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Van Gogh, le suicidé de la société

Le théâtre Molière-Maison de la poésie présente Van Gogh, le suicidé de la société. La pièce, adaptée et mise en scène par Claude Confortés et interprétée par le comédien Rémi Duhart et le percussionniste Vincent Bauer, a tout pour susciter l’intérêt. Les reproductions des tableaux de Van Gogh, superbes. Le texte d’Antonin Artaud surtout, jet corrosif où se déploie une poésie alarmante. Dans une ode grinçante et hurlante lancée à la face d’une société assassine, Antonin Artaud éructe, crie, vocifère. Et résonne dans le choc harassant de ses mots la friction de ses nerfs, productrice du cri univoque. Cri de l’artiste qu’on assassine. Malheureusement, de la lecture au théâtre, il y a un pas que le metteur en scène et comédien n’ont pas su franchir. Frustrant et décevant.


Lumières éteintes. La pièce s’ouvre sur la contemplation de quelques-uns des plus célèbres tableaux de Vincent Van Gogh : Le champ de blé aux corbeaux, Les oliviers, La chambre jaune d’Arles. Et puis, l’Autoportrait de l’artiste, au centre. Présence fantomatique à l’œil aigu et torturé. Artaud enfin qui, dès la première phrase, s’enflamme, crie, hurle son dégoût de cette société qui traite les génies de fou, les poussant au suicide. Éléments organiques du poème d’Artaud, l’artiste fait bien plus que nous dévoiler ces tableaux. Il nous révèle leur matière même : de la couleur sculptée.

Ode admirative à Van Gogh, le poème d’Artaud est aussi un cri de rage pure. Reconnaissance implicite de l’autre comme un reflet de soi-même : artiste maudit avant d’être encensé. Cri de l’incompris qui règle ses comptes avec la société et ses gardiens de la "normalité" que sont ses médecins-psychiatres.

Retour sur la genèse de ce poème

En janvier 1947, un peu plus d’un an avant sa mort, Antonin Artaud visite au Musée de l’orangerie la grande exposition consacrée à Van Gogh. Il ressort bouleversé et s’étonne de découvrir dans les troubles du peintre un reflet de son propre mal être. Un texte instinctif jaillit de cette rencontre d’âmes blessées, réponse violente à un article médical qui diagnostiquait une "schizophrénie de type dégénéré" dans l’œuvre du peintre. Car face à l’œuvre gigantesque, une évidence : Van Gogh a été sacrifié par l’hypocrisie et la lâcheté d’une société incapable de reconnaître ce qui la déborde, la dépasse, l’interpelle : le génie. Ce génie, que la société plus tard sanctifiera, elle le nomme d’abord fou et le pousse dans les mains punitives d’une psychiatrie pour le "soigner", le "normaliser", le "redresser", finalement le "suicider". Si Artaud éprouve aussi intimement cette évidence monstrueuse, c’est qu’en tant que poète, il est, lui aussi, soixante années plus tard, confronté à la même terreur : la surveillance psychiatrique de l’art, amputé par la société de sa charge d’étonnement, de désemparement et de subversion. Artaud, enfermé neuf ans dans des "asiles d’aliénés" comme on disait alors, sait de quoi il parle.

"La sensibilité d’écorché vif d’Artaud le rendit particulièrement apte à comprendre l’art d’un Van Gogh qui n’était pas fou mais doté comme lui d’une capacité particulière, d’un sixième sens", analyse Claude Confortés. Il est des êtres dont le "dérèglement" des sens leur fait percevoir des pans de la réalité cachée au plus grand nombre. Source d’impétueuse créativité autant que de vives souffrances, cette "anormalité" est ce qui donne sens à leur démarche. Car "nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l’enfer". Écorché vif est donc l’artiste, car tel est le monde. "Aliéné authentique" est celui qui, tel Van Gogh, sait "déduire le mythe des choses les plus terre à terre de la vie" et dont "l’angle de vision (..) est capable de déranger le conformisme larvaire" de nos sociétés.

Mais, drame absolu, ce qu’elle ne comprend pas, la société le condamne. Le diagnostic est connu : tous des tarés. Le remède tout trouvé : le bâton du juge-psy qui bat l’artiste à mort, pour tuer cette chose qui bouge en lui, cette "lucidité supérieure qui permet de voir plus loin, infiniment et dangereusement plus loin que le réel immédiat et apparent des faits". Et "c’est ainsi qu’une société tarée a inventé la psychiatrie pour se défendre des investigations de certaines lucidités supérieures dont les facultés de divination la gênaient".

Malgré leur virulence, les mots d’Artaud n’ont pas d’outrance. Justement porté au paroxysme de la dénonciation, son cri est une réaction à l’obscénité haineuse du monde et des psychiatres. De leur folie présumée, il fait une réponse de l’âme à l’imbécillité universelle qui leur souffle, "vous délirez". Alors, oui ! Van Gogh s’est tué, ne supportant plus ce délire qu’on attachait à ses pas.

De la sorte, Van Gogh, Le suicidé de la société est bien plus qu’une critique ou une analyse : en nous plongeant dans le sang et la bile qui ont coloré la palette de ses tableaux, Artaud s’approprie le combat de Van Gogh pour se libérer de ses propres tourments. En rendant hommage à Van Gogh, en ouvrant la plaie de Vincent l’écorché, c’est lui-même qu’Artaud absout. Par cette blessure, Artaud le poète se rapproche de Van Gogh, le peintre. Ce faisant, il nous révèle la puissante fusion qui les unit : celle de l’art.

Témoignage sublime de violence pure et de pénétration d’une œuvre dont tout le monde s’accorde à en reconnaître aujourd’hui le génie, Van Gogh, le suicidé de la société est un texte flamboyant à l’image de son auteur, poète tapageur. En ce sens, la pièce présente un grand nombre d’intérêts. Il y a non seulement les reproductions des tableaux de Van Gogh, superbes, à la lumière éclatée, aux couleurs vives et captivantes, aux traits forts et torturés. Il y aussi le texte d’Antonin Artaud, jet violent d’un déchiré de la vie. Mais du texte à l’adaptation théâtrale, il y a un pas qui n’a pas ou mal été franchi. On ressort de la salle franchement déçu. Il est vrai que d’intégrer la peinture de Van Gogh aux paroles d’Artaud tout en conservant l’organicité du théâtre constitue un vrai défi. Un pari plus ou moins bien relevé sur certains aspects : très rapidement, les images comme la présence d’un percussionniste s’imposent comme des appels au texte. La pénombre de la salle donne une profondeur aux images, seul décor de cette ode à Van Gogh et éléments indispensables à la mise en vie du texte.

Le comédien, totalement possédé par son personnage, propose là une vraie performance d’acteur, reconnaissons-le. Le paradoxe n’en est que plus troublant : il rate totalement son interprétation. Et échappe ainsi à saisir et à nous faire approcher toute la fulgurance du texte. Basée notamment sur un gros travail de voix, son interprétation pèche par abus. À trop vouloir travailler sa voix dont il a voulu rendre les inflexions proches de celle d’Artaud, Rémi Duhart passe à côté et donne un résultat inverse. Plus qu’une fidélité à Artaud, ce parti pris donne un tour artificiel, figé et monotone à l’interprétation. Loin du recul nécessaire à toute interprétation et d’une réappropriation singulière de l’œuvre, le comédien ne nous offre qu’une imitation du poète et est réduit à une marionnette mimant vainement Artaud. Le grotesque n’est pas loin.

De même, l’acteur semble se laisser submerger par l’admiration sincère qu’il voue au poète et au peintre. Tout se passe comme s’il cherchait à nous convaincre de la souffrance indicible des deux artistes. Antonin Artaud, par la bouche de l’acteur, n’est plus ce cri de rage pure mais juste un martyr de cire. Ardent défenseur de la cause de Van Gogh, la mise en scène s’apparente à une martyrologie aussi inefficace qu’incongrue. Inefficace en effet car, ce faisant, le texte nous échappe, laissant l’ennui gagner le spectateur. On ne peut s’empêcher d’être frustré, tant l’émotion et la poésie alarmantes d’Antonin Artaud, intenses à la lecture du texte, manquent. Un vrai dépit au regard de ce qu’aurait pu être cette pièce hors norme : une convergence cohérente de peinture, de musique et littérature en complet décalage comme les œuvres d’Antonin Artaud et de Vincent Van Gogh l’ont été à leur époque. On lui reconnaît une qualité : celle de nous donner envie de (re)découvrir l’œuvre de ces artistes maudits en leur temps.

par Maud Vincent
Article mis en ligne le 6 juin 2004

Informations pratiques :
- pièce : Van Gogh, le suicidé de la société
- auteur : Antonin Artaud
- metteur en scène : Claude Confortés

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