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"Paperback Writer / Rain" : un single méconnu des Beatles

1966. Les Beatles sont au faîte de la gloire : les dieux des jeunes mariant pop et rock font pourtant les frais de leur culte. L’hystérie sévissant lors de leurs concerts les incitent à délaisser complètement la scène pour les studios, démarche qui caractérisera le groupe jusqu’à sa rupture en 1970. Année décisive, donc, pour les quatre garçons, qui tenteront alors les expériences musicales les plus novatrices. L’album Revolver marque le sommet de cette époque engageant les Fab vers la pop la plus géniale qui soit, mais le 33 tours est précédé par un single tout aussi audacieux : "Paperback Writer / Rain", bien que ne figurant pas au panthéon indiscutable des chefs-d’oeuvre du groupe, n’en est pas moins révélateur d’un talent pluriel qui ne s’érode pas.


Le single sort l’été 1966, juste avant le dernier concert du groupe en août à San Francisco. Comme souvent, le 45 tours comprend deux titres respectivement dûs à John Lennon et à Paul McCartney : cette fois-ci, c’est ce dernier qui occupe la face A, sans qu’il n’existe une quelconque rivalité avec son talentueux alter ego. Il faut plutôt y voir une saine émulation entre les deux "leaders" des Beatles, osant des compositions audacieuses parfois à l’opposé des clichés désignant habituellement ces artistes.

Le rock du romancier

Avec "Paperback Writer", Paul prouve qu’il n’est pas seulement un grand compositeur de ballades, dans la veine de "Yesterday" ou "Michelle", mais également un formidable joueur de basse et de guitare, engageant ses cordes dans des effets aussi rythmés que maîtrisés. Après avoir joué les machos au début de Rubber Soul avec "Drive My Car", il aborde le phénomène de société que sont les auteurs de "romans de gare", sous la forme d’une lettre adressée à un éditeur. L’intérêt des Beatles pour leurs contemporains dépasse alors largement la musique et les amours adolescentes : leur prise de conscience d’être des idoles planétaires fait immédiatement suite à la beatlemania de 1964 et, à contrepied de leur posture des débuts, ils ressentent le besoin de s’impliquer davantage dans les affaires de ce monde.

(JPEG)Tout en restant peu virulent, le ton de "Paperback Writer" est tout de même dominé par une forte ironie. Un jeune premier de l’écriture cherche à obtenir un contrat dans une maison d’édition, grâce à son premier roman sur la vie... d’un romancier à succès ! Quand le plus grand groupe du moment ne se prend pas au sérieux, cela donne une lettre démonstrative au tempo nerveux : "Dear sir or madam, will you read my book ?". Et la rythmique, Paul la connaît bien : le bassiste des Beatles conjugue la basse à la guitare, dans un triumvirat endiablé avec John et George. Les chœurs aussi, d’habitude lancinants dans les mélodies pop chères au quatuor, muent de manière un peu tapageuse en canon nasillard accompagné de sons évoquant ceux d’une machine à écrire... La désinvolture est partout de mise, jusqu’aux tenues et attitudes décidément "cool" des musiciens dans le film publicitaire (ancêtre du clip) de "Paperback Writer", aux faux airs de coqueluches de brit pop ! Arrivés encore plus loin qu’auparavant, ils auraient bien eu tort de se priver de cette petite coquetterie. Leur œuvre gagne en noblesse là où elle perd en naïveté, évoluant avec une rapidité surprenante qui bientôt les fera basculer dans une aventure psychédélique... sensible dès la face B du single !

Complainte au chanvre

Lennon est un provocateur à l’humour pas toujours subtil, mais dont la lourdeur est souvent atténuée par la musique. Ce faux grand dadais s’amuse dès 1964 à jouer avec le larsen au son sourd et grave, ce qui donne une introduction rêvée à "She Feels Fine" ! Persistant dans les effets novateurs, John pousse plus loin encore l’expérimentation, visiblement motivé par quelque "consommation herbeuse" : et si toutes ces jolies machines étaient tout simplement au service d’une certaine désinvolture du rock, afin de créer des sons inconnus, non imaginés ? Les guitares à l’envers, par exemple. C’est la grande innovation de "Rain", dont le Beatle à lunettes avouera qu’il l’avait composée après avoir fumé une sévère quantité de cannabis, et qui révèle une audace de composition tout à fait innovante dans la carrière du groupe. Les paroles demeurent encore et toujours des plus simplistes ("Rain, I don’t mind / Shine, the weather’s fine"), mais le rythme semble ici ralenti par l’usage de drogues, dans un duo saccadé basse/guitare où la voix s’étire, sans complaisance, quasi-brute.

(JPEG)Le refrain devient leitmotiv, le chant de Lennon colle parfaitement à la mélodie déconstruite. Une émotion inconnue se crée chez les Beatles, plutôt trouble et hypnotique. Ce soudain élan de mélancolie désabusée révèle un Lennon en pleine remise en question (timidement annoncée par les morceaux "Help" et "Nowhere Man") et alors influencé par la pensée orientale et les incantations répétitives de ses chants religieux, perceptibles dans ce morceau qu’on peut bien qualifier de psychédélique. Rien à voir encore avec l’esprit potache de Sgt. Pepper’s, le ton est bien plus déroutant voire sombre. Rain s’inscrit davantage dans la veine du psychédélisme californien, nerveux, tel un prélude aux morceaux angoissés de Lennon, et même aux hardiesses tant novatrices que destructrices dans le futur du rock anglais. Ce sabordage conscient du "classicisme beatlesien" marque bel et bien une rupture, et un pas de plus vers la maturité de garçons avides de défis.

Est-ce un adieu aux ballades et bluettes adolescentes ? Disons que les Beatles ajoutent de nouvelles cordes à un arc déjà bien redoutable. Ils se créent des valeurs osées mais sûres, bientôt sublimées dans ce qui est probablement le chef-d’oeuvre du groupe, Revolver : ce romancier survolté et cette pluie décalée du single annoncent les regrets enluminés de cor de chasse et le livre des morts tibétain version lysergique de l’album à venir. Les phénomènes de société font désormais partie intégrante de leur monde musical, fait assez paradoxal puisqu’il émerge au moment même où le groupe quitte la scène publique : dès cet album de 1966, peu après "Paperback Writer", Harrison s’en prend au méchant "Taxman" qui lui pique ses pennies... Difficile pourtant de parler d’artistes engagés à propos des Beatles ; néanmoins, Paul n’hésite pas à évoquer dès 1967 le sujet alors tabou de la fugue avec la sublime "She’s Leaving Home" ou à parler publiquement de son goût pour les drogues, tandis que John exprime avec un certain cynisme les ambiguïtés des idéaux de 68 dans "Revolution". Ainsi 1966 et "Paperback Writer" marquent-ils une évolution dans le caractère pop du groupe : "pop" pour "populaire", car les quatre garçons les plus dans le vent deviennent une sorte de repère social plus qu’aucun autre groupe avant eux.

On aurait donc tort de mésestimer ce single du groupe le plus célèbre de la pop, ces deux titres ayant remporté un franc succès à l’époque de leur sortie... Car faut-il ajouter que, grâce à "Paperback Writer / Rain", les Beatles se hissèrent alors, encore une fois, au sommet des charts partout dans le monde ?

par Benjamin Couilleaux
Article mis en ligne le 20 octobre 2006

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