Cinéma · Musique · Littérature · Scènes · Arts plastiques · Alter-art 

accueil > dossiers > Autour de Kat Onoma, ou l’art de transfigurer le rock

Entretien avec Rodolphe Burger (2) : l’art de la reprise

Mémoire, ellipse, contrepoint et anamorphose...

Evoquant la version de "Wild Thing" par Kat Onoma, le journaliste Marc Besse écrit, dans une notice consacrée aux Strasbourgeois (les Inrocks 2 : Pop en France, Les années 80/90) : "Depuis ce jour-là, Kat Onoma aura été un sujet permanent de fascination. Souvent pour leurs reprises d’ailleurs : « Come on everybody » transfiguré, « Be bop a lula » retravaillé sur la base de la version Alan Vega, « Radioactivity » de Kraftwerk humanisé..." Pour conclure ce dossier, une analyse de la notion de "reprise" s’imposait donc, tant Rodolphe Burger et ses acolytes ont su réinventer des morceaux emblématiques, en parfaits iconoclastes paradoxalement amoureux d’une mythologie qui les a nourris. Ce jeu sur la mémoire, la reconstruction et l’ellipse, cet "effet 3D", est analysé par Rodolphe Burger en personne : il a bien voulu nous révéler sa perception de certains standards et sa façon de se les approprier. Petite histoire personnelle du rock par un artiste de premier plan, et radiographie des émotions provoquées par des instants musicaux...


Rodolphe, les deux premiers albums de Kat Onoma, Cupid et Stock Phrases, comportent des reprises de trois standards du rock’n’roll : "Wild Thing" des Troggs, "Come on everybody" d’Eddie Cochran et "Be bop a lula" de Gene Vincent. Il s’agit, pour ainsi dire, de "primitifs" comme on l’entend dans l’histoire de l’art pictural...

C’est très juste de parler de morceaux "primitifs" : pas historiquement concernant les Troggs, car ils n’appartiennent pas au rock’n’roll des origines, mais "Wild Thing" est une des chansons les plus rudimentaires de l’histoire du rock. La ré mi : on ne peut pas faire plus simple. D’autant que la version originale est délibérément primitiviste... Ce qui est intéressant, c’est le rapport entre cette chose justement primitive et l’impact incroyable qu’elle a eu : le nombre de reprises de "Wild Thing" montre qu’avec trois accords on peut produire une musique incroyablement marquante. Donc il existe une empreinte... Je pourrais d’ailleurs dire ça de toutes les reprises qu’a faites Kat Onoma ou que je peux faire de mon côté : dans la manière de les aborder, on travaille plus avec l’empreinte qu’avec le morceau au sens littéral ; on ne réécoute même pas forcément celui-ci, on travaille sur la trace qu’il a laissée. On sait bien quelle est la force des souvenirs auditifs, la puissance nostalgique des premières chansons sur lesquelles on a dansé, embrassé une fille... Il suffit de les réécouter dix secondes et le parfum du passé revient immédiatement... En plus de cet effet "madeleine de Proust" produit par un morceau, il existe aussi la distance qui fait que, dans un souvenir, quelque chose peut être un peu nébuleux, anamorphosé. Donc voilà, on pourrait dire que nos reprises sont souvent des anamorphoses...

En effet sur "Wild Thing", qui est demeuré un morceau emblématique pour le groupe, un vrai cheval de bataille sur scène, l’angle d’approche est modifié et fait apparaître de nouvelles figures. Traitée avec une longue tension rentrée suivie d’une explosion de guitare et de cuivres, cette chanson illustre parfaitement votre manière d’effectuer les reprises, sur un mode plutôt iconoclaste...

(JPEG)Cela semble être une méthode, mais évidemment ce n’est pas le cas : nous abordons les choses de manière spontanée. C’est vrai qu’on ralentit souvent le tempo... énormément... [rires], et qu’on désosse au maximum le morceau si possible. En l’occurrence "Wild Thing" c’est trois accords, mais ici réduits à trois notes, même pas jouées en accords pleins, juste esquissées : il s’agit donc de l’épure du morceau, de son squelette, de sa figure géométrique pour ainsi dire. En partant d’un minima et en allant vers une sorte de déploiement, on tente de produire une dynamique permettant de rejoindre la puissance d’origine, mais aussi de démultiplier cette puissance. Reprendre "Wild Thing" à fond la caisse aujourd’hui, ça peut être un geste, mais à mon avis la reprise par surenchère n’a pas grand sens. Nous sommes plutôt dans la reprise par soustraction et par anamorphose, mais pas dans le but de débarrasser la chanson originelle de sa force ou de son énergie brute ; l’objectif est, au contraire, de la magnifier encore plus, tout en essayant de musicaliser au maximum une proposition pas très sophistiquée du point de vue musical. Cette volonté correspondait un peu à notre situation par rapport à la musique, au début de Kat Onoma... On était tous des musiciens autodidactes : aucun d’entre nous, à part Bix, n’avait fait le conservatoire (et sa pratique de la trompette n’était pas très académique : il venait de la musique improvisée), aucun d’entre nous n’est un virtuose et n’est passé par un apprentissage scolaire de la musique. Dans un sens on est des primitifs... Mais en même temps, quand on s’est rencontré au début des années 80, on avait tous eu des expériences de groupes très précoces, desquelles on était revenu ; on retournait vers le rock pratiqué dans la préadolescence mais en ayant entre-temps écouté beaucoup d’autres choses. Il s’agissait donc de reprendre ce qui avait été un point incandescent pour nous tous dans notre prime jeunesse, et de voir ce qu’on pouvait en faire, évidemment sans nier qu’on n’avait plus quatorze ans et qu’on avait aimé d’autres musiques... Au moment de nos premières armes, on a beaucoup pratiqué l’exercice de la reprise, et souvent on s’égarait un peu, hésitant entre la reprise littérale (je trouve très bien, d’ailleurs, de jouer pour le plaisir un morceau qu’on aime beaucoup, en essayant de le reproduire) et la reprise très décalée. Celle-ci marque un point de vue et met en perspective, mais elle peut conduire à des errements. J’ai le souvenir de versions complètement déconstruites de morceaux de Chuck Berry, avec big band et double batterie : ça devenait aberrant, quelque chose ne collait pas entre cette exigence primitive du rock, qui se doit d’être urgent et sommaire d’un point de vue harmonique, et une démarche trop sophistiquée, trop musicale... (JPEG)C’est très compliqué de trouver le ton, et nous avons passé nos six premières années de concerts à chercher ce ton, un endroit où nous serions à la fois dans une justesse émotionnelle par rapport à ce rock qu’on aimait, et une justesse par rapport à notre âge qui nous empêchait d’être dans une adhésion totale, naïve... Je dirais que Kat Onoma s’est construit comme ça, par recherche de ce point juste, et il me semble qu’on l’a notamment trouvé sur ce morceau, "Wild Thing". Voilà le genre de chanson qu’on a repris sans cesse, il est très rare qu’on ne l’ait pas jouée en concert, car il y avait aussi là-dedans une dimension de jeu particulière. Je pense à ce passage instrumental avec cette césure, ce coup de caisse claire de Costa, suivi d’un silence rompu par un chorus de sax, qui part de rien, seulement du souffle, et qui va faire revenir tout le morceau, battant le rappel progressivement... Le chorus de Philippe n’était évidemment jamais le même, et il s’avérait à chaque fois surprenant pour nous autres : "Que va-t-il faire ce soir ? Comment va-t-il le prendre ?" Pour Bix et moi, le point de rendez-vous était une tierce mineure ; mais entre le coup de caisse claire et la tierce mineure, c’était l’heure de Philippe...

La reprise de "Come on everybody" repose sur un principe semblable, mais ici l’alternance régulière de phases murmurantes et de déflagrations correspond davantage à la structure de la version originale...

(JPEG)Oui, et le statut du morceau n’est pas le même : avec Cochran ou Gene Vincent, il s’agit vraiment des origines du rock’n’roll. C’est donc quelque chose qu’on a peut-être moins vécu en temps réel, moins que "Wild Thing" par exemple. On est ici dans un autre type de décalage... Sur Stock Phrases nous sommes entrés dans la production et nous nous sommes préoccupés de forger notre son ; sur Cupid nous étions davantage un groupe entrant en studio et jouant sa musique en s’en remettant à l’ingénieur, on enregistrait dans l’urgence, quasiment sans overdubs, alors que le son s’étoffe sur Stock Phrases avec plusieurs pistes de guitare... C’est vrai que Kat Onoma trouve là son identité sonore, et paradoxalement apparaissent à la fin ces deux reprises datant de l’époque antérieure. Quand l’album est paru en vinyle, à tirage limité, cette édition comportait un 45 tours glissé dans la pochette, sur lequel figuraient "Come on everybody" et "Be bop a lula". A cette période on passait au CD, mais on avait encore pensé Stock Phrases comme un vinyle, avec deux faces et ce 45 tours en supplément : l’idée était d’évoquer l’époque des débuts du rock, avec le juke-box et ses 45 tours. Evidemment, ces deux morceaux font la paire... A l’intérieur de la pochette, Thomas Lago [pseudonyme de Pierre Alferi, NDLR] a traduit en français les paroles de ces chansons. Elles ont un statut particulier, très différent de celles de "Wild Thing" qui, elles, sont tellement sommaires qu’elles en deviennent absolument polysémiques ; par contre, "Come on everybody" et "Be bop a lula" correspondent à l’époque où le rock’n’roll racontait des histoires de teenagers faisant des fiestas, des histoires de filles, de boums, de parents et de devoirs... Ensuite les Ramones continueront dans cette voie-là... [sourire] Cela est donc lié à ce qu’a été le rock d’un point de vue historique et sociologique, avec l’apparition des teenagers comme classe d’âge et comme classe économique avec un pouvoir d’achat... Evidemment on ne peut que se sentir un peu distancié par rapport à cette origine-là. Mais en même temps c’est amusant de traiter cela à nouveau... "Come on everybody" raconte l’histoire d’un garçon qui rameute ses potes quand ses parents sont sortis, qui a fini ses devoirs et qui a des ronds dans les poches ("I’ve got some money in my jeans") : ils vont faire la fête, danser et draguer les filles... C’est à la fois complètement sommaire, daté et dérisoire, et en même temps le refrain porte en lui cette chose essentielle dans le rock : l’insurrection pure, la même que chez les Stooges par la suite. On peut certes analyser ce phénomène de soulèvement et le réduire à un truc adolescent, mais on peut aussi avancer que c’est plus intéressant que ça, plus profond... (JPEG)Donc voilà, on essayait d’être dans un rapport un peu subtil à cet élément constitutif du rock, jouant avec une distance tout en assumant quelque chose de cet héritage... C’est peut-être aussi ce qui a prêté à malentendu sur cette fameuse réputation "intellectuelle" de Kat Onoma : dans Cupid on trouvait en même temps Shakespeare, Beckett et les Troggs ; dans Stock Phrases un poème de Merwin ("The Animals"), l’Ecclésiaste... puis "Be bop a lula" et "Come on everybody". Et ça c’est évidemment délibéré : il s’agissait de bouger les lignes entre ce qu’on appelle "culture savante" et "culture populaire", sans justement entrer dans un camp qui serait celui du rock littéraire où l’on ne reprendrait que les poètes. Ça n’a jamais été le cas : on a toujours eu des gestes à l’opposé de cette démarche sophistiquée. Evidemment nous étions dans une certaine réticence par rapport à quelques aspects du rock ou de la pop (le côté show, look, imagerie, bref le côté plastique) ; chez nous la vraie priorité était la musique, même si on essayait de soigner les pochettes de disques, et cela détonait par rapport à la démarche des groupes français en général, souvent premier degré ou faussement premier degré. Longtemps, le rock français s’est caractérisé par son imitation modèle réduit de trucs anglo-saxons, faite avec soi-disant spontanéité et sincérité : Téléphone est évidemment une traduction des Rolling Stones version hexagonale, et même si chez eux il existe une véritable invention au niveau des textes, collant très bien à l’esprit teenager, musicalement c’est vraiment de la copie carbone des Stones, en moins bien. On pourrait dire ça d’énormément de choses, à commencer par les yé-yé, une décalque un peu cheap du rock... Alors, c’est vrai que ne pas être dans cette attitude-là te fait passer d’emblée pour un prétentieux intellectuel... [sourire]

Puisqu’on évoquait "Be bop a lula", je dirais que votre version est bien plus convulsive que celle de Gene Vincent. Est-ce donc vrai que, comme l’avance Marc Besse, vous vous êtes inspirés de la relecture faite par Alan Vega ?

(JPEG)Ce n’est pas faux... Pour moi, "Be bop a lula" est une reprise déjà plus cubique, avec d’autres dimensions car ce morceau est davantage iconique que "Come on everybody" : "Be bop a lula", c’est le rock... En effet il existe une version par Alan Vega. J’aime beaucoup Suicide, et je me souviens très bien de leur premier disque quand il est sorti : je trouve ça formidable comme réactivation de la pulsation originelle du rock, mais dans une forme très épurée, au son sublime, utilisant l’écho et le delay telle une chose exagérée venant de loin, venant d’Elvis, avec un effet de passé... enfin c’est très très beau. Donc c’est vrai qu’on faisait référence à la fois à la strate originelle et à sa réactivation par des gens comme Suicide, une réactivation cold wave, minimaliste, presque électronique du rock’n’roll... Techniquement, j’aime beaucoup la batterie dans "Be bop a lula" : elle passe du ternaire au binaire, ce qui n’est pas banal dans un morceau de rock. Avec cette reprise on voulait ainsi mettre en jeu le vrai rapport au jazz qu’on avait tous, même si on ne faisait pas du tout du jazz-rock : on avait pratiqué pendant plusieurs années avec le groupe Œuvre Complète, parallèlement à Dernière Bande avant qu’il ne devienne Kat Onoma, un jazz post-free, binaire et très mélodique, bref une musique instrumentale se produisant sur des scènes jazz. Quelque chose de ça apparaît sur "Be bop a lula" et se trouve renforcé par le fait que mon solo de guitare, réalisé à la toute fin du mixage, est une citation d’un thème d’Ornette Coleman que j’adore, "Lonely Woman". Je trouve que les thèmes d’Ornette Coleman font partie des plus beaux jamais écrits (leur exposition en quartet est absolument géniale, avec le contrechamp produit par la trompette...) et ça m’intéressait de citer celui-ci qui est peut-être le plus connu de son auteur... Autre chose, et petite parenthèse : je me souviens de certaines fêtes chez Olivier Cadiot, qui est fan de "Be bop a lula" et qui passait ça au milieu du reste ; il s’avère que ce morceau fonctionne très bien pour danser... [sourire]

En 1993, sur votre premier album solo Cheval-Mouvement, vous avez repris "The Passenger", chanson qui est décrite par Nicolas Ungemuth, dans le Librio qu’il a consacré à Iggy Pop, comme une "ballade triste et fatiguée mais portée à bout de bras par un riff de guitare en spirale". Vous êtes allé au bout de cette idée, car chez vous le riff en spirale a disparu, la mélodie s’est dilatée et ne subsistent plus que la tristesse et la fatigue...

(JPEG)[rires] Là il s’agit aussi d’une anamorphose, typiquement... Tu ne peux pas faire de surenchère sur un morceau comme ça, un de ces morceaux parfaits. Finalement je suis assez réticent par rapport aux reprises. On en entend tout le temps, faites n’importe comment, et on aurait envie de dire : "Enfin bon, c’est tellement mieux l’original !" On peut faire des reprises pour son plaisir personnel ou en live, ce que je comprends, mais enregistrer une reprise n’a de sens que si elle vient apporter un petit éclairage différent... Comme je te l’ai déjà expliqué, j’aime bien l’effet produit par l’aspect 3D, le relief : jouer avec l’image sonore et la mémoire crée une impression de contrepoint, et on peut tout à coup se permettre des ellipses incroyables. On n’est pas obligé de tout citer si tout le monde connaît la mélodie, on peut juste faire une allusion ; cela permet d’être très économe, très minimaliste, et peut-être aussi de pointer quelque chose qui n’apparaissait pas forcément à l’origine... Par exemple, cette ballade, je ne sais pas si elle est triste, mais c’est la bal(l)ade par excellence : on se promène sur la côte ouest américaine, dans la nuit étoilée... "I ride and I ride", cette chose en boucle... C’est une magnifique chanson. J’ai beaucoup plus de proximité avec "The Passenger" qu’avec "Wild Thing" et, a fortiori, des standards un peu lointains comme "Be bop a lula" ou "Come on everybody". "The Passenger" est vraiment une chanson que j’adore réentendre, qui me rappelle des souvenirs incroyables... Et un jour, je me suis retrouvé dans la situation de faire écouter ma version à Iggy Pop. C’était assez vertigineux et intimidant. Nous étions en studio pour travailler avec Françoise Hardy, et j’étais déjà pétrifié quand nous nous sommes rencontrés car il n’avait pas écouté ce que j’avais préparé (une reprise de "I’ll be seeing you", standard de jazz choisi par Françoise et qui figure dans la mémoire chromosomique de tout Américain). (JPEG)Donc moi, petit Français, je réalisais une version adaptée pour un duo entre Françoise et lui. Je savais que ça collait pour elle, qui avait validé ma proposition ; Iggy venait en studio pour chanter avec elle, mais encore fallait-il que ça lui convienne. Tu imagines bien que j’avais un trac fou en appuyant sur "PLAY" pour lui faire écouter ce que je lui proposais. Ça c’était la première épreuve, qui s’est finalement bien passée : [imitant un Iggy débonnaire] "Very nice, I like that. I like that. Very nice. Let’s go Françoise !" Un peu plus tard, après avoir fini de travailler sur ce morceau, je lui ai donc fait écouter ma reprise de "The Passenger". Et ça lui a beaucoup plu : [idem] "I like it very much, thank you. I like specially the fact that you don’t sing la-la-la-la la-la-la-la." Il a justement été sensible à l’ellipse sur le moment fort de la chanson, qu’effectivement je ne chante pas mais que je joue à la guitare de manière allusive. Il a été sensible à cet effet de traduction, de citation déplacée, permettant de mieux indiquer la chose à laquelle il est fait allusion, de se la remémorer, de l’invoquer... Il existe une opération un peu chamanique dans tout ça, que l’on retrouve beaucoup dans le sampling : on manipule des sons qui charrient eux-mêmes des impressions, donc forcément des souvenirs ; on manipule des fantômes...

Passons maintenant à "Radioactivity" de Kraftwerk, un autre cheval de bataille scénique pour Kat Onoma. Voici comment Daniel Stéveniers décrit cette reprise, dans Best de mars 1997 : "une machination seventies déjouée par Kat Onoma qui cale ce gros morceau au-delà des bip-bip et de la friture, loin des computers et du secret industriel, pour en faire une sorte de marche funèbre vers le troisième millénaire, requiem pour centrales leucémiques en fuite et dernier soupir avant extinction des feux arrières de vingtième siècle..." [rires bon enfant de Rodolphe] Effectivement, la froideur presque clinique du morceau d’origine a, chez vous, disparu au profit d’un son très organique, bourré d’électricité. Ceci avec une ampleur presque "rock progressif"...

(JPEG)Oui, il y a carrément un côté Pink Floyd là-dedans... Pour nous il était évident de reprendre Kraftwerk, même si on se rendait bien compte qu’on allait surprendre en le faisant : Costa et moi écoutions Kraftwerk au même moment que les Stones, Hendrix ou les premiers Pink Floyd. Notre lecture n’est pas celle qu’on en fait aujourd’hui avec le déploiement de l’électronique : c’est évidemment un groupe électro et conceptuel, mais avec de grandes chansons qui le situent complètement dans l’espace du rock et de la pop. "Radioactivity" est un morceau remarquable au niveau du son et une grande chanson ; c’est là aussi un objet absolument parfait. Donc ça ne sert à rien, à mon avis, d’aller en faire une reprise électronique ; même quand Kraftwerk le fait, ce n’est pas bien. On peut bien sûr discuter leur pratique live : la solution qu’ils ont trouvée, c’est d’investir à mort la dimension de l’image à travers un show assez sophistiqué, mais musicalement on reste sur sa faim. Donc là aussi ça n’a pas de sens, a priori, de reprendre « Radioactivity »... et voilà pourquoi on le fait, comme une chose impossible. Cela évoque la problématique de la traduction : elle est impossible, et c’est pour ça qu’il faut traduire. C’est parce qu’il existe quelque chose de singulier qu’il est tentant d’essayer d’y répondre à sa manière. Et là, je dirais que la manière est allée au-delà de ce que nous imaginions au départ : "Radioactivity" est devenu un morceau que Kat Onoma a investi à 100 %. Quand on le jouait, on oubliait complètement qu’on était en train d’effectuer une reprise ; c’était quasiment devenu un prétexte pour produire une musique, comme un marchepied... Reprendre Kraftwerk avec des guitares, a priori c’est iconoclaste, mais je ne crois absolument pas à cette soi-disant différence abyssale entre les machines et les instruments de musique (même si Kraftwerk a évidemment, dans son concept, joué à fond l’image d’une machinerie déshumanisée). Cette chanson est une espèce de prophétie funeste annonçant le destin technologique qui nous attend, et paradoxalement, dans le texte existe une phrase que je trouve absolument incroyable : "It’s in the air for you and me". Cette phrase, je l’ai toujours entendue comme une sorte de parole de chanson d’amour, et pour moi elle fait lien avec des morceaux pop... Voilà, j’aime bien aussi partir d’une base et complètement la décontextualiser, faire entendre complètement autre chose. Essayer de faire décoller tout un espace sonore à partir de n’importe quoi, c’est une opération presque alchimique. La musique permet ça, je trouve, quand c’est réussi : "Wild Thing" c’est trois accords, trois fois rien ; alors comment peut-on produire de la magie avec presque rien ?... Tiens, j’ai une anecdote dans le genre "exercice de reprise". Un jour Kat Onoma a passé un examen officiel à la Sacem : un examen qui n’existe plus (d’ailleurs c’était complètement ridicule, très bizarre), afin d’être reconnu comme compositeur en tant que groupe, ou comme arrangeur, je ne sais plus trop... (JPEG)On était donc dans un studio de répétition à Belleville, et un monsieur de la Sacem est venu avec sa mallette ; il nous a donnés un thème à travailler, pour voir si nous étions capables de bien le jouer. Je ne sais plus ce qu’était ce thème : trois fois rien, une petite mélodie... Normalement il s’agit d’une formalité : le mec vient, le groupe enregistre le truc sur une cassette, puis tout est validé... Mais c’était extrêmement drôle : le type s’arrachait les cheveux car on ne voulait plus s’arrêter ! On s’est emparé de ce petit truc-là et on l’a pris vachement au sérieux [rires], même si au début on se marrait complètement. Le mec était complètement ahuri, il disait : "Mais enfin, arrêtez, ce n’est pas la peine de continuer !" Et on lui répondait : "Non non, on veut continuer : votre thème est très intéressant." [rires] On s’est pris au jeu. Le mec n’y comprenait rien. Je me souviens de cette espèce de passion, tout à coup, pour essayer d’en faire un truc super...

Pour continuer avec l’humour, "Over you", chanson assez méconnue du Velvet Underground, est un autre morceau fétiche de Kat Onoma sur scène. Son ton léger et son interprétation par Costa, le batteur, mettent l’accent sur la facette ludique du groupe new-yorkais...

C’est une très jolie ballade du Velvet. De toute façon les ballades du Velvet sont magnifiques. On en a repris quelques-unes, dont "Pale blue eyes"... En fait, il faudrait interviewer Costa sur "Over you"... Je trouvais ça bien que, d’un coup, quelqu’un d’autre dans le groupe se mette à chanter, et qu’en plus il prenne la guitare alors qu’il ne sait pas en jouer. C’est vrai qu’il y a un côté très drôle dans cette reprise : Costa est quand même un clown exceptionnel, mais aussi un très bon chanteur. Il lui arrive de chantonner pour le pur plaisir, du Bourvil ou des choses comme ça, et je suis sûr qu’il fait de même dans sa salle de bain (ce qui ne m’arrive jamais). Donc il a vraiment un côté "chanteur chantant". J’adorais ce passage dans les concerts...

Puisque nous avons évoqué les principales reprises faites par Kat Onoma, venons-en à vos enregistrements solo... En 1998, votre version de "Marieke", destinée à l’album-hommage Aux suivants, a été censurée par France Brel. Serait-ce parce que vous avez transformé la valse enlevée de son père en un blues décharné ?

(JPEG)En effet voilà le super bayou, on est dans la panade, dans une atmosphère extrêmement lourde, un blues extrême... Et pour moi, le texte raconte ça : il est d’une noirceur totale, se terminant sur la perspective du suicide. "Tous les étangs m’ouvrent leurs bras de Bruges à Gand" : si ce n’est pas explicite... La valse fait peut-être oublier ça. Ce contraste chez Brel me paraît flagrant dans plusieurs de ses chansons. Je ne sais pas si c’est cela que sa fille n’a pas supporté d’entendre, ou si c’est mon rapport un peu elliptique à la partie flamande du texte... Dans mon esprit, cette version n’est pas du tout iconoclaste : je n’ai absolument pas de rapport d’idolâtrie face à Brel, mais j’ai fait ça sérieusement, de manière respectueuse par rapport à l’objet, et d’ailleurs je suis toujours très content de ce travail... Alors je ne sais pas ce qui s’est passé. Certains gestes peuvent donc choquer... J’aimerais bien savoir pourquoi, ça m’intéresserait beaucoup... Ma reprise apparaît à des années-lumière de l’originale, mais en fait, si on l’écoute de près, il s’agit là aussi d’une géométrisation musicale de la version de Brel. Je ne suis pas du tout comme certains remixeurs qui se foutent complètement de la mélodie et de l’harmonie originelles, plaquant n’importe quoi dessus ; je ne prends jamais cette liberté-là. Au contraire, si je décide de faire une reprise, je me casse un peu la tête, notamment sur l’aspect harmonique. Alors bien sûr quelquefois ça n’apparaît pas, car je procède à des géométrisations et des étirements, mais en tout cas ce n’est jamais une superposition arbitraire : ça vient directement de la version d’origine.

Le mystère reste entier, alors... Vers la même période, vous avez réalisé avec Doctor L l’album mutant Meteor Show, qui contient tout de même trois reprises. La première est une face B des Rolling Stones, "Play with fire", délicate ballade acoustique ornée de clavecin et chantée avec une sorte d’inquiète candeur par Mick Jagger. Mais vous, vous en avez fait un morceau quasi monstrueux, plein de morgue et respirant le vice. Un morceau qui sonne finalement plus Stone que les Stones, comme si vous l’aviez plongé dans le soufre généralement associé à la légende du groupe...

(JPEG)Effectivement la version des Stones est une très jolie ballade, une bluette. Malgré tout, je suis frappé par ce qu’elle raconte, qui est extrêmement dur et méchant. D’autres chansons du groupe (dont "Dead Flowers", que j’ai jouée il y a quelques semaines) adoptent le même ton... Je ne saurais pas trop dire pourquoi, à un moment donné, je fais ce genre de reprise. Certains albums de Kat Onoma n’en contenaient pas, donc ce n’est pas une politique. J’hésite même à le faire, au fond... Pour que je mette une reprise sur un disque, il faut vraiment qu’elle s’impose. Alors pourquoi celle-ci s’est-elle imposée ? Je ne sais pas. D’ailleurs je me suis retrouvé, après coup, assez étonné de voir que trois reprises s’imposaient sur Meteor Show, et ce n’était pas rien : les Stones, Hendrix et Dylan, la trinité des années 60-70. Ce n’était pas délibéré, je ne me suis pas dit : "Tiens, je vais reprendre les Stones, mais quel morceau ?" En réalité, une grande part de ce que je fais n’est vraiment pas calculée : quelque chose m’apparaît tout à coup. Et donc, il m’est apparu que "Play with fire" devait se jouer comme ça, qu’il était intéressant de le jouer dur plutôt que mou... Ensuite il s’agit d’une histoire de son. La chanson a vraiment été jouée live, à la Ferme ; ce n’est pas du tout un truc de studio avec le casque et tout ça : c’est le rock à la maison... Ça m’intéressait donc de prendre un morceau qui n’est pas du tout représentatif du style classique des Stones, et d’essayer de lui réinjecter une dureté qui bien sûr correspond à d’autres choses chez eux. Tu as raison, c’est plus Stone que les Stones... Je voulais également l’amener dans le projet total de Meteor Show, qui était d’avancer dans le temps (sur mes albums solo, je suis plus près de ma mémoire directe, comme l’illustre "The Passenger"), et parallèlement de se trouver dans une futurisation du son... J’ai ensuite joué "Play with fire" avec James Blood Ulmer, qui déteste le principe de la reprise : "I play my music", dit-il. Ou alors, il joue sur le morceau de son partenaire. Il ne veut pas reprendre ceux des autres, car d’abord ce sont eux qui touchent les droits d’édition, et en outre, à quoi ça sert ? [rires] Il est comme ça, lui. La première fois que je l’ai rencontré, j’ai voulu lui faire plaisir en lui suggérant des reprises d’Hendrix, notamment "Little Wing" ; il m’a répondu que les majors lui avaient proposé des millions de dollars pour enregistrer un album de reprises d’Hendrix, et qu’il ne le ferait jamais, car si Hendrix c’est très bien, il n’avait cependant pas été influencé par lui et n’en avait rien à foutre. [rires] C’est génial ! Et ce qui est très drôle, c’est qu’il adore jouer sur "Play with fire" : il ne la considère pas du tout comme une reprise. Même chose avec "Hey baby", dont il oublie complètement qu’il s’agit d’un morceau d’Hendrix ; c’est vrai qu’il n’est pas très identifiable et pas très connu...

En effet, vous êtes allé chercher un morceau plutôt obscur, non paru sur des disques "officiels" du vivant d’Hendrix...

(JPEG)C’est incroyable, car c’est la chanson qu’il a le plus jouée. Mais elle n’est pas connue car il la modifiait tout le temps. J’en connais pas mal de versions, sur des disques live ou pirates, et à chaque fois c’est différent. Le groupe était régulièrement largué, voilà pourquoi "Hey baby" n’est pas trop paru : Hendrix partait dans des espagnolades, des gammes complètement improbables, et il changeait très régulièrement la grille ou le tempo. En même temps, c’est un morceau auquel il tenait énormément. Sa thématique (l’idée de la femme comme ange venu de l’espace) est centrale chez lui. Voici ce à quoi je résumerais le feeling hendrixien : à travers l’amour et la musique se préfigure quelque chose d’extraterrestre, pas dans le sens usuel, mais qui décollerait de la surface terrestre et s’auto-déracinerait. Hendrix c’est ça : un mec qui s’est auto-déraciné par rapport au blues, par rapport à sa condition de Noir, et qui pour le coup est parti dans un voyage spatial, voyage dont la musique et les femmes étaient les vecteurs... Donc "Hey baby" était une chanson fétiche pour lui. Et moi j’ai une histoire particulière avec elle, car c’est le premier morceau que j’ai essayé de chanter en public, quand j’avais environ douze ans... Mon premier concert, avec une formation deux guitares et une batterie, animait la fête de la section "bûcheronnage" du CET de Sainte-Marie-aux-Mines, tu vois le truc ; mais bon, nous pouvions jouer sur une scène nos propres morceaux, des instrumentaux, que des compositions [sourire]. Au deuxième concert, au même endroit, j’ai essayé de chanter, précisément "Hey baby", et... je me suis évanoui. Pas longtemps, mais évanoui quand même. L’émotion... Voilà, je n’ai pas soutenu l’épreuve du chant en public, et c’est resté ma seule tentative pendant très longtemps, tentative totalement avortée... Ce souvenir a donc joué un rôle dans mon envie de reprendre "Hey baby". Pourtant, s’il y a quelqu’un que je n’imagine pas reprendre a priori, c’est bien Hendrix, pour une simple raison : comment jouer Hendrix à la guitare ? Mais cette reprise s’est imposée grâce à Liam [Doctor L, NDLR]... Quand on a bossé ensemble la première fois, chez lui, pour enregistrer le single anti-FN "Egal zéro", c’était vraiment génial : je suis arrivé avec un texte, une idée de morceau, et on a tout fait dans la nuit, je suis reparti avec le lendemain matin. Cela ressemblait à une main chaude : je faisais une partie de guitare, puis il proposait un truc rythmique, et ainsi de suite... A un moment donné, il est venu avec un scratch de Band of Gypsys. Il s’est alors avéré que le point d’intersection entre nos discothèques était Hendrix... Donc, après cette expérience et avant de bosser sur le mix de Meteor Show, pour réamorcer le travail avec lui, je lui ai proposé qu’on fasse une reprise d’Hendrix. Et elle s’est élaborée de la même manière, dans une espèce de trip durant une nuit. On y a utilisé des samples, des citations, mais pas directement d’Hendrix ; on peut dire que là aussi cette évocation est chamanique. Nous voulions lui rendre hommage avec cette reprise d’un morceau qu’il est très difficile de stabiliser, en raison de ses nombreuses versions différentes. J’ai cherché à le géométriser lui aussi, à le simplifier ; j’ai essayé d’en chercher le noyau...

(JPEG)Ce qui me semble remarquable, c’est que malgré cette géométrisation, subsiste quelque chose d’instable et de marécageux dans votre reprise, en plus de cette tonalité très introspective. On dirait qu’une pierre précieuse scintille au milieu de l’eau stagnante, boueuse, et parallèlement ces samples évoquent des voix spatiales, le ciel...

Tout à fait. Concernant l’espace, c’est évidemment le propos de la chanson... J’aime beaucoup cette version, mais je me souviens que, lorsque je la faisais écouter autour de moi, les gens étaient vachement déroutés, alors que moi j’étais très enthousiaste de ce climat... J’adore la jouer. Chez Hendrix, on pense bien sûr à la virtuosité, au son et tout ce qu’on voudra, mais il ne faut pas oublier ses qualités d’écriture et de composition. Ici, le pont est absolument incroyable, et d’ailleurs ce n’est pas facile à jouer. L’introduction se situe sur un autre chemin harmonique que le couplet, qui lui est blues et plus traditionnel, et idem pour le refrain... En outre, certaines versions allaient encore beaucoup plus loin : Hendrix prenait vraiment la tangente et laissait le trio sur place, le bassiste ne savait plus quoi faire. C’est assez marrant...

Dernière reprise de Meteor Show : "Moonshiner", un vieux morceau de folk réinterprété par Bob Dylan. Vous avez réussi à transfigurer cette ballade très terrienne en une complainte électro et... lunaire, justement. Elle semble ouvrir sur plusieurs dimensions.

En même temps, cette version est vitriolée, vraiment dure. Pour moi il s’agit du moment le plus "limite" de l’album : on est dans une mise à nu très crue de la voix, traitée de façon extrêmement ingrate, presque rébarbative. Et ça c’est évidemment une asymptote de Dylan : il y a des moments où la voix de Dylan n’est plus une voix, mais une espèce de fil de fer. Cela est incroyable, magnifique, car voici quelque chose qui n’est plus humain, devenant une autre matière... La version originale de "Moonshiner" par Dylan, je la trouve splendide. C’est curieux qu’il ne l’ait jamais officiellement publiée : elle est parue sur le premier coffret des Bootleg series. Il ne l’a donc pas retenue pour un album, et pourtant c’est d’une beauté, notamment avec ces plateaux : on ne sait pas quand ça va s’arrêter... Pour moi voici comme une épure de tout ce que fait Dylan, réduite à sa plus simple expression. La guitare y est sublime, avec ce magnifique mouvement sur la levée comme chez Leonard Cohen... C’est une merveille... Par la suite, j’étais également content de pouvoir remixer cette chanson sur l’album Welche ou en live, de la redéployer autrement, avec plus de guitare...

Après Dylan, Neil Young... Votre version de "Old Man", qui d’ailleurs ne figure sur aucun album officiel mais que vous interprétez régulièrement en concert, est finalement l’une de vos reprises les plus "classiques". Le rythme est certes un peu mécanisé, mais vous respectez parfaitement l’alternance couplets / refrain (lequel est chanté par Marco de Oliveira)...

(JPEG)Absolument. "Old Man" fait partie de ces morceaux ayant un statut particulier, et c’est peut-être pour ça qu’il n’apparaît pas sur un disque, du moins pour le moment. En effet l’intention est ici plus classique : j’avais envie d’interpréter cette chanson et aussi de faire réentendre un texte. Il s’agit d’un simple hommage. D’une certaine manière, voilà un exemple de reprise pour la reprise. J’ai juste essayé de trouver le point d’entrée pour que je puisse me sentir à l’aise et m’approprier la chanson, mais sans la même intention de déplacement qu’avec les autres reprises ; c’est vrai que je suis passé par une boucle qui mécanise davantage les choses rythmiquement... En fait, je n’ai pas tellement écouté Neil Young quand j’étais plus jeune. J’admire beaucoup Harvest pour le son et tout ça, mais ce n’est pas ce qui m’est le plus familier chez Neil Young. Or le côté plus électrique de sa musique, j’ai l’impression de le côtoyer sans le reprendre, à certains moments, notamment au niveau du son... Je ne sais plus exactement ce qui m’a mis sur la voie d’"Old Man" ; quelquefois il s’agit de pas grand-chose, par exemple quelqu’un qui te remémore la chanson : "Tiens, tu te souviens d’« Old Man », de ses paroles ?" Pour le coup, ce sont vraiment les paroles qui m’ont incité à le faire... C’était après la mort de mon père, aussi, tout simplement... Oui, c’est à peu près à ce moment-là que je l’ai reprise... [petit silence]

Un mot, peut-être, sur votre version des "Petits Papiers" de Serge Gainsbourg, réalisée en 1999 au profit du GISTI ?

(JPEG)Cette reprise possède un statut encore différent, car là c’est vraiment lié à un contexte particulier. Le GISTI avait alors des problèmes financiers et cherchait à renflouer ses caisses ; un concert était donc organisé pour cela. Mais lorsque j’ai appris que le concert ne rapporterait finalement pas d’argent et qu’il n’aurait plus qu’une fonction promotionnelle, je suis allé voir les gens du GISTI pour leur dire que, dans ce cas-là, je ne participerais pas au spectacle, mais que je leur ferais un single qu’ils mettraient en vente afin de gagner des sous. J’ai donc pensé à une reprise des "Petits Papiers", chanson écrite par Gainsbourg et chantée par Régine, d’une frivolité absolue. Je me suis alors demandé comment je pourrais me l’approprier. Finalement ça revient aussi à ça, faire une reprise : comment à la fois respecter le morceau et en faire quelque chose dans lequel on se retrouve complètement. C’est là que se situe l’opération de traduction... L’intérêt pour moi était de transformer la chanson simplement par déplacement du contexte : dans le contexte du GISTI, "Les Petits Papiers" deviennent un chant révolutionnaire [sourire], alors qu’évidemment ce n’était pas le cas chez Gainsbourg... Donc ma première intention était d’en faire un single, comme "Egal zéro", mis en vente au profit du GISTI. Et puis Bertrand Cantat est venu me voir, car on en avait parlé et moi je campais sur cette position : "Franchement, faire un concert au profit du GISTI mais qui ne ramène finalement pas d’argent, je trouve ça absurde, donc je préfère enregistrer un disque". Somme toute, Bertrand m’a convaincu de faire à la fois le concert et un disque collectif, dont les bénéfices des ventes iraient au GISTI. Reprendre "Les Petits Papiers" était selon lui une très bonne idée : il m’a suggéré d’en faire une version collective qui deviendrait le single. Alors j’ai enregistré ma propre version telle qu’elle était prévue et qui, tu t’en doutes, est très lente et mélancolique [sourire], puis on a fait une version collective plus enjouée : on l’avait répétée avec Noir Désir, Catherine Ringer et une partie des gens participant au concert. Je me suis donc retrouvé embringué dans cette histoire beaucoup plus loin que prévu : Bertrand et moi avons passé du temps à organiser les choses, pour que ce concert se passe d’une certaine manière, qu’il n’y ait pas les télés, que le GISTI se retrouve réellement producteur du disque... enfin bref, c’est devenu un boulot à plein temps pendant une certaine période. Mais Catherine Ringer s’est désistée au dernier moment, et ça nous a obligé à réenregistrer la version collective. J’étais en pleine préparation de la tournée Meteor Show, les musiciens m’attendaient tous les jours et me demandaient ce que je foutais, car j’étais tout le temps au GISTI à m’occuper d’autres choses ; résultat, je n’ai pratiquement pas répété. Mais j’avais les Voûtes à disposition, donc j’ai proposé à tout le monde de se retrouver là-bas et d’enregistrer la chanson en une nuit. Parce qu’il fallait bien sortir le disque, il était annoncé... La défection de Ringer nous plantait vraiment. Et c’est Jeanne Balibar qui l’a remplacée : voilà comment je l’ai rencontrée...

Pour conclure, nous pourrions peut-être évoquer l’auto-reprise. Je pense notamment à une chanson comme "Cheval-Mouvement", que vous avez traitée de différentes manières sur plusieurs albums. Ce phénomène est finalement assez peu répandu dans le rock : ce sont plutôt les jazzmen qui considèrent qu’un morceau enregistré n’est pas une forme pétrifiée, mais qu’il recèle au contraire les principes de sa propre métamorphose...

(JPEG)Là c’est pareil, je ne l’aurais pas fait si je n’avais pas eu le sentiment que ça s’imposait. Je ne sais pas pourquoi, mais "Cheval-Mouvement" a en quelque sorte cette qualité, à mon avis, d’une chose qu’on peut reprendre. Ce morceau était un peu inaugural pour moi, et il me paraît curieusement inusable. Récemment, j’en ai fait encore une tout autre version. On pourrait sortir un disque entier avec uniquement des versions très différentes de ce titre. Alors évidemment, ça peut paraître très auto-référentiel, mais bon... Au fond je dirais que tout mon rapport à la musique est placé sous le signe de la reprise. J’ai repris la musique dans les années 80, et il s’agit toujours de reprendre quelque chose, de se reprendre soi-même ou de reprendre les autres. La musique, c’est quelque chose qui recommence à chaque fois, qui se ré-ouvre tout le temps (ou pas, d’ailleurs)... Avec Kat Onoma, cette idée de reprendre nos propres morceaux et de les transformer était régulièrement présente. D’ailleurs je regrette de n’avoir pas pu concrétiser un projet : j’avais proposé aux autres de créer nous-mêmes, comme nous l’avions fait avec Happy Birthday Public, une circonstance spéciale (par exemple qu’on s’installe dans une salle parisienne pendant quinze jours), et que nous reprenions tous nos morceaux du début à la fin, depuis Cupid, en les retravaillant vraiment. Voilà quelque chose qui nous aurait assez correspondu... Régulièrement, même quand je bosse tout seul, un morceau me revient (y compris un vieux titre de Kat Onoma, par exemple), je le rejoue et je cherche à le retrouver ; souvent ça donne quelque chose de beaucoup plus simple, allant toujours dans le sens de l’épure. Un morceau est finalement toujours à re-performer : c’est un dispositif, une espèce de machine simple qui doit agir comme un piège à événement... Chez les jazzmen, j’admire évidemment ce rapport qu’ils ont au temps et à leur propre tradition, aux standards : même les plus novateurs et subversifs d’entre eux peuvent tout à coup se mettre à citer du Ellington ou d’autres classiques. J’admire cette manière non linéaire de penser l’histoire. Car en musique, il y a toujours quelque chose à entièrement recommencer...

Propos recueillis le 14 janvier 2006


N’hésitez pas à jeter un coup d’œil à l’ensemble du dossier "Autour de Kat Onoma, ou l’art de transfigurer le rock" et spécialement au premier entretien "généraliste" avec Rodolphe Burger .

Pour se tenir au courant de l’actualité de Rodolphe et du label Dernière Bande, le MDO’s corner (site d’un initié de haute volée) offre un regard privilégié sur les artistes et les coulisses, avec un maximum de belles photos et de son...

Enfin, si vous le souhaitez, venez en discuter sur le forum .

par Anthony Boile
Article mis en ligne le 26 janvier 2006

Merci à Alaric, encore et toujours, pour le prêt du matériel d’enregistrement. Merci à Baptiste Robin, "fournisseur de morceaux". Et merci à Rodolphe, évidemment...

imprimer

réagir sur le forum

outils de recherche

en savoir plus sur Artelio

écrire sur le site