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The Eminem Show

Mise à mort de Marshall Mathers

Entièrement écrit et pratiquement auto-produit par Eminem en personne, cet album est un savoureux mélange de rap et de rock. Marshall Mathers, alias Eminem, donne le ton lorsqu’il dit que son personnage qu’il met en scène dans chacun de ses albums est à l’image de l’Amérique d’aujourd’hui : répugnant mais fascinant. Tout est dit.


Avant-propos : Tout comme certains artistes anglo-saxons, il n’est pas vraiment possible de traduire des textes ou la pensée d’Eminem faite de jeux de mots subtils et d’un vrai travail sur le slang et autres sur la langue de Shakespeare. Ainsi, bien que cette chronique comporte des passages traduits des paroles d’Eminem, il est conseillé de lire les textes en VO afin d’avoir un aperçu optimal du travail fourni.

On peut être tenté de ne voir que farce en l’entreprise d’Eminem, surtout au vu de ses clips qui ridiculisent avec une singulière pertinence et une drôlerie féroce les démons de l’Amérique. Le clip de "My Name Is", extrait du premier album, donnait déjà lieu à une réjouissante galerie de déguisements pour le sieur Mathers, dont la petite gueule de blondinet blanche et lisse lui permet de se transformer en à peu près n’importe qui moyennant un peu de maquillage. Ça devient foisonnant dans le clip de "Without Me" (chanson dans laquelle il s’affirme indispensable au bon fonctionnement du monde qui a toujours besoin de controverse et d’ennemis désignés - chanson très maligne, volontairement agaçante qui touche on ne peut plus juste). Dans ce dernier petit film illustratif, Eminem se présente en superhéros (Rapboy : une sorte de Robin) qui va sauver un petit garçon de l’écoute néfaste de son disque The Eminem Show en lui rappelant le petit autocollant "Parental Advisory". Au cours du clip, on voit également Eminem déguisé en Elvis Presley, en animatrice de talk-show pour parents d’enfants à problèmes, en Moby, etc., et pour finir en Ben Laden dans sa grotte, ridiculisant avec une confondante malice l’Amérique vertueuse toujours prête à combattre au nom du Bien et jamais à se remettre en question sur sa légitimité à mener ce combat. Eminem sait à peu près tout faire avec talent, de plus, l’autodérision est une des qualités de sa personne : il sait retranscrire la folie, manier avec habileté l’art de la provocation et/ou enfin conter des histoires très sérieuses. Il est aussi peut-être actuellement le citoyen américain qui a le plus d’humour. Mais, comme chacun sait, l’humour est toujours la plus désespérée des défenses face à des questions tragiques.

Eminem est un artiste, donc il crée. Pourtant il détruit. Sa logique est celle de la destruction méthodique... de lui-même. Ses chansons parlent d’une seule chose : de sa propre vie, de sa propre personne. Ses trois albums, surtout les deux derniers, sont une vaste entreprise d’auto-analyse, d’effeuillage patient de tout ce qui le compose, dans le but inavoué mais évident d’atteindre le cœur de soi, pour savoir qui il est, au fond.

À la surface de la violence, immense, indicible. Contre la société d’abord (Eminem s’est toujours décrit comme étant un pur produit de l’Amérique) - et peut-être aussi bien contre quelque chose de plus grand, de plus difficile à cerner. Eminem est un personnage qui balance des vérités crues et insoutenables à la gueule de l’Amérique (ceci est prouvé dans le titre "White America"). Mais voilà : Eminem est un personnage, incarné par la personne réelle de Marshall Mathers. La frontière pourrait être claire, comme lorsque l’acteur descend de la scène et délaisse le rôle pour redevenir lui-même. Marshall Mathers joue avec le feu depuis un moment, à raconter sa vie par la bouche d’Eminem (évidemment proche de lui quand on sait que ce pseudonyme vient de la prononciation américaine des initiales de son nom : M and M).

Mais ce n’est pas tout... Eminem pousse beaucoup plus loin l’idée de schizophrénie : son personnage de rappeur s’invente lui-même un alter ego, Slim Shady ("mince et ombrageux"). Il y a donc mise en abyme de l’identité d’emprunt. Slim Shady est un autre personnage inventé que Marshall juge lui-même comme immonde et sans pitié. Lorsque vous entendez des propos virulants et très violents, c’est Slim Shady qui parle. Cet album met donc en scène 3 personnages :

- Marshall Mathers : garçon timide à la vie sordide et provenant des profondeurs des ghettos noirs de Detroit, ville autrement appelé "Tiers-Monde des U.S.A".

- Eminem : personnage incarnant Marshall dans le monde du spectacle. C’est le showman, un homme de scène.

- Slim Shady : être vicieux, pervers, cruel et malfaisant, un "monstre" d’après les propres mots de Marshall Mathers. Slim Shady se moque du monde entier, et surtout de Marshall, qu’il juge être un perdant. Les foudres de Slim Shady n’ont aucune limite, ou plutôt si, une seule, celle de ne pas attaquer la communauté noire mais de la respecter (PS : autrement dit les foudres s’abattront surtout sur l’Amérique blanche comme le prouve les titres "White America" et "Square Dance")

S’inventer un personnage est normalement une protection pour soi, c’est une façade qui peut être attaquée sans qu’on en souffre au-dedans. Normalement le personnage est une fiction, il est faux, alors que la personne est réelle. Or Mathers a renversé le processus, car Eminem est le vecteur qui lui permet d’étaler sa vie au monde. Le personnage créé ouvre une grande fenêtre absolument transparente sur la vie de la personne réelle. C’est le personnage inventé qui devient plus vrai que son créateur. Ses deux derniers albums sont une exhibition permanente d’une crudité rare : il est sans pitié pour lui-même, exposant ses sentiments les plus intimes à quiconque daignera prêter attention à ses confidences en forme de strip-tease de l’âme. Les confidences, d’habitude, font du bien parce qu’elles ne vont que dans l’oreille d’un proche qui saura être discret ; celles de Mathers en ont la substance mais absolument pas la forme à partir du moment où il écrit ses paroles en sachant qu’elles seront diffusées à des millions d’exemplaires, dans les chambres solitaires comme dans les lieux publics. Il parle ouvertement de de sa mère ou de sa fille, avec pour chacune les mots les plus personnels : dans la haine envers sa mère à cause de tout ce qu’elle lui a fait subir jusqu’à aujourd’hui, son père qui l’a abandonné étant enfant, ou dans l’amour envers sa fille (le titre qui lui est dédié, "Hailie’s Song", est d’une douceur proprement étonnante).

"Les flics me demandaient des autographes pendant qu’ils me coffraient. Et j’ai signé. En me disant : Ta vie est en ruine, on te regarde comme si tu n’étais plus une personne. Tu es un spectacle ambulant." - Marshall Mathers avant la préparation de l’album The Eminem Show -

Un dévoilement à ce point touche à l’inhumanité : personne ne peut vivre sans posséder un minimum d’intimité, or Mathers s’attache consciencieusement à saper la sienne jusque dans ses derniers retranchements. "Tu n’auras point de vie privée" semble son commandement. Mathers incarne Eminem jusqu’à s’anéantir lui-même : seul le personnage doit rester, l’acteur ne peut plus exister sans son masque. C’est à ce point que le nouvel album s’intitule très lucidement The Eminem Show (PS : voir aussi la citation de Marshall Mathers lors de son arrestation). La pochette montre une scène de spectacle pourvue d’un lourd rideau rouge du plus beau drapé, derrière lequel on aperçoit Eminem, assis et songeur - ou préoccupé ? Il est vêtu d’un costume-cravate, dont on devine aisément qu’il n’est pas son habit quotidien mais bien un costume de scène, celui d’un rôle. Ainsi Marshall Mathers a disparu, englouti par Eminem. On pourrait penser que sa vie est un spectacle, mais c’est pire, c’est un spectacle qui est devenu sa vie. Il l’annonce d’ailleurs, sur un ton grandiloquent qui renforce l’ironie cruelle de la situation : "C’est ma vie / Laissez-moi tous vous convier au Eminem Show". D’ailleurs, l’annulation de l’acteur pour laisser vie uniquement au personnage explique peut-être la facilité d’Eminem à endosser mille autres costumes dans ses clips (son excellente performance d’acteur dans 8 Mile n’est certainement pas non plus un hasard). Cette mise à mort de Marshall Mathers est d’autant plus confirmée par rapport au fait que le premier titre donné à l’album était... Nothing Mathers, comprenez par là "Il ne reste rien de Mathers".

Quelques sursauts du cadavre Mathers surviennent au cours du disque, par exemple quand il ose ce trait dans "Without Me" : "J’ai créé un monstre puisque personne ne veut plus de Marshall, ils veulent Slim Shady" (Slim Shady étant, pour rendre les choses encore plus ambiguës, l’alter ego d’Eminem). Dans "Soldier", il dit explicitement : "Ecoutez le bruit de mon cœur que j’épanche par le biais de mon stylo / Tous savent que je ne serai plus jamais Marshall." Ces mots sont déchirants dans la mesure où l’auditeur sait qu’ils crient une vérité insoutenable. Marshall Mathers est mort pour laisser place à sa créature, en est pleinement conscient, et partage la douleur de la perte de soi-même avec les gens qui l’écoutent - qui sont précisément ceux qui l’ont aidé à se mettre à mort par la célébrité ; tout cela s’accentue dans le titre jazzy de l’abum, "Say Goodbye To Hollywood" : "J’aime mes fans, mais personne ne fait jamais attention au fait que j’ai sacrifié tout ce que j’avais", "Je suis piégé [...] j’ai vendu mon âme au Diable, jamais je ne la récupérerai". Jusqu’à expliquer qu’il joue lui-même un rôle : "Ou que j’aille, toujours avec [...] un masque." La lucidité aiguë de Mathers sur lui-même est éblouissante, il est d’une justesse proprement inimaginable et nous fait comprendre des choses sur lui qu’on aurait difficilement pu déceler même en l’analysant longuement. C’est ainsi qu’il a compris son anéantissement en tant que Mathers, et qu’il le dit dans "Cleaning out my closet". Dans cette chanson il s’adresse à sa mère (qui était la mère de Marshall Mathers, mais qui n’est pas la mère d’Eminem), à qui il finit par assener : "Tu te souviens, quand Ronnie est mort ? Tu as dit que tu aurais voulu que ce soit moi. Eh bien devine, je suis mort en effet - mort pour toi autant qu’on puisse l’être." Mais s’il est mort aux yeux de sa mère, ce n’est pas simplement suite à leurs violentes querelles nées de ses précédentes attaques sur les autres disques : quelque chose de plus s’est passé, Marshall Mathers est mort au monde.

D’où vient cet acharnement qu’il a mis à détruire son intimité, et partant, à s’annihiler ? Pourquoi ? C’est impossible à dire, mais on peut y voir une sorte de sacrifice. Il y a deux interprétations. Soit il réinvente la fonction de bouc émissaire : il fait tout pour s’attirer les foudres de tous les bien-pensants, pour condenser sur lui tous les défauts, toutes les tares dont chacun voudrait se laver ou se fermer les yeux sur leur existence. Il fait de Slim Shady, le monstre qu’il a crée, un modèle négatif pour que la société puisse le brûler et se sentir débarrassée de ces tares, brûlées avec lui. Soit Marshall Mathers est lucide sur la violence de la société (et ce Slim Shady en est le symbole) qui se prétend et se croit sincèrement vertueuse, et c’est comme s’il se donnait pour mission, pour garder un vocabulaire religieux, d’essayer d’ouvrir les yeux aux gens qui la composent. Seulement, cela implique beaucoup de renoncements. Il faut qu’il vive dans une maison transparente comme une personne ordinaire afin que les autres voient cette évidence si difficile : il est ordinaire. Peut-être est-ce dans l’espoir de cette prise de conscience - dans un acte d’altruisme pur - que Marshall Mathers a renoncé à lui-même.

par William
Article mis en ligne le 1er avril 2004

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