était question de Hideki Arai. Comme quoi, le monde est petit !

Votre promotion pour The World is mine fut très présente sur le net. Que pensez-vous des communautés assez actives qui s’y sont développées ? Niche de fanatiques ou espace critique et source d’information sur le lectorat ?

Internet est un média très intéressant, qui a ouvert énormément de perspectives. C’est un nouvel espace de liberté et de communication pour les lecteurs, mais aussi pour les éditeurs. D’ailleurs, nous comptons développer les opérations du genre de celle pour The World is mine.

En ce qui concerne les "communautés", tant que les internautes savent prendre du recul par rapport à ce qui se dit ou les informations qui sont fournies, je trouve très bien que les lecteurs de mangas puissent échanger des informations ou défendre leur point de vue.

Vous qui avez publié seulement une trentaine de titres, pensez-vous que l’augmentation spectaculaire de l’offre soit un phénomène inquiétant ?

Par rapport à l’offre existante, Sakka est une collection innovante : nous avons proposé aux lecteurs un genre de mangas qui était très peu représenté jusque là et qui ne peut donc que se développer. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se produire. Et le lectorat devrait continuer à s’élargir dans les années qui viennent, car les mangas font de plus en plus partie de notre quotidien.

Donc vous n’êtes pas inquiétés par l’arrivée de tous ces nouveaux éditeurs ?

Les choses ont bougé très vite ces deux-trois dernières années, les éditeurs poussent comme des champignons. Le risque est que les lecteurs arrivent à saturation, mais comme Sakka est une initiative récente, notre lectorat va encore s’élargir. Je pense par exemple que les femmes d’âge mûr peuvent être sensibles à des œuvres intimistes, comme celles de Kiriko Nananan ou Kan Takahama, car elles expriment des sentiments universels, des préoccupations de femmes qui vont toucher quel que soit le pays d’origine de la lectrice.

Vous ne visez pas le lectorat adolescent ?

Si, même si la majeure partie de nos lecteurs sont plutôt des jeunes adultes, des gens plus matures. Cela vient du fait qu’il y a des personnes qui ont lu des mangas pendant plusieurs années et qui ont à présent envie de découvrir autre chose.

(JPEG)Et L’Habitant de l’infini ?

Oui, dans la collection telle qu’elle est actuellement, c’est peut-être plus orienté "grand public" que le reste. Mais comme ce n’est pas un choix de Frédéric, c’est un titre un peu à part.

Choix que vous avez quand même assumé.

Bien sûr ! Le graphisme est superbe, l’histoire réussit à tenir en haleine... Cette œuvre a sa place à part entière dans Sakka.

Les prix de vos titres sont plus élevés que ceux des autres éditeurs, pouvez-vous les expliquer ?

Nous avons tenu à ce que les mangas de la collection Sakka aient un certain niveau de qualité, tant sur le plan de la traduction, que de l’adaptation graphique, du papier, de l’impression... afin de servir au mieux le graphisme et le scénario des œuvres. Or, tout cela génère un coût, qui détermine le prix. Par ailleurs, dernièrement, nous avons remarqué que d’autres mangas dans le même format que les Sakka étaient proposés à des prix similaires, ce qui au final, signifie que nous ne sommes pas particulièrement au-dessus de ce que proposent les autres éditeurs.

Certains mangaka, comme Oda, Takahama ou Taniguchi, sortent tantôt chez Ecritures, tantôt chez Sakka. Comment se fait la coordination entre ces deux "collections d’auteurs" ?

Les deux collections sont différentes : Sakka est une collection de mangas, en sens de lecture original, tandis que dans Ecritures sont éditées des bandes dessinées de toutes origines et uniquement en sens de lecture occidental. Un auteur peut trouver son public dans l’une comme dans l’autre. Par exemple, si demain un auteur japonais décide de créer une bande dessinée en couleurs, nous n’allons pas l’éditer en noir et blanc dans Sakka. Concrètement, dans le cas de Jirô Taniguchi, nous nous sommes dit qu’il avait trouvé son public dans Ecritures, en sens de lecture français, mais que certains fans de manga, ne lisant que dans le sens de lecture japonais, passaient peut-être à côté. Donc éditer une de ses œuvres dans Sakka nous permet de le faire découvrir à de nouveaux lecteurs. A l’inverse, ceux qui le connaissent déjà grâce à Ecritures et qui ne sont pas familiarisés avec le sens de lecture japonais pourront s’y initier avec le Gourmet Solitaire, dans Sakka, et de là, lire d’autres mangas dans ce sens de lecture. Le but est de créer des passerelles entre les collections pour ouvrir le lectorat de chacune à de nouvelles choses.

(JPEG)Sakka est-elle une collection à part chez Casterman ? Le fait que ce soit du manga lui donne-t-elle plus d’autonomie ? Par exemple, elle a son propre site...

Sakka est avant tout une collection nouvelle, un projet récent, qui avait besoin d’une visibilité à part. Avec cet outil, Frédéric Boilet peut montrer aux internautes comment les choses se passent de son côté, au Japon, l’actualité de certains auteurs, etc., avec des petites anecdotes sympa, des photos. Cela correspond à notre optique d’humaniser la collection. D’ailleurs, avec son développement, nous allons davantage animer le site, le rendre plus dynamique.

Frédéric Boilet habite au Japon, est-ce spécifique à Sakka ?

Je dirais plutôt que la spécificité de Sakka, c’est d’avoir un directeur de collection qui vit au Japon et auteur lui-même... qui est Sakka lui-même. [rires]

Merci à vous.

par Baptiste R.
Article mis en ligne le 25 juin 2006

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