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Ilium

Mémoire et savoir, réflexion sur la culture.

Dans la plaine d’Ilium, les mortels s’étripent. Sur l’Olympe aux mille marbres, les Immortels s’en réjouissent. Au château d’Ardis, on jouit hédonistement d’une existence sans Alpha ni Omega. Et enfin, sur les lunes de Jupiter, crabes géants, submersibles et docteurs ès lettres planifient une expédition de grande ampleur. Le décor ainsi dressé, que le Barde empoigne sa lyre, et compose sur les cordes les vers de l’aède aveugle...


Au cours d’une interview qu’il accorda à Artelio, Jean-Daniel Brèque, le traducteur d’Ilium, (entre autres oeuvres de Dan Simmons) nous confiait être "frappé par un thème récurrent que peu de critiques ont remarqué chez Simmons et qui, selon [lui], infuse toute son oeuvre : celui de la transmission, que ce soit celle du savoir ou celle des valeurs [...] Relisez tous ses romans, et vous verrez que leur charnière est bien souvent la nécessité de transmettre un savoir, une expérience, une valeur, d’un personnage à l’autre, d’une génération à l’autre".

Cette obsession de la transmission transpire à tous les niveaux d’Ilium : dans le rapport entre Savi, la juive errante, et les humains hédonistes à qui les notions de savoir et de culture sont devenues étrangères. Mais également dans la relation entre Orphu et Mahnmut, les moravecs, qui cherchent à se communiquer l’un à l’autre leur passion pour les auteurs humains. Ces entités avaient d’ailleurs, à l’origine, été dotées par leurs créateurs du goût et de l’intérêt pour la culture, bien que soit sans rapport avec leurs missions. Ils sont les avatars du désir que l’homme a de transmettre son savoir, comme s’il luttait, par ce passage de relais, contre l’injure du temps, et la mort qui l’accompagne. Le personnage d’Harman, à l’aube de son dernier segment de vie, met en valeur ce rapport entre la culture et la lutte contre la mort. En lui, dernier humain qui sache lire sur terre, nait le désir de survivre au-delà du temps qui lui a été imparti.

L’Iliade souligne l’importance que la pensée grecque donne à la mémoire comme remède contre la mort. L’homme recherche la gloire, dans le combat, et plus particulièrement l’aristeia [1]. Noms et lignées y sont évoqués, car les héros font entendre qui ils sont, pour imprimer la mémoire de ceux qui les admirent. Achille est venu à Troie afin de gagner une renomée qui défiera les siècles. Et pour ce destin, il renonce à une vie longue, paisible et agréable. Dans Ilium, les figures d’Harman et de Daeman qui quittent l’existence bien réglée que les "posts" leur ont assigné, afin de chercher à percer les mystères et les ressorts de celle-ci, ne sont pas bien différente. Certes, ils ne briguent pas la gloire, mais leur engagement, qui est de renoncer à une vie confortable, est d’une nature identique.

Mémoire, et savoir, qui sont les deux termes qu’unit la culture, sont au coeur d’Ilium. Harman et Daeman ne recherchent pas des connaissances utiles à proprement parler, pas plus qu’ils ne recherchent le pouvoir ou la gloire. Ils bravent mille morts juste pour savoir. Cet élément se trouve souligné par Savi, qui plusieurs fois les interroge sur les motivations qui les poussent à dépasser leur existence de voluptés et de quiétude. L’idée d’Ilium est venue à Dan Simmons par la démarche qu’à eu l’auteur Edward Denby de refaire ses études universitaires classiques, au cours desquelles il s’est aperçu que les valeurs que l’on appelait les "humanités" étaient devenues étrangères à l’Américain moyen de la fin du XXe siècle. Des humanités, le Français se souvient mieux. Puisque le débat entre l’enseignement de ce fond de culture classique, en apparence inutile à la vie professionnelle, et le choix d’un enseignement reposant sur la technique, est récurrent lorsqu’il s’agit de réformer les programmes scolaires. D’ailleurs l’idée que les humanités ne sont que pure intellectualité, et vaine culture, s’est peu à peu imposée dans un monde où les filières techniciennes et pratiques deviennent loi. Quel intérêt à faire aujourd’hui du latin, ou du grec, sinon pour le savoir ? Savoir, et non plaisir, en effet : car il n’y a de plaisir dans l’étude des humanités que celui du savoir, et de la compréhension. De l’étudiant qui repasse ses gammes, à la démarche d’Harman, Savi et Daeman qui mettent leur vie en jeu et endurent mille morts, la boucle se referme. L’effort n’est conduit que dans le but d’augmenter son savoir, quand bien même celui-ci est vain. Plus personne ne parle le latin, et les grands textes sont traduits dans les langues courantes. De même, les humains d’Ardis vivent paisiblement, servis, et n’ont d’autres soucis que de noyer leur ennui dans des fêtes et une sexualité aussi épanouie qu’expansive. Dans un cas, comme dans l’autre, le savoir en question peut se réduire à une vaine considération. Pourtant, dès lors qu’ils obtiennent la connaissance du destin réservé aux humains par les post-humains, Harman et Daeman prennent conscience de l’importance de ce savoir qu’ils recherchaient uniquement pour lui-même. Ainsi, l’étudiant qui s’adonne aux humanités avec passion reçoit les bénéfices de ce travail, alors qu’il ne pouvait les anticiper. Car ces savoirs sont le fond commun de la culture de l’humanité, qui permettent de saisir l’intelligence d’hier, et de comprendre à travers elle l’homme du présent.

(JPEG)Dan Simmons mutliplie les invitations à se replonger dans les grands textes. Ilium ne se contente pas d’ouvrir la réflexion autour de la place de la culture. Le roman invite à découvrir ou à redécouvrir des oeuvres qui participent des "humanités". Et pour commencer, le motif principal du livre est inspiré de la matière riche de l’Iliade ; l’une des oeuvres dont on dit qu’elle contient en elle presque tout ce que la littérature ne fera que rabâcher par la sutie. Attentif au fait que la littérature est surtout un travail sur la forme, et sur la manière de raconter, Dan Simmons fuit le piège du spectaculaire et du truculent qu’offre l’épopée homérique pour s’attacher au signifiant. Ou plus exactement à comment la somptuosité de l’univers d’Homère conduit à la promotion de concepts, de valeurs et de réseaux symboliques. Pour cela, Dan Simmons use de dérision à l’égard de certaines tournures narratives, ou prive les épithètes glorieux qui parsèment l’Iliade de toute importance, en précisant qu’ils ne font que compléter les vers. Il dénude le texte de ses artifices, pour revenir à l’essentiel. Sa Guerre de Troie est sauvage : Achéens et Troyens sont des brutes, et les glorieuses aristeia où les combattants mesurent leur valeur... des boucheries sans nom. Cependant, alors qu’il démythifie le décor, Simmons revient à l’essentiel du texte, et à la relation entre les Immortels et les hommes. Il fait du lien qui unit les deux le moteur de son intrigue, et à travers elle, provoque l’éveil d’une hubris [2] sans borne de la part des hommes. Que ce soit dans les plaines d’Ilium, ou au château d’Ardis, les humains, barbares ou hédonistes, sont réunis dans un même élan de sortie progressive de l’obscurité où leur absence de savoir les plonge, qui les conduit à défier les dieux. De l’issue qu’aura l’hubris du genre humain, seul Olympos, second volet du dyptique entamé par Dan Simmons, pourra apporter une indication. Cependant, dès Ilium, il est manifeste que du matériau du texte homérique, Dan Simmons a su extraire des éléments qui lui permettent de redonner du sens à un mythe qui se cantonait à n’être plus qu’un somptueux décors (comme l’illustre Troie, de Wolfgang Petersen, par exemple).

Homère n’est pas le seul classique invité au symposium d’Ilium. Ada ou l’ardeur de Nabokov, Proust et Shakespeare sont de la partie. Ces choix ne sont pas anodins. Avec le texte d’Homère, Dan Simmons s’appuie sur un texte antique, l’une des sources de la littérature de l’humanité. Avec Proust, il invite l’auteur français réputé avoir porté notre langue à son plus haut degré de perfection, et sans doute l’un des auteurs qui a su explorer le temps mieux que tout autre (or ce thème est également cher à Dan Simmons). Quant à Shakespeare, il incarne la figure du dramaturge universel, et le classique anglais par excellence. Nabokov lui est un auteur d’origine russe, mais qui vit aux Etats-Unis, et qui a abandonné sa langue maternelle pour écrire en américain désormais. C’est une figure contemporaine, cosmopolite, qui vient contrebalancer les classiques d’hier ou des âges antérieurs aux temps. Ce panorama de la richesse littéraire de l’humanité est offert au lecteur d’Ilium.

Dan Simmons ne raconte rien, sinon quelques passages de l’Iliade. Il invite à découvrir. L’Iliade ; on l’a vu, par son insistance sur le rapport entre les mortels et les Immortels. Il ne donne pas une clef de lecture, mais met en valeur un aspect de cette riche matière. De même, il se plait à souligner l’écart qui peut exister entre le mythe de la Guerre de Troie et le texte de l’Iliade, insistant sur le fait que le premier est nécessaire pour comprendre le second. La figure d’Odysseus, qui raconte le vol du Palladion dans les caveaux de Troie (passage postérieur à l’Iliade, qui ne surviendra pas dans Ilium), est importante pour le comprendre. D’ailleurs, c’est ce même Odysseus qui va enseigner aux humains hédonistes, noyés dans leur civilisation post-moderne de plaisirs purs et d’absence de valeurs, des notions de la pensée grecque antique, comme l’agôn [3] et l’aretê [4].

(JPEG)Une phrase d’Ilium révèle à elle seule le projet de Dan Simmons à propos de l’Iliade et de la matière où il puise : un mythe est "une histoire dont on a perdu le sens". Ilium est un long périple pour rendre du sens : A Proust et à Shakespeare, au cours des développements où les moravecs expliquent la richesse des textes dont ils sont férus, à l’aide de thèses de grands critiques que Dan Simmons vulgarise avec brio et clarté. À l’Iliade, également, par le dépouillement des ornements narratifs, pour aller chercher ce qu’il a d’humain, et d’authentiquement religieux [5] dans la Guerre de Troie.

Cependant, jamais Dan Simmons n’est définitif. Il ouvre de nombreuses pistes. On peut relever des analogies, des métaphores, des idées, mais aucune grande thèse dans Ilium. Ce roman est post-moderne, au même titre qu’Hypérion. Il brasse une grande quantité de matière culturelle, et propose sur elle des éclairages, dont il appartient au lecteur de s’emparer pour se forger sa propre idée. Le seul trait de caractère fort qui se dégage d’Ilium est cette envie de transmettre, de proposer et d’échanger autour de ces matières fondamentales de notre culture dans lesquelles la pâte du roman est pétrie. Temple aux entrées multiples, Ilium est "un récit captivant, riche en imageries et en résonnances, qui emporte l’adhésion du lecteur avant tout friand de divertissement ; au second degré, des niveaux de signification souterrains qui tournent autour des grandes questions qui agitent le genre humain." [6] Ainsi, de la figure des humains d’après le dernier fax, privés de toute érudition jusqu’à ne savoir même plus lire, on peut s’amuser de ce qu’ils passent tout leur temps à festoyer, se donner rendez-vous pour de grands festivals secrets dont l’emplacement n’est révélé qu’au dernier moment, et se séduire joyeusement sans encombre, tout en plannifiant de leurs enfants, aussi bien le père, que le moment où ils les auront, et cela pour finir par les élever monoparentalement... L’analogie avec la société américaine, voire occidentale dans son entier, vient aisément à l’esprit. Elle est d’ailleurs implicitement condamnée, puisque ces humains ne font, en substance, que se nourir, se reproduir et dormir. Bref, leur vie si évoluée, et noyée de plaisirs, est cantonée à l’expression la plus fruste des activités qui peuvent remplir la vie d’un individu.

Cependant, Dan Simmons n’est pas si définitif. Il ne s’agit que d’une projection, d’une mise en garde. Et Ilium, comme Odysseus qui dispense un enseignement afin de préparer ces hommes aux défis de l’avenir, est une invitation à redécouvrir et à se réapproprier ces matières riches qui tissent son texte. A rendre finalement du sens à ces oeuvres, dont on connaît le nom, l’auteur, vaguement les thèmes ou la trame, mais dont la signification se perd de plus en plus. Ilium est donc une invitation à la démythification, des dieux comme des textes.

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 7 juillet 2004

[1] aristeia : combat qui met aux prises deux champions, ou un petit groupe de champions, qui s’affrontent pour faire étalage de leur valeur. Il n’est pas rare que les autres combattants s’interrompent pour les admirer.

[2] hubris : la folle démesure. Pulsion qui pousse l’homme à constester l’odre naturel de toutes choses voulu par le cosmos, et en particulier à provoquer ou défier les dieux.

[3] agôn : qui consiste à savoir juger si une chose à plus de valeur ou d’importance qu’une autre

[4] aretê : tendre à l’excellence dans tout ce que l’on entreprend

[5] religion vient du verbe latin religere, relier. En choisissant la relation entre les "dieux" et les hommes comme coeur pour Ilium, Dan Simmons est donc par excellence dans le domaine du religieux

[6] Jean-Daniel Brèque, à propos de l’oeuvre de Dan Simmons dans son ensemble


- Auteur : Dan Simmons, voir son site officiel
- Livre traduit de l’américain par Jean-Daniel Brèque
- Editions : Robert Laffont, dans la collection Ailleurs et demain Le site des éditions Robert Laffont
- Comprend 601 pages. Il s’agit du premier volume d’un diptyque qui en comptera deux. La suite sera baptisée Olympos.
- Genre : Science-Fiction
- Style : Space-Opera

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