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Le cinéma des adolescents de Gregg Araki

Aux yeux de Greg Araki, cinéaste indépendant américain, auteur d’oeuvres restées méconnues en France, dont les très controversés Doom Generation et Nowhere, la période de l’adolescence ne peut être réduite à l’expression d’une phase de transition.Il s’agirait d’avantage d’une période cruciale dans la maturation de l’individu pendant laquelle ce dernier s’ouvre à la réalité du monde extérieur et s’imprime brutalement de ses caractéristiques les plus extrêmes.


Araki situe avant tout son oeuvre sur un plan revendicatif, en faveur de la cause homosexuelle et contre les couches réactionnaires de la société américaine. Son cinéma se veut un hymne catégorique à la jeunesse, à la liberté de moeurs. Energique, son objectif est cinglant et brutal, à l’image d’un pays inspiré de l’univers perturbant de Lewis Caroll dont on retrouve le goût pour les oppositions de couleurs et la symbolique du damier.

L’adolescence, l’âge de la dualité, âme d’enfant et corps d’adulte, à l’image des jeunes acteurs dont Araki s’entoure, devient en conséquence le terrain d’expression de son combat social et culturel. L’homme/enfant, en tant que victime d’une société décadente régie par l’absurde, est élevé au rang de témoin. Humilié, pourchassé et condamné par les caricatures de l’intégrisme moderne, du Ku Klux Klan au FBI, l’adolescent d’Araki doit se soumettre, fuir ou périr pour crime de marginalité.

Or cette marginalité, c’est la société qui l’engendre par ses paradoxes. Car l’adolescent est une pellicule vierge qui s’imbibe des lumières du dehors, sans être véritablement capable de choisir les filtres adéquats. Son innocence pré-pubère lui inspire un romantisme niais mais sincère, comme le suggèrent ses doutes existentiels, prononcés de manière récurrente par les protagonistes de Doom Generation. Sa quête d’une affection méprisée par l’absence parentale le pousse d’avantage vers ses semblables et le conduit forcément vers la marginalité des concerts underground, des tripots malfamés qui hantent l’univers de Gregg Araki.

Parallèlement, l’adolescent, en âge de se risquer hors de chez lui, s’imprime des excès d’une société de consommation omniprésente où règne l’ère du jetable, du déchet, de l’emballage vide. L’œil d’Araki s’attarde de manière systématique sur un univers de décharge où s’accumulent en abondance les poubelles de l’humanité. La ville est perçue comme un lieu de transit, une autoroute sans fin délimitée par des motels sordides et des fast-foods mécaniques. Projeté dans un système capitaliste à outrance, l’enfant s’y procure tant bien que mal les repères qui guideront sa marche. Spectateur d’une violence quotidienne orchestrée par la circulation d’armes et de drogues en tout genre, l’adolescent reproduit le schéma inculqué par la société au point d’en oublier la valeur de la vie humaine.

Araki fait ainsi coïncider les manifestations essentielles de la pureté et de la pourriture en juxtaposant scènes de gore et tendresse amoureuse. La mort, conséquence logique d’un monde à l’agonie, est filmée comme un incident prêtant au rire et au burlesque. Dans Doom Generation, alors qu’ils sont responsables de l’amputation et de la mort de plusieurs personnes, les personnages n’affichent des regrets que lorsque leur escapade les conduit à tuer un chien, symbole vivant de la loyauté et de l’innocence. Les trucages n’aspirent à aucun réalisme comme en témoigne le recours à un sang artificiel et fluorescent. L’émotion face à la mort n’est suscitée qu’à la faveur des purs.

La sexualité, découverte importante de l’adolescence et omniprésente dans l’œuvre du cinéaste, se veut l’expression d’une joie de vivre et de jouir. La scène finale de Doom Generation, où les trois protagonistes s’adonnent au triolisme, symbolise l’union sublimée d’une jeunesse aspirant au frisson. Dans Nowhere, en revanche, l’innocence de l’adolescente est bafouée par le diktat de l’adulte. Salie, l’adolescence ne doit son mal-être qu’à la perversion de ses aînés. Elle est constamment mutilée par le viol, l’inceste voire par l’indifférence.

Ainsi Araki conclut-il systématiquement son œuvre par le déchirement. L’insouciance est piétinée par l’intervention de l’adulte, le cynisme et la désillusion, suggérés par une musique assoupie et emprunte d’une langueur mélancolique, s’imposent aux yeux de tous. Les adolescents se voient contraints à l’abandon du rêve, vieillis par des règles inadaptées à leurs aspirations sincères.

Si, aux yeux d’Araki, l’adolescence n’est aujourd’hui plus qu’une étape, une phase de transition, c’est que la société refuse de la considérer comme un modèle, bafoue son droit à la différence et s’acharne en conséquence à la soumettre.

par Geoffroy Clavel
Article mis en ligne le 31 janvier 2005 (réédition)
Publication originale 5 février 2002

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