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Windtalkers

L’Indien a bon dos

Un sujet en or (comment l’armée américaine utilisa la langue des Indiens navajo pour empêcher que ses messages codés soient décryptés par les Japonais durant la Seconde Guerre Mondiale), des implications très actuelles (comment définir le sentiment d’être américain ?) et des moyens conséquents ne font pas décoller le dernier film de John Woo, annoncé comme l’un des blockbusters de l’été US.


Le film de guerre américain, on l’aura remarqué sans peine, fait un retour en force sur nos écrans ces temps-ci. Plusieurs raisons peuvent être mises en avant : le retour de la paranoïa sécuritaire aux Etats-Unis, l’avancée des effets spéciaux dans le domaine du film d’action qui rendent les scènes de bataille toujours plus spectaculaires ou les contrats avantageux sur le matériel entre Hollywood et le Pentagone. Et c’est sans compter la tendance de l’usine à rêves à jouer désormais au petit soldat de la machine gouvernementale en opérant par étapes une réécriture de l’Histoire. Il est difficile de passer entre les gouttes de cette pluie de films plus ou moins belliqueux, a fortiori lorsque c’est un cinéaste de l’envergure (médiatique et cinéphilique) de John Woo qui tient les rênes. Windtalkers, sorti en France avec pour sous-titre "Les Messagers du Vent", joue un jeu à la fois passionnant et dangereux, ce que l’on sent à l’écran au-delà de toute attente. Passionnant dans la mesure où Woo, lui-même immigré de Hongkong aux Etats-Unis, fait de la question de l’identité la matière première de ses films américains. Dangereux dans la mesure où son petit dernier n’échappe pas à la règle et que Woo, héritant d’un sujet aux potentialités extraordinaires sur le caractère éclectique de l’identité américaine et les bégaiements de l’Histoire mais limité par les impératifs de la superproduction, n’en fait pratiquement rien.

(JPEG)Bien entendu, il peut paraître discutable de démarrer un compte-rendu sur Woo en insistant en premier lieu sur son scénario, et non sur sa mise en scène, car cette dernière a plus fait pour sa gloire de cinéaste que ses histoires d’hommes s’entretuant sur fond d’envol de colombes dans des églises. Pourtant, en choisissant de s’exiler à Hollywood, il a accepté un système de production où le scénario est roi, confectionné par une dizaine de professionnels dont un seul verra son nom s’afficher au générique et où il est ardu d’y caser ses petites touches personnelles. Du coup, c’est plus sur des arguments du type "choc des stars" que sur ceux du type "chorégraphie des combats" que ce dernier parvient à se vendre aux Etats-Unis (les reviews des magazines américains n’évoquent presque pas les questions de réalisation). Or, le public risque d’être déçu par sa mise en scène conventionnelle, voire d’une platitude inquiétante. Le film est parcouru de longueurs aberrantes et de bavardages qui ne nous apprennent rien. Woo sait qu’il ne peut plus se permettre aujourd’hui d’en rajouter dans la violence et le côté épileptique : tous les tâcherons de Hollywood débarqués de la pub ou du clip font la même chose. Par ailleurs, quand des cinéastes comme Ridley Scott ou Steven Spielberg rivalisent de brutalité, certes avec plus de talent que ces derniers, en filmant des combats, il en résulte un croisement prenant entre le reportage et la fiction. Le cinéma de Woo est plus lyrique, moins analytique : par conséquent, ses films américains souffrent du même emballement graphique qui les rend par moments ridicules, l’exemple le plus éloquent étant l’introduction de Tom Cruise dans Mission : Impossible 2, filmée comme une pub pour les barres de céréales, et dont on trouve une variation dans le final bâclé de Windtalkers qui rappelle les clips de TF1 pour leur disque de soi-disant voix sacrées indiennes. Désespérant.

John Woo n’était peut-être pas le meilleur choix pour cette commande dans la mesure où, précisément, sa nationalité ne lui permet pas de comprendre le conflit à l’oeuvre à l’écran, ce dernier étant de nature américano-américaine : le scénario traite de manière plutôt intelligente (sur le plan symbolique et dramatique) de l’enrôlement des Navajo dans le combat, ainsi que des conflits qui naissent peu à peu entre certains hommes de l’unité. Il dépasse la simple idée du racisme (les Indiens se font insulter, voire tabasser par un soldat originaire du Middle-West) en décrivant carrément la reproduction de la situation historique passée. Le soldat indien est moins liquidé par les Japonais que par les Blancs qui, déjà auparavant, avaient massacré ses ancêtres parce qu’ils prenaient trop de place. Les soldats blancs ne comprennent pas pourquoi les Navajo ont accepté de s’engager dans le conflit, et ces derniers leur répondent qu’ils "aiment leur pays". Ils promènent en permanence un sourire niais et bêtement patriotique, jusqu’à cette scène cruciale où Nicolas Cage, dans le rôle du sergent, se voit obligé de tuer l’un d’eux afin de protéger le code. A cet instant, le deuxième Indien s’en prend à lui, laissant libre cours à une violence qui est comme le soulagement d’une colère rentrée envers les Blancs, accumulée par les générations précédentes et qui ne rêve que de s’épancher. Le sergent, en acceptant de protéger le code aux dépens des hommes, devient la progéniture naturelle de ces Blancs pour lesquels les Indiens n’étaient que peu de chose en comparaison des buts de conquête qu’ils s’étaient fixés.

(JPEG)Il est dommage que le fameux folklore indien aseptisé de certaines scènes dissimule le vrai conflit du film, celui de l’Amérique avec elle-même. Contrairement à ce qu’essaie de nous faire avaler le film, les Indiens ne vivaient déjà plus au pied de Monument Valley, dans un parc naturel à la beauté sauvage, mais dans des bidonvilles où ils subissent régulièrement injures racistes et persécutions policières. Le personnage de Cage, celui d’un sergent traumatisé qui erre comme un zombie tout le long du film, ignore les charmes d’une belle infirmière, fait la gueule et boit comme un trou, n’est pas assez convaincant (il n’est pas loin de son rôle de serpillière humaine dans Leaving Las Vegas) pour faire passer le symbole du "fardeau de l’Homme blanc". Il renouvelle néanmoins quelque peu le petit registre trop bien ficelé des frères ennemis liés par une ambiance pseudo-trouble d’homosexualité latente, qui est caractéristique de la plupart des films de Woo : les héros de The Killer passaient tout naturellement de l’affrontement à l’amitié dans les combats ; ceux de Volte-face échangeaient leurs visages et chacun adoptait le comportement de l’autre, si bien qu’on ne savait plus où se trouvait le mal ; de même ici, l’héroïsme est d’une nature obscure : Cage passe d’une attitude odieuse à celle de l’ange gardien puis assassine sans trop d’états d’âme un des membres de son unité, tandis que le Navajo se transforme subitement en loup vengeur avant de reconquérir la paix intérieure ou quelque chose comme ça. Le mal est enfoui mais à la faveur du combat il se réveille, faisant tomber chez les uns le masque de la sérénité et chez les autres celui du cynisme. Il y a bien un malaise qui sourd dans la civilisation américaine, qui est celui entre l’Amérique et sa part d’altérité. D’une certaine manière, Windtalkers marche sur les cendres encore chaudes de Black Hawk Down lorsqu’il évoque un racisme américain fondamental d’autant plus délicat qu’il fissure une nation des plus ethniquement hétérogènes. Le code secret (la langue des Navajo), après tout, n’est pas compris non plus par les Américains blancs, comme si les deux peuples étaient obligés de vivre sur le même territoire sans pouvoir communiquer, ce qui accentue le conflit. De même les personnages semblent venir de milieux différents qui les rendent étrangers les uns aux autres : Cage est imbuvable avec tout le monde, le deuxième sergent joué par Christian Slater est du genre proche de la nature et admirateur de la "culture indienne" et coexiste avec des ploucs de l’Arizona tendance bière/base-ball. Le film est une juxtaposition de ghettos.

Lorsque le jeune Indien attaque le personnage de Cage, c’est au beau milieu du combat. L’Amérique blanche se découvre alors deux ennemis différents qui finissent par agir de concert : l’ennemi intérieur et l’ennemi extérieur. L’ennemi intérieur (l’Indien) est pourtant bel et bien américain, il l’était même longtemps avant les Blancs. Mais ces derniers, en réveillant les vieilles plaies de leur Histoire, se retrouvent du même coup pris entre deux feux et comprennent, mais un peu tard, que la victoire sur l’ennemi extérieur dépend pleinement de la cohésion de la nation, c’est-à-dire de la paix entre les éléments les plus hétéroclites qui la désignent. C’est intéressant mais un peu maigre, surtout après 2h15 de projection. Cela semble en revanche constituer chez le cinéaste John Woo une véritable profession de foi : ce dernier semble avoir abdiqué devant la machine hollywoodienne, livrant un film d’aventures honnête mais ennuyeux et sans surprises, sans véritable personnalité, qui montre à quel point les cinéastes américains venus de l’étranger savent se mettre au diapason de leur nation adoptive comme on se met au garde-à-vous, et ce, au prix d’un effrayant affadissement du style. John Woo n’est plus aussi bon qu’autrefois, c’est clair, on pourrait même douter de son aptitude et de sa volonté à se battre pour imposer ses idées. En un mot, Hollywood se sert de son nom prestigieux mais c’est un procédé à sens unique. Il est semblable à son héros indien, réalisateur-Kleenex de la cause hollywoodienne. Il est temps, pour lui aussi, de se révolter.

par Guilhem Cottet
Article mis en ligne le 25 juin 2004 (réédition)
Publication originale 9 juillet 2002

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