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Le traitement des personnages dans La Communauté de l’Anneau

Pour peu qu’on se penche de façon un peu poussée sur la façon dont Peter Jackson a adapté les personnages principaux de La Communauté de l’Anneau, on s’aperçoit, non sans une certaine admiration, de la subtile cohérence d’une approche personnelle très pensée, et enrichissante vis-à-vis du livre de Tolkien. Ainsi on constatera que le système de personnages principaux (c’est à dire la Communauté hormis Gandalf, cette exception faisant sens comme nous le verrons en temps voulu) répond à un principe d’organisation par paires où chaque individus est en quelque sorte consubstantiel de l’autre ; dans le sens où la caractérisation psychologique de l’un est entretissée avec celle de l’autre, toutes deux se répondant, s’éclairant mutuellement, au point de parfois dépasser en complexité ce qu’avait écrit Tolkien.


Frodon et Sam

Les Hobbits sont les personnages qui fonctionnent le plus manifestement par paire à l’écran. Celle-ci est évidente tant Sam insiste sur le fait de ne jamais quitter Frodon (dans le champ avant de rencontrer Merry et Pipin, au Conseil d’Elrond, sur la rive du fleuve à la fin). Le traitement de ces deux personnages est on ne peut plus fidèle, jusqu’au plus infime détail (l’amour de Sam pour la bière est par exemple retranscrit par sa discrète démarche zigzagante et alcoolisée au sortir de l’auberge de Hobbitebourg).

Le film souligne peut-être trop la gestuelle pataude de Sam, ce qui peut pousser le spectateur non-connaisseur à prendre une naïve simplicité pour de la maladresse de nigaud. Pour le reste, il n’y a pas grand chose à en dire ; Jackson ne cherche manifestement pas à dépasser son matériau d’origine (peut-être par manque d’inspiration).

Merry et Pipin

Jackson a fait de ces deux là le grand duo comique du film. Son humour potache est plutôt bienvenu puisqu’il se raccorde très bien à l’esprit festif que Tolkien associe aux Semi-Hommes. Mais en nivelant le caractère de Merry sur celui du fantasque Pipin, le dispositif appauvrit la richesse particulière de chacun (dans les livres I et II de La Communauté de l’Anneau, Merry est posé, débrouillard et plus effacé, alors que Pipin se démarque par sa légèreté et son espièglerie). S’il force le trait et ne s’attarde pas sur eux, Jackson ne bâcle pas pour autant son adaptation puisqu’il prend tant bien que mal soin d’égrener des éléments de différenciation entre les deux Hobbits.

Ainsi, si l’on recense leurs gaffes, on constate que les bourdes les plus lourdes de conséquence sont du fait de Pipin. Ce dernier révèle étourdiment l’identité de Frodon à l’auberge de Bree, l’Anneau passe alors au doigt du Porteur, les Nazguls sont rameutés. En Moria il réveille les Orques en faisant basculer le squelette dans le puit, le Balrog est dérangé, Gandalf meurt. Il se fait repérer par les Uruk Haï en sortant le premier de sa cachette, se fait capturer, Boromir meurt. Par extension, Merry apparaît moins irresponsable, et de fait, plus réfléchi. Et effectivement, il semble mieux saisir la gravité des situations. Contrairement à Pipin qui ne peut faire son deuil des six repas hebdomadaires, il comprend la nécessité de la rapidité dans leur voyage. Il fait par ailleurs remarquer à Peregrïn ses enfantillages au Conseil d’Elrond. Enfin, dans les collines boisées de l’Amon Hen, il comprend avant son ami que Frodon s’apprête à partir seul en Mordor. A ce bon sens vient s’ajouter un certain sens de l’initiative (c’est lui qui supervise le vol des fusées d’artifice, les Hobbits prennent le Bac de Chateaubouc sur sa proposition, il permet à Frodon de s’enfuir en ayant l’idée de détourner l’attention des Uruk).

En réalité, Jackson cherche essentiellement au travers de cette caractérisation sommaire à synthétiser les éléments constitutifs de l’âme hobbite (chose que ne permet pas vraiment le couple Frodon-Sam, par trop atypique). Aussi Merry et Pipin se distinguent-ils uniquement par le pittoresque alimentaire et l’insouciance bon enfant propres à ceux de leur race (par exemple, ils s’extasient sur la taille des pintes de bière, se relèvent la nuit pour manger et font un feu alors qu’ils se savent poursuivis par les Nazgûls, ou s’engagent dans la Communauté sans en connaître la finalité). De toute manière, leur démarcation de cet habitus n’intervient que plus tard dans le Seigneur des Anneaux. Partant, leur individualisation et l’épaisseur de leur caractère respectif ne sauraient être tellement plus poussées dans ce premier film.

Gandalf le Gris

(PNG)

Il est seul des personnages principaux qui ne fonctionne pas en couple. Ce n’est pas qu’il n’entretienne pas de relations privilégiées avec les autres, mais il n’a tout simplement pas d’alter ego. Saruman aurait pu (du ?) être celui-ci, mais sa personnalité ne se démarque pas ici de la représentation minimaliste du méchant traditionnel.

Le fait que Gandalf n’ait en quelque sorte aucun personnage à sa mesure (cette consubstantialité déjà évoquée, qui permet la mise en relation comparative) reflète de manière symbolique sa différence de nature fondamentale avec tous les individus qui l’entourent. Jackson sait en fin connaisseur de Tolkien que la supériorité du magicien découle de sa nature divine , et applique donc ce savoir dans son système de personnages en isolant Gandalf de toute paire relationnelle. Ainsi, son caractère ne peut être analysé par rapport à celui d’un quelconque autre personnage. Gandalf n’est envisageable qu’en lui même.

Mais cette autonomie liée à une transcendance ne vaut que pour la structure théorique, car Jackson sait par ailleurs rendre le personnage très proche et très attachant, essentiellement à travers les liens plaisants qu’il entretient avec les Hobbits (notamment Bilbon et Frodon). En tous points fidèle au livre, le personnage mêle magnifiquement les traits du grand-père las et bienveillant avec ceux du magicien sage et puissant.

Notons enfin que sa malice (voire ses clins d’oeil, ou lorsqu’en Moria il dit à Merry qu’il choisit le chemin qui sent le moins mauvais) et son côté épicurien (il n’hésite pas à se trémousser parmi les Hobbits à la fête de Bilbon, il a un verre de vin à la main quand il rend visite à Saruman) sont ici plus accentués que chez Tolkien, afin de mieux souligner les spécificités du Gris par rapport au futur Blanc.

Gimli et Legolas

De Gimli, le livre nous donnait l’image d’un compagnon chaleureux bien qu’ombrageux. Jackson a intelligemment pressenti tout le potentiel comique du personnage, peu développé par Tolkien. La spontanéité qui rendait si sympathique le Nain est donc ici doublée d’un côté plus rouspéteur, au travers de "grogneries" sur l’itinéraire suivi ou à suivre. Le film enrichit par ailleurs le caractère humoristique du Nain en lui ajoutant une dimension naïve et bravache assez plaisante (le coup de hache sur l’Anneau, les oiseaux espions qu’il prend pour un nuage, son cri auto-satisfait quand il croit que les orques de la Moria fuient devant la Communauté alors qu’il s’agit du Balrog).

Cette caractérisation amusante, si elle ne trahit pas Tolkien à proprement parler puisque Gimli est toujours aussi attachant, soulève néanmoins un risque d’enfermement dans la caricature (ce que ne fait pas le livre). Or Jackson ne parvient pas dans le temps qui lui est imparti à contrebalancer la forte charge comique qu’il a injectée dans le personnage. La complexité se forgeant dans la nuance, l’unidimensionnel Gimli ne peut dès lors susciter un véritable rapprochement émotionnel du spectateur, et ce, d’autant plus que l’humour implique une connivence distanciatrice (l’humour ne procède pas tant des situations que des caractères ; on ne rit pas avec le personnage, mais de lui). Tant et si bien que là où Tolkien dépeignait Gimli comme un bourru au coeur tendre, le film ne dépasse pas le stade du bourrin rigolo.(JPEG)

Cela n’est pas dû à une interprétation simplificatrice de Jackson, mais plutôt à un choix délibéré de ne pas s’appesantir sur la relation du Nain avec les Elfes (le réalisateur n’étant pas maître de la durée de son film). Malheureusement, c’est dans ces rapports que s’exprime la finesse du personnage. Avec la Dame Elfe Galadriel, Gimli manifeste sa sensibilité, sa courtoisie et sa réceptivité à la beauté. Avec Legolas, il se montre capable,tout comme ce dernier, de dépasser ses préjugés raciaux ancestraux pour nouer une amitié sincère. Mais l’antipathie fondamentale qui sépare les deux peuples, et qui donne tout le poids à cette démarche d’ouverture à l’autre, n’est pas évoquée par le film.

La tension inaugurale entre l’Elfe et le Nain au Conseil d’Elrond manque de rigueur dans sa présentation, ce qui cause une interprétation erronée du spectateur non averti (percevoir le fruit d’un déterminisme historique comme une simple chamaillerie entre les personnalités de deux individus). La scène intégrale (tournée mais absente du métrage actuel) de la rencontre tendue entre la Communauté et les Elfes de Lorien est à ce titre une péripétie essentielle, puisqu’elle offre un prolongement et un éclaircissement indispensable sur la nature de la mésentente entre Gimli et Legolas.

En effet, si l’on se réfère au livre II de La Communauté de l’Anneau, les Elfes,y compris Legolas, s’y montrent hautains, discriminants et offensants vis à vis du Nain (ils ne lui font pas confiance et lui imposent le port d’un bandeau sur les yeux). Si au Conseil d’Elrond c’est un individu qui s’en prend à un autre , ici c’est un groupe qui manifeste son inamitié à un individu. Et si les Elfes sont hostiles, ce n’est pas vis à vis de ce qu’il est individuellement (puisqu’ils ne le connaissent pas), mais vis à vis de ce qu’il représente (la race Naine). Cet élargissement montre l’universalité d’une animosité à double-sens, dont le corollaire est l’intolérance. En choisissant de l’occulter, Jackson ne clarifie pas le sens flou de l’altercation au Conseil, et appauvrit en fin de compte la valeur future du rapprochement entre Gimli et Legolas.

En outre, la dispute inaugurale du Conseil ne trouve pas les prolongements logiques qu’elle promet (voire l’air vaguement agacé et circonspect de l’Elfe devant l’idée d’une cohabitation avec le Nain, lorsque ce dernier se propose d’être du voyage). Contrairement à Gimli, dont la caractérisation est suffisamment solide pour s’en passer (fut-ce au prix de la caricature), le personnage de Legolas perd toute consistance psychologique sans le support de cette relation conflictuelle (au travers de laquelle il se départit progressivement de son impassibilité dédaigneuse pour se montrer plus amical). Déjà effacé chez Tolkien, l’Elfe est ici le personnage principal le plus fade. Qu’on en juge plutôt : c’est celui qui a le moins de dialogue, et ses propos fonctionnels ("dépêchons-nous !", "je sens du danger", etc.) ne laissent (apparemment) pas transparaître une personnalité ou de quelconques sentiments.

Cependant, Jackson compense habilement son absence de psychologisation par le traitement visuel le plus réussi du film (dans la gestuelle, la représentation des techniques de combat). Ainsi, tout comme dans le livre, la caractéristique primordiale de Legolas reste l’efficacité. Il suffit pour s’en convaincre d’interroger l’utilité de sa présence dans la Communauté. Il identifie rapidement les oiseaux et la menace qu’ils représentent, ce qui permet à tous de se cacher à temps. Sur le Caradhras, il sauve Gandalf de l’avalanche en le tirant contre la paroi. En Moria il sauve Boromir et Gimli du vide. Il est aussi celui qui achève le troll. A l’Amon Hen, il prête main forte à un Aragorn débordé par les furieux guerriers Uruk Haï. Il manifeste par ailleurs une évidente clairvoyance du danger (il pressent la venue des oiseaux-espions, le danger qui les guette dans la salle du tombeau en Moria, l’éclatement prochain de la Communauté. Il est aussi celui qui s’aperçoit de la nature anormale de la tempête de neige ).

Du coup, l’épanchement n’étant d’aucune utilité (puisqu’il ne vise pas à l’efficacité), Legolas ne s’exprime que par nécessité (contrairement à Gimli qui parle beaucoup, et parfois pour ne rien dire). Notons enfin que le peu de fois où il parle, Legolas ne s’adresse pas à n’importe qui. Cette sélectivité est signifiante et cohérente ; c’est l’indicateur supplémentaire d’une certaine morgue (il ne parle qu’avec ceux qu’il estime comme ses égaux ou supérieurs, soit Gandalf et Aragorn), mais aussi d’un certain désintérêt (ou difficulté ?) à découvrir l’autre par le dialogue (il ne parle qu’avec ceux qu’il connaît, soit les même Gandalf et Aragorn). Par voie de conséquence, le film suggère que Legolas a choisi la voie de l’indifférence vis-à-vis du Nain Gimli.

Le comportement très sérieux de l’Elfe correspond donc à la perfection à la distance qui ressort de la conception tolkiennienne de cette race. Mais ce côté lointain, sans peurs ni reproches, est un obstacle évident à l’identification. En ce sens, le film réussit l’incroyable tour de force de rendre palpable entre son personnage Elfe et le spectateur, le sentiment d’inaccessibilité ressenti par les autres personnages eux-même en présence d’Elfes. Que cela soit sciemment voulu ou ne soit que le fruit d’un certain désordre créatif (induit par la contrainte de la classification PG-13), Jackson fait finalement d’une lacune sa force ; la superficialité n’est ici qu’un faux-semblant.

Boromir et Aragorn

Le traitement de ces deux personnages est le plus poussé du film, et ce, évidemment au détriment des autres héros (la version longue infirmera peut-être ce jugement). Mais il est heureux qu’il en soit ainsi car la densité psychologique de Boromir ne bénéficiait que du seul premier film pour s’exprimer. Jackson a donc fait le seul choix valable, et son film en sort grandi. Car d’où provient l’émotion qui se dégage à la mort du Gondorien, si ce n’est d’un sentiment de perte, rendu possible par un attachement, lui même dû à une psychologisation réussie (dans le sens où elle est implicante pour le spectateur) ?!

(JPEG)Dans le livre II de La Communauté de l’Anneau, Tolkien dit de Boromir qu’il est un compagnon brave, fier et orgueilleux, irréfléchi. Le film respecte globalement ces éléments en y adjoignant une dimension amicale plus marquée. Par exemple, lorsqu’il chahute avec Merry et Pipin on se rend compte de son affection, un brin paternaliste (il ébouriffe les cheveux de Frodon dans la montagne), pour les Hobbits. Par ailleurs, quand Gimli découvre la tombe de son parent Balïn, il est le seul à se montrer réconfortant (il lui pose une main chargée de sympathie sur l’épaule).

Les seules différences d’importance dans l’adaptation résident dans la manière de traiter l’évolution de sa lutte intérieure, et surtout, dans la nature même de cette dernière. Dès la forêt de Lorien, Tolkien suggère l’évolution du mal chez Boromir par une accumulation progressive de comportements intrigants et propos bizarres, qui ne trouvent leur explication que dans sa trahison finale. On regrette que Jackson n’ait pas voulu (su ?) reprendre cette façon de ménager une incertitude. En remplaçant le « que se passe-t-il dans sa tête ? » par un déterministe « quand va-t-il trahir ? » imposé au spectateur par les propos de Galadriel, il y a une nette déperdition de suspens. Mais si de ce point de vue, l’adaptation est en deçà de l’original, l’interprétation jacksonienne de sa lutte contre la tentation ouvre des perspectives nettement plus riches que celles proposées par Tolkien.

Pour Tolkien, si Boromir cède le premier à la tentation de l’Anneau, c’est tout simplement qu’il est un Homme, race ô combien pusillanime et corruptible. Le film insiste d’ailleurs à sa manière sur ce point en la personne d’Elrond, qui voit dans la survivance de l’Anneau non pas la faute d’un seul (Isildur), mais la conséquence de cette faiblesse raciale spécifique.

Dans le livre, Aragorn, qui est certes issu d’un plus haut lignage, nous est présenté d’emblée comme assez naturellement préservé de tous ces mauvais penchants. Jackson introduit plus de nuance dans le personnage en évitant cette catégorisation un peu rigide, dont le corollaire inévitable est une héroïsation un peu stérile. Ainsi dans le film on voit que le Dunadan est conscient de la « tare génétique » de ceux de sa race, et qu’il en ressent un terrible doute concernant sa propre valeur, et partant, sa légitimité à monter sur le trône qui lui revient de droit (voir les propos qu’il tient à Arwen devant l’épée brisée). Mais si cette lucidité, dont Boromir est dépourvu, tout du moins avant sa rencontre avec Galadriel, est un frein à sa réalisation personnelle (assumer son héritage et le dépasser n’est pas si évident), c’est aussi un guide précieux à la prise de décision (en lui donnant la connaissance des agissements mauvais, il peut mieux choisir la voie opposée, c’est à dire celle de la sagesse). Et si Aragorn corrige fermement Boromir lors du Conseil d’Elrond sur la possibilité d’utiliser l’Anneau, c’est bel et bien parce qu’il a une conscience plus aiguë que lui des enjeux et des fins.

Tout ceci sous-entend que la connaissance de la tradition et de ses enseignements permet d’une part une meilleure connaissance de soi, et d’autre part une réflexion morale sur le poids de ses actes . Or l’impulsif et orgueilleux Boromir ne se livre ni à l’une ni à l’autre pour la bonne raison que son rapport à la tradition tient de la projection héroïque puérile et non de l’apprentissage responsabilisant.

La scène de l’épée brisée à Fondcombe est ici d’une richesse fondamentale. Boromir y montre sa fascination vis à vis de la légende et de sa représentation dans l’arme mythique d’Isildur. La façon qu’il a de prendre en main la relique est à ce titre très symbolique. Plus qu’un signe de ré-appropriation du passé (et donc de la légitimité politique du pouvoir royal), il s’agit ici de la réalisation fantasmatique d’un rêve d’enfant ; celui de ressembler à ses héros (avec tout ce que cela concerne de gloire et de sentiment de toute puissance). Preuve est donc faite que Boromir, contrairement à Aragorn, ne perçoit pas la tradition comme une instructive mise en forme de l’Histoire, mais bel et bien comme un espace de projection du désir. Or le désir mène droit à l’esprit de démesure (l’hubris des Grecs antiques), qui est la perte des Hommes (qu’on se rappelle la chute de Numénor au Second Age !).

Lorsque Boromir se coupe avec le tronçon de Narsil et se rend compte qu’il a été silencieusement observé par Aragorn, son comportement change du tout au tout, pour devenir méprisant et désinvolte. Le plus logique serait alors de croire qu’il connaît le Dunadan et qu’il existe une rivalité entre eux. Mais cet antagonisme ne naîtra qu’au Conseil d’Elrond où leur statut respectif leur est révélé l’un à l’autre. La signification profonde de l’échange est ailleurs et ne s’éclaire vraiment qu’a posteriori.

Au Conseil, Boromir affiche assez clairement sa volonté de se détacher de la tradition, car telle est sa conviction profonde en tant que fils aîné du puissant intendant de Gondor. L’ambivalence, et partant, la complexité du personnage sont dès lors explicitement posées. On se doute par ailleurs que Boromir en rajoute dans son discours afin d’en remontrer à Aragorn, auprès duquel il doit se sentir en position d’infériorité à cause de ce qui s’est passé la veille au soir (son admiration pour la tradition est une faiblesse inavouable ouvertement, car elle rentrerait dès lors en concurrence avec ses prétentions politiques d’"homme nouveau").

Revenons au sens de la scène autour de Narsil. Le fait d’avoir reposé maladroitement l’épée (la relique tombe à terre !) et de s’être véritablement enfui comme un enfant honteux au lieu de se confronter à Aragorn, est en réalité emblématique de son trait de caractère dominant selon Jackson : la puérilité. Cette réaction sottement défensive résulte en effet de son incapacité à admettre la découverte par autrui de ses contradictions, et par voie de conséquence, à les reconnaître clairement lui-même et les affronter sereinement.

Boromir manifeste sa puérilité inconsciemment par une réelle incapacité à accepter pleinement les réalités, du moment qu’elles sont susceptibles de contredire ses conceptions propres (ici, la légitimité d’Aragorn qui conteste son droit au règne, mais surtout "l’inutilisabilité" irréductible de l’Anneau ). Un peu comme un enfant capricieux n’accepterait pas la remise en cause de son désir tout puissant. Or nous savons par le livre que Boromir est le fils préféré de Denethor, qui l’a certainement aimé au delà du raisonnable. Soit une sorte d’enfant-roi habitué à exercer une volonté reine. D’ailleurs, son frère Faramir ne dit-il pas aussi dans le livre IV qu’il s’est toujours effacé au profit de son aîné ?!

Comme Boromir est un adulte, les codes moraux (de droiture, d’engagement) qu’il a intégré le font se ranger de l’avis des sages (détruire l’Anneau). Mais son inconscient, empli du narcissisme infantile dont il n’a pu se débarrasser, l’empêche d’accepter qu’un avis prédomine sur le sien. Ce travers se manifeste très clairement dans sa réaction colérique,tout à fait semblable à celle d’un enfant frustré,à l’Amon Hen, lorsqu’il jette ses rondins sur le sol face à la négation réitérée de l’accomplissement de son désir (le refus catégorique de Frodon).

On voit donc que Jackson superpose à la lutte contre la tentation de l’Anneau Unique un combat beaucoup plus psychanalytique ; contre des tendances pulsionnelles qui sont autant de failles facilitant le travail de sape de l’Anneau. La raison de la rapide corruption de Boromir est donc bien plus complexe que dans le livre ; il n’est pas faible uniquement parce qu’il est un Homme, mais aussi parce qu’il est celui de la Communauté qui est le moins stable mentalement.

(JPEG)Il est une autre scène décisive dans le parcours psychologique du Gondorien qui apporte de nouvelles précisions sur la nature des difficultés auxquelles il se heurte. Laissant de côté sa fierté, Boromir opère un rapprochement vis à vis d’Aragorn en Lorien, motivé par un besoin douloureux de s’épancher. La raison n’en est pas tellement l’angoisse d’un avenir incertain menacé par les ténèbres, mais plutôt le grand désarroi dans lequel l’a plongé la remise en cause de sa valeur personnelle par le "test" mental de Galadriel. Cet "électrochoc" est un accélérateur à deux niveaux, en bien et en mal, et c’est hélas le mal qui prendra le dessus.

Pour la première fois les repères de l’intrépide Boromir vacillent, et l’incertitude l’habite. Il opère un retour sur lui et, tout comme Aragorn auparavant, doute de sa capacité à être à la hauteur de sa tâche. Or se confier à l’héritier d’Isildur, c’est implicitement reconnaître que de ses compagnons, c’est lui dont il se sent malgré tout le plus proche. Cette reconnaissance de l’autre comme semblable est un premier pas vers l’acceptation de ce qu’il est (un individu de sang plus noble) et de ce qu’il représente (la royauté). Soit un premier pas vers l’affran-chissement des désirs déraisonnables.

Mais Boromir porte le poids d’une responsabilité vis à vis de son peuple, auprès duquel il se sent à juste titre des devoirs (ne dit-il pas à plusieurs reprises que ce qu’il veut, c’est juste défendre les siens ?!). Sur un plan plus personnel, il ressort qu’il a peur de décevoir son père, dont on songe que l’amour terrible exerce une pression évidente. Ces éléments nous font alors prendre conscience de la grande solitude de Boromir, véritablement livré à lui même.

Si Aragorn doit lui aussi faire face à des responsabilités en prenant la tête de la Communauté, on se rend compte comparativement qu’il n’est à aucun moment aussi seul. L’amour qui le lie à Arwen (symbolisé et rappelé à l’esprit du spectateur par le pendentif-gage à son cou) lui apporte réconfort et soutien moral. Propulsé au rang de nouveau guide par les événements (la mort de Gandalf), il ne peut plus se permettre de douter car son influence sur le groupe en pâtirait. Sans un ascendant énergique, l’acceptation de ses décisions par les autres pourrait être moins aisée, et la Communauté risquerait de voir germer en son sein la division (dépeinte par Galadriel comme le préalable à la ruine et la mort). En acceptant cette charge il endosse donc psychologiquement le rôle qu’un roi a pour son peuple. Par là même, le voila poussé à assumer son héritage (ce vers quoi il s’achemine, comme en atteste le "Elendil !" hurlé dans les combats sur l’Amon Hen). Ainsi donc le Gondorien et le Dunadan suivent une trajectoire inverse. Quand l’un délaisse douloureusement ses certitudes, l’autre en vient à une détermination qui résout ses tensions intérieures.

La trahison que commandent les exigences ci dessus évoquées est d’autant plus ardue à éviter pour Boromir qu’elles revêtent les atours de la raison et de la légitimité morale (justifier aux yeux de son père sa capacité à être un bon dirigeant, vouloir sincèrement le bien de son peuple), et aiguillonnent son désir jusqu’ici frustré (faire de l’Anneau l’arme ultime du Gondor, autrement dit se couvrir de gloire et entrer à son tour dans la légende). Or l’intensification de la "raison d’état" par le "test" de Galadriel (Boromir affirme qu’elle lui a fait voir sa cité en ruine) est la cause majeure de l’accélération du processus de passage à l’acte.

A l’ambivalence entre son désir de faire le bien et les conséquences néfastes de ses actes (seule ambivalence décrite par Tolkien), s’ajoute donc une ambivalence au niveau de son rapport rejet/fascination face à la tradition, mais aussi l’ambivalence dans son rapport aux autres, oscillant entre bienveillance et menace. Qualités et faiblesses humaines se mêlent pour former une personnalité complexe et attachante. Ainsi, l’aveu d’amour et de fraternité de Boromir envers Aragorn au moment de son agonie, libère toute sa puissance émotionnelle du moment que le spectateur pressent, grâce au discret et brillant travail de caractérisation jusqu’alors mené, qu’il est l’aboutissement d’une progression morale accomplie, mais trop tard, par le mourant. Malgré sa rédemption, Boromir paye le prix de sa faute, et la sagesse à laquelle il accède enfin reste vaine. Ce sentiment de gâchis est la source de la tristesse autour de laquelle s’articule l’émotion.

Quoi qu’il en soit, force nous est de constater que Jackson a assez considérablement étoffé le personnage. Tout en restant fidèle à son matériau d’origine, il a pris la liberté d’adjoindre au déterminisme tolkiennien, une dimension névrotique beaucoup plus touchante. Sachant que ses efforts se sont concentrés sur ce personnage, les autres héros promettent de beaux développements dans les films à venir.


Vous pouvez réagir à ce dossier sur le forum consacré au Seigneur des Anneaux au cinéma

par Alaric P.
Article mis en ligne le 28 juillet 2004 (réédition)
Publication originale 14 février 2002

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