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Entretien avec Simon Abkarian

"Les paix d’aujourd’hui sont suspectes." Un entretien avec Simon Abkarian, acteur, metteur en scène et auteur de l’adaptation de textes de Sénèque, Euripide, Eschyle et Parouïr Sévak pour la pièce L’ultime chant de Troie jouée à Bobigny.


Pourquoi choisir le théâtre antique comme mode d’expression ?

Ce théâtre connaît bien l’humain, c’est un théâtre qui le traite bien. Eschyle et Euripide nous sont absolument contemporains. Les changements touchent à la mythologie, puisque chez ces auteurs les héros descendent des dieux. Il concerne la manière dont les gens se déplacent, qui a changé, mais pour le reste, tout le reste, c’est vraiment la même chose.

Odile Cointepas, qui porte la parole d’Hécube, John Arnold, qui incarne Talthybios, le messager, et vous-même avez été membres de la troupe d’Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil. Cette expérience a-t-elle laissé une empreinte sur L’ultime chant de Troie ?

Oui, c’est un groupe qui doit venir sur le plateau et non des individus déliés les uns des autres. On ne vient pas jouer son personnage, on vient raconter une histoire tous ensemble. Il existe une petite nuance.

Vous avez adapté la pièce à partir des textes de quatre auteurs, deux dramaturges grecs, Eschyle et Euripide, mais aussi Sénèque le Romain et Parouïr Sévak, poète arménien contemporain. Pourquoi ce choix ?

C’est parti des femmes. J’ai voulu pouvoir réunir toutes les femmes dans une seule pièce : Hécube, Cassandre, Andromaque, Polyxène, Hélène. Je voulais le choeur des femmes et le corps des femmes sur la scène. On peut construire des questions avec les femmes. C’est une recherche destinée à explorer l’espace qui existe entre le peuple des femmes et celui des hommes. C’est l’histoire de la création ou de la procréation.

Quel climat avez-vous essayé de mettre en place ?

C’est le texte qui amène le climat. La musique est un soutien, une matière tragique qui peut toucher les recoins de l’âme humaine. C’est une question de contexte. Une même musique ne provoquera pas les mêmes réactions lors d’un pique-nique ou dans les décombres d’une ville récemment détruite. Le tout est de savoir quand chanter et pourquoi. La musique peut aller là où les mots s’arrêtent. La musique en général, et celle-là en particulier, parle beaucoup du paradis perdu. Regardons autour de nous. Certains chants nous font encore pleurer sans que l’on sache pourquoi. Certains se sont penchés sur la construction musicale pour atteindre le coeur de l’homme par l’oreille. La musique amène une "élévation", un mouvement vertical, un suspend, le temps s’arrête. Le coeur bat à un rythme qui n’est pas commun, à un rythme extraordinaire.

Que pensez-vous que cette pièce exprime sur les racines de la violence et sur les conditions de la paix entre des peuples ou des personnes qui se sont déchirés, détruits ? Croyez-vous possible la paix entre les Troyens et les Grecs ?

Pour les Troyens, non : ce peuple a été détruit. L’option a été celle de la guerre.

Oui, mais malgré le génocide, il subsiste une mémoire qui demeure, qui continue d’exprimer Troie et le conflit entre les Grecs et les Troyens. Le conflit dure et dépasse la vraie cité.

Vous demandez en fait comment cela a été reporté sur d’autres nations. On s’est longtemps demandé si les Indiens d’Amérique du Sud avaient une âme, si les Africains avaient une âme... Pendant longtemps, les Européens ont décidé que ces êtres n’en avaient pas. Ce sont ceux qui ont un État, ceux qui ont des institutions qui leur donnent une puissance qui dominent par leurs lois. Certaines lois sont justes. Certaines ne sont rien. Car qu’est-ce qu’un peuple ? Un roi ? Un sénat ? Une constitution ? Cela me fait rire. C’est une unité de langue, la culture. Aujourd’hui encore, les Indiens d’Amazonie, on ne les considère pas comme des hommes. Il existe un espace de la civilisation, qui va de la démocratie au fascisme. En-dehors de cet espace, les êtres ne sont pas considérés comme des hommes. Les Européens le savent, qui ont colonisé les Indiens d’Amérique. Les lois que l’on nous dicte aujourd’hui sont partiales. Les choix des pays que les puissances soutiennent sont liés aux intérêts nationaux.

Les guerres sont abjectes et insoutenables, mais les paix d’aujourd’hui sont suspectes. Elles sont liées aux intérêts géopolitiques, stratégiques et économiques des puissances. Un drame se produit dans les Balkans ? Il faut y aller. C’est l’Europe de l’Est, mais l’Europe quand même. Alors on y va. En revanche, on considère les Kurdes comme un ramassis de tribus. On laisse les Turcs les appeler les "Turcs des montagnes" alors que c’est un peuple, un vrai peuple, on laisse les Turcs les massacrer. La Turquie est un marché potentiel énorme que l’on ménage et qu’on laisse persister dans ses crimes. Les gens d’ici ont pour eux des institutions respectables. Ils ont des costumes et des cravates. Ils semblent donc porter la civilisation. Mais ils se tuent quand même, politiquement. Regardons l’élection présidentielle et les amis de trente ans. Regardons Jack Lang qui veut soudain être candidat à la mairie de Paris, puis qui devient ministre. Elle est où la dignité humaine là-dedans ? Les hommes politiques doivent donner l’exemple du civisme, de la civilité, du respect des droits. L’argent fait et défait la parole donnée.

La prochaine colonisation visera les endroits où l’on peut encore entendre chanter et rire, danser : l’Afrique, le Caucase, le Moyen-Orient. Les campagnes d’ici, c’est fini. Elles ont été colonisées. La campagne des films de Pagnol, comme La femme du boulanger, c’est un monde qui apparaît à travers une histoire, celle d’un cocu. C’est un paradis perdu. Dans L’ultime chant de Troie, l’histoire est celle de la guerre. Pour peu qu’un poète s’en empare, la guerre est un révélateur extraordinaire de l’humain. Quand les médias s’en emparent, c’est de la mascarade. C’est trié, calibré. On invente des mots pour l’occasion, comme belligérants pour la guerre du Kosovo.

Les poètes aussi inventent des mots.

Les poètes ne prennent pas parti. Ils vont au-delà des intérêts. Ils peuvent adopter le point de vue des perdants, comme Euripide. L’histoire a toujours été écrite à la façon des vainqueurs. C’est ceux qui sont les plus forts à la table des négociation qui impriment les livres d’histoire. Pour les Turcs, la question arménienne a été résolue. Pour eux, pas pour nous. Mais eux, ils le savent. Ce sont eux les plus forts, ce sont eux qui écrivent l’histoire. Les enfants de Turquie ne savent presque rien de l’Arménie.

Moi, la seule civilisation que je connaisse, c’est la parole. C’est quand des gens arrivent à se parler d’une façon ou d’une autre. C’est le paradis perdu. La diplomatie est une fille bâtarde de la guerre. Que l’on ait inventé l’écriture, c’est aussi la marque d’une civilisation. Tout est dans le fait que quelqu’un parle et que quelqu’un écoute. Ce n’est pas le téléphone portable qui est puissant. Ce n’est qu’un ramassis de matériel. Ce qui est extraordinaire, c’est de parler à quelqu’un qui écoute et qui répond. Atteindre l’autre plus vite ne vaut que s’il n’écoute pas moins bien.

Le théâtre redonne à la parole le temps qui lui est nécessaire pour surgir, pour retentir, fleurir et provoquer une réponse ou un silence qui parfois peut être salvateur. Je suis très attaché au temps, au suspend du temps.

Il n’y a plus de silence. Surtout chez les gens des villes. Et comme la ville s’étend de plus en plus, il y a de moins en moins d’espaces où l’on peut reconnaître le son de la création : le bruissement du vent, le vol et le chant de l’oiseau. Le théâtre peut donner, recréer un silence poétique qui redonne une immobilité à l’humain et à l’homme. L’immobilité est un mouvement en soi. C’est l’origine du mouvement. Il y a plusieurs manières de garder le silence. Discuter, c’est un art en soi, et il n’y a pas de parole sans le silence, pas de musique sans le silence. Le silence amène la réflexion, puis de-là, l’éveil et la contestation. Le silence met face à soi, et ce n’est pas toujours joli.

Quel type de contestation ? Une contestation politique et intérieure ?

Le silence amène un questionnement, un questionnement qui dérange et qui touche tout, la dimension politique, humaine, sociale. Le théâtre permet tout ça, permet ce questionnement. Une question est une question, elle n’appelle pas forcément une réponse. C’est une élévation. Une question, ça peut faire se dresser quelques secondes sur ses deux pattes.

par Jérémie Dubois
Article mis en ligne le 30 octobre 2005 (réédition)
Publication originale 19 mars 2002

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