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Mélancolie

Génie et folie en Occident - Exposition au Grand Palais du 13 octobre 2005 au 16 janvier 2006.

La folie se définit parfois comme l’absence d’œuvres. Et pourtant, humeur noire et dépression reviennent hanter ponctuellement les œuvres d’art occidentales, palliatifs aux maux de la vie ou exaltation des craintes les plus ancrées. Un douloureux cheminement de l’Antiquité à nos jours, où l’image de l’artiste névrosé est peu à peu dépassée par le mal-être de toute une civilisation, revisité par une exposition majeure du Grand Palais.


De la souffrance au pêché

L’origine de ce mal-être dans la société remonte à la Grèce antique, où ses grands penseurs s’interrogent sur les raisons de la mélancolie chez ses hommes illustres, notamment les artistes. Ces derniers instaurent le geste canonique de cet état d’âme, la tête appuyée sur la main d’un bras replié, perceptible dans quelques témoignages artistiques : ainsi une statuette romaine figurant Ajax, le héros homérique, tout entier plongé dans une pensée introspective (après une crise de folie) qui le mènera au suicide.

(JPEG)D’une mélancolie romantique de l’Antiquité classique, le Moyen Âge fait un des sept pêchés capitaux, assimilé à l’oisiveté. C’est celle des ermites, dont l’inaction est propice à l’accablement diabolique, représenté à l’époque médiévale par de nombreuses Tentation de saint Antoine ; dans les peintures et les gravures flamandes ou germaniques de la fin du Moyen Âge, l’abbé au désert est assailli par une horde difforme de démons, incarnant les affres du corps et de l’esprit de ceux retirés de la vie sociale. Rare mais plus sympathique, la mélancolie d’un lyrique amant éconduit est enluminée dans un immense codex du début du XIVème siècle, où le poète prend la même pose que les anxieux grecs. Car s’il n’est plus vraiment question de donner une dimension consensuelle à la mélancolie, l’héritage antique transparaît dans ce fameux geste consacré : au nord avec un Saint Jean-Baptiste au désert, méditant sur sa condition, du Néerlandais Gérard de Saint Jean, comme au sud dans un panneau italien où saint Jean affligé ressort avec contraste sur un fond d’or. L’artifice gestuel n’évacue pourtant pas certaines recherches d’expressivité : en Toscane, au début du XIIIème siècle, un Saint Jean au Calvaire, les traits sobres mais pathétiques, exprime toute l’inquiétude engendrée par la mort d’un dieu. Voilà pour le discours simple sur la mélancolie médiévale, car les représentations infernales exposées évoquent des peurs plus générales et contextualisées, tandis que les toiles de Monsu Desiderio (XVIIème siècle) et Marx Ernst (XXème siècle) élargissent plus le propos qu’ils ne l’illustrent pertinemment. Fort heureusement, cette petite faiblesse muséographique n’entame pas trop la suite du parcours, développant largement et brillamment la liaison dangereuse entretenue entre artiste et mélancolie.

Noire modernité

Ceux qui voient en la Renaissance un serein âge d’or ne pourront que déchanter : le renouveau des arts et de la pensée inclue aussi la restauration de l’idée antique de mélancolie, entretenant alors durablement la confusion entre le génie fécond et la sombre humeur, perçue comme une force positive quand elle est canalisée par l’art. À l’heure où l’on s’attarde davantage sur Aristote et la culture classique, la figure de Saturne ressurgit, incarnation du penchant lunatique prêté aux intellectuels (une idée venant des penseurs arabes, eux-même nourris de philosophie grecque), comme autant de familiers du dieu terrible.

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Mais qui sont donc ces "enfants de Saturne" ? Y figure en bonne place Dürer, dont le graphisme aigu procure une force sans pareille à la souffrance d’un Christ de douleurs ou aux méditations de Saint Jérôme dans sa cellule, sans oublier le trio bizarre de Le Chevalier, la Mort et le Diable ; mais c’est sans conteste dans la célébrissime Melencolia I, gravée en 1514, peut-être l’œuvre la plus fascinante des Temps modernes, que Dürer montre sa vision tourmentée du monde, entre les aspirations insatisfaites du créateur et la difficulté du réel, codifiée notamment avec la dictature mathématique incarnée par le carré magique et le polyèdre, côtoyant divers éléments dont une figure ailée à l’accoudement sans équivoque. On frise certainement l’ésotérisme, plus manifeste dans une peinture de Lucas Cranach l’Ancien, artiste aussi germanique et contemporain de Dürer : la trouée céleste fait apparaître d’énigmatiques figures, plutôt astrologiques qu’infernales, mais c’est surtout le traitement plastique et coloré qui instaure le malaise dans la vision : la perspective exagérée, les accords violents de tons, les expressions parfois presque malignes des figures, tout concourt à faire flirter le foisonnement de la création et la tentation de la déraison. Arcimboldo, plus loin illustré par un de ses "portraits composés", se montre sans concession avec sa propre image : un Autoportrait frontal, au regard lourd de tourments, dans un bleu dont la charge expressive sera aussi comprise par Van Gogh ou Picasso ; même Dürer, alors âgé d’à peine vingt et un ans, dessine avec une sincérité ferme son propre visage, déjà marqué par les blessures de la chair et de l’âme.

(JPEG)En Italie même, foyer d’ébullition permanent, les grands artistes sont aussi les tempéraments les plus agités : à Florence, Michel-Ange est évoqué par une réplique de La Nuit, une des figures sculptées pour un tombeau médicéen, corps à l’expressivité totale dont les courbes et déformations sont les moyens propres au sculpteur pour incarner dans la matière ses réflexions sur la condition humaine. À Venise aussi, Mélancolie se manifeste, à travers un magnifique Double Portrait attribué à Giorgione ; un délicat clair-obscur ne fait que mieux ressortir la méditation profonde mais toute intériorisée du modèle principal.

Sous l’égide de Saturne, la suite du parcours sonde toutes les expressions culturelles de la mélancolie moderne, qu’il s’agisse de figures accoudées de la cathédrale de Strasbourg à la fin du XVème siècle, des loups-garous assimilés à Saturne le dévoreur (comme le mythique Lycaon, roi impie transformé en loup sanguinaire dans Les Métamorphoses d’Ovide), ou des têtes physiognomoniques, assimilant une figure animale à un caractère humain, d’un Charles le Brun moins académique qu’à la Galerie des Glaces ! Car le discours n’est plus celui d’une histoire de la mélancolie dans l’art, imperturbable dès la Renaissance, mais plutôt une revisite thématique d’une tendance trop chère aux modernes : ainsi, en marge d’un néoclassicisme exaltant la vertu autour de 1800, Goya peint une effroyable Scène de cannibalisme, concentrée dans un coin sordide de l’œuvre, et Blake (par ailleurs poète) représente un Nabuchodonosor proche de l’inhumain, dans une dantesque orgie tonale et graphique.

Dans un polyèdre tapissé de velours vert, un musée de la mélancolie regroupe pêle-mêle éléments de connaissance et de guérison. Les instruments de mesure du temps, sabliers et horloges ainsi que ceux de mesure de l’espace, au moyen d’objets mathématiques variés (compas, équerres ou mappemondes), nous rappellent la soif inassouvie de savoir pour mieux contrôler le monde, menant à une frustration intellectuelle puis mentale dans un Occident dès lors dominé par la raison. Ces objets purement scientifiques côtoient les cornes de rhinocéros et calculs rhénaux animaux, remèdes censés soulager ceux pas encore appelés "dépressifs". Et au bout de ce cabinet de curiosité malsaine, une peinture métaphysique de Giorgio de Chirico, Mélancolie hermétique, résonnant comme un lointain avatar de la gravure de Dürer avec son buste grave et ses formes mathématiques dans un espace incertain, à une époque prise entre le fracas des derniers obus de la Grande Guerre et l’avènement prochain du fascisme.

La musique adoucit les mœurs, le fait est bien connu. Le précepte est de rigueur dès l’Antiquité, mais c’est à travers le récit biblique qu’il trouve le plus d’écho : le roi Saül, apparemment dérangé par un esprit démoniaque, se fait "exorciser" par David jouant de la musique tel que le montre les peintres baroques. Néanmoins, l’aspect le plus ambigu du pouvoir de la musique est perçu à travers un grand tableau du caravagesque français Valentin de Boulogne, peignant Musiciens et soldats : une joyeuse compagnie se livrant dans la pénombre de quelque taverne à un festin de vin et de musique, évidente invitation au plaisir des sens à l’issue pourtant inconnue... et dire que l’artiste est mort noyé après une soirée d’ivresse ! Que penser alors de la place de La Mélancolie de Domenico Fetti, œuvre aussi belle qu’hors de propos dans cette section ? Courbée sur un crâne, Marie-Madeleine en proie à la réflexion, est environnée des désormais bien connus globe céleste et sablier, comme autant de marques d’une transposition de Melencolia I dans une image religieuse malgré son titre.

L’intermède musical (composé, entre autres, d’œuvres de Monteverdi et de Mähler) dispute aux arts plastiques son règne de l’inquiet, devant un panneau différenciant mélancolie, spleen et névrose et liant la mélancolie aux humeurs, planètes, etc., dans une tentative de connexion de la psychologie humaine aux autres composantes de l’univers... Et l’escalier monumental, toujours dans la pénombre, acquiert lui aussi une forme d’inquiétude ! En haut, des citations bienvenues nous rappellent que la fameuse humeur intéressa nombre d’écrivains et autres intellectuels, de Descartes à Houellebecq en passant bien sûr par Freud.

Retour chronologique, c’est-à-dire au XVIIème siècle. En ces temps plus austères, la vanité, variante de la nature morte sur la vacuité du matériel, renouvelle en art le thème mélancolique, plus codifié qu’à la Renaissance, avec son immanquable crâne trônant au milieu de divers objets symboliques, incitant à un ambigu renoncement aux choses de ce monde ; la mélancolie moralisée devient aussi un sujet d’étude, en même temps qu’un prétexte à des compositions macabres. Mais c’est surtout dans l’attitude canonique que le Grand Siècle offre des chefs-d’œuvre en la matière. Le Vieux Savant, portrait plus ou moins allégorique dû au néerlandais Ferdinand Bol, est totalement rembranesque dans son thème, sa palette chatoyante et ses accords de brun et d’or : ainsi la reprise du talent du maître sublime la pose nonchalante du vieil homme las ; tandis que deux œuvres religieuses exceptionnelles transportent la méditation à un rang plus élevé. L’Enfant Jésus se blessant avec la couronne d’épines dit La Maison de Nazareth, tableau magistral de Zurbaran où le peintre espagnol confronte Jésus enfant, se blessant avec la couronne d’épines dans un geste prémonitoire, à Marie, une Vierge belle, triste, sobre, trois caractéristique réunies dans ses larmes coulant sur son visage, signe d’un deuil à venir ; et la plus connue Madeleine à la veilleuse de Georges de La Tour vise à la sobriété exemplaire, avec son graphisme synthétique et son coloris épuré : un recueillement profond, où le flamboiement sourd accorde même une beauté au crâne immanquable.

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Le Siècle des Lumières, évidemment, réfrénera ces états d’âme, pour les définir comme attitudes déraisonnables, préfigurant les considérations psychiatriques. Ce n’est que dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, dans des élans terribles, que les artistes européens remettent la mélancolie au goût du jour, mais sous deux visages : tantôt douce rêverie de jeunes pensives chez des artistes néoclassiques français au goût galant, déclinant sous Louis XV et Louis XVI les facettes d’une Antiquité doucereuse ; tantôt, et c’est là que s’exprime le plus la modernité malgré la tradition relative au thème, Mélancolie est le prélude à la folie, corollaire cher au "romantisme noir" : qu’il s’agisse de Goya, ce vieillard au regard troublé par une surdité le coupant partiellement du monde extérieur dans son Autoportrait, ou bien du Suédois Sergel relatant dans des lavis saisissants le cheminement qu’il a connu vers la démence, ces avant-gardistes témoignent d’une époque finissante qui ne veut plus croire au règne de la raison. Et offre même les pires visions, inspirées de cauchemars du réel ou de l’esprit, tel Goya encore dans ses Caprices, anthologie d’horreurs dont est ici exposé le dessin (mais hélas pas la gravure) Le Sommeil de la Raison engendre des monstres concentrant des chimères qui assaillent l’artiste à l’esprit jamais serein ; et de l’autre Le Temps ou Les Vieilles, mélangeant un robuste Saturne et deux quasi-mortes, dont l’évidente laideur offre un pourtant superbe morceau de peinture : talentueux dans l’ironie comme dans la touche, Goya dépeint brillamment les robes désuètes et les traits fânés, avec une sincérité de regard sur le temps qui passe et la souffrance du dernier âge, qui n’est pas sans rappeler Les Vieux de Brel. Mélancolie, c’est avant tout une histoire d’introspection, et l’on comprendra la part belle faite dans l’exposition à l’époque contemporaine, marquée par un individualisme constant.

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La compagne délétère

"Dieu est mort" écrit Nietzsche dans un XIXème siècle qui ne sait pas où trouver son salut. Dans les héros ? Le Michel-Ange dans son atelier de Delacroix est l’exemple même de l’artiste pré-romantique, assis dans une attitude aussi tourmentée que sa Madone derrière lui. Dans les antihéros ? Baudelaire, le chantre du spleen, cette version urbaine de la mélancolie, croque son visage avec noirceur, accompagné de notes autocritiques sur son talent de dessinateur (pourtant pas si mauvais !). Mais, en même temps que cette référence inébranlable à l’humain, on trouve dans la relation de l’homme à la nature, et même à l’univers, un nouveau champ d’expression pour âme inquiète : concrétisée dès le milieu du XVIIIème siècle par les gravures fantasques de Piranèse qui exaltent la charge psychologique des ruines en les reliant à la vacuité humaine, elle se prolonge dans la première moitié du XIXème siècle par des représentations de naufrage et d’éruption, où néanmoins l’anecdotique prend une part plus importante. En fait, c’est avec les grands artistes européens du XIXème que la vision sublime de la nature, teintée d’un esprit quasi déiste voire animiste, trouve la plus notable variation mélancolique, en tant que triste rêverie. Deux tableaux, du début et de la fin du siècle, illustrent très bien cette virtuosité : le grand romantique allemand Friedrich campe Le Moine au bord de la mer dans une représentation démesurée de la nature où l’homme ne peut que se sentir dépassé, sentiment rehaussé par cette palette sombre et terreuse, sans esquiver la possibilité d’une présence divine avec cette trouée lumineuse dans les cieux. Avec Böcklin, représentant suisse du symbolisme, L’Île des morts offre un spectacle funèbre, évoquant dans une harmonie sourde l’œuvre wagnérienne comme la mythologie la plus ancienne : mais est-ce le sujet qui impose son atmosphère ou le peintre qui se sert d’un thème non personnel pour exprimer son mal-être ?

(JPEG)Ce n’est plus seulement la folie qui guette les individus troublés, c’est aussi l’asile ! La psychiatrie naissante, ou plutôt scientifiquement confirmée, se développe avec ce constat réaliste : davantage que les artistes et les intellectuels, mythifiés depuis la Renaissance dans un état mélancolique inhérent à leur pulsion créatrice, c’est toute la société qui est guettée par le mal de vivre, comme malade d’elle-même. Un fléau qui peut être sujet d’étude scientifique, dans des expériences approchant parfois le sadisme avec l’usage des décharges électriques sur les patients, tel qu’on le voit en photo. En même temps, un effort important de classification des types de troubles mentaux se constitue. La section liée à l’appréhension médicale de la mélancolie n’est pas superflue car les artistes aussi sont attentifs à ces "désenchantements" : Le Cleptomane de Géricault témoigne de la nouvelle classification des monomanies ou folies obsessionneles, avec ici ce sobre portrait d’un voleur adoptant une pose bourgeoise dans un magistral camaïeu de tons sombres, mais d’une objectivité restituant le regard déraisonné du malheureux. Autre mélancolique mais il s’agit cette fois du médecin : le fameux Portrait du docteur Gachet d’un Van Gogh au parcours ô combien triste, est peint par l’artiste en 1890, année même de son suicide. Le tragique enfant prodige de la peinture insuffle à son thérapeute et néanmoins ami ses inquiétudes par l’attitude du modèle, l’invention subtile de la diagonale et surtout sa touche tourbillonnante, où la matière semble mue par les tourments de l’individu dans un style superbe et qui témoigne pourtant de la frustration perpétuelle de l’artiste. Car si Van Gogh incarne l’image trompeuse du créateur forcément porté à la folie, il n’en reste pas moins la meilleure illustration de l’artiste qui sublime son mal-être dans un art éblouissant, où le tourment existentiel est toujours rattrapé par le mouvement incessant de la vie : dans sa vision unique du monde, Van Gogh nous impose pourtant une peinture façonnée par la subjectivité humaine, nous rendant son art proche et sensible à travers les époques. Ensuite, c’est à l’image mise à nue de l’humain que nous renvoie le trio photographique de David Nebreda, dans un narcissisme ambigu entre identification christique par son corps souffrant et macabre auto-dérision dans la crudité frontale ou le titre des œuvres.

À la suite de Faust, une dimension diabolique s’instaure. Le démiurge artistique, dans le cruel duo baudelairien, ne trouve que le spleen après sa quête de l’idéal. L’ange déchu, à l’image du Malin, s’identifie à ces images du diable pensif, partagé entre son désir de pouvoir et celui de rédemption. Présentée sous forme de maquette, La Porte de l’Enfer de Rodin, conjuguant références dantesques et terribilità de Michel-Ange à l’ordre roman, offre un cas éloquent de cette assimilation de la tristesse aux pires interrogations : dominant les damnés, le fameux Penseur (image de Rodin ?) médite sur ces âmes perdues dans un geste typiquement... mélancolique. En moins monumental, les œuvres graphiques d’Odilon Redon s’adonnent à des variations éthérées sur la maligne tristesse, notamment sous forme d’illustration pour À rebours, le chef-d’œuvre décadent de Huysmans. Le lien établi au Moyen-Âge entre la fâcheuse humeur et le diable est ici la dernière facette du XIXème siècle sur le sujet, époque finalement déchirée entre exaltation et répression de cet état, qui ne pourront qu’être amplifiées par les tragédies mondiales du siècle suivant.

L’impossible conciliation entre le groupe et l’individu entraîne la progression de ce que le XXème siècle appelle névroses, démultipliées à l’ère des totalitarismes. Les Jeux terribles de Giorgio de Chirico traduisent les errances de l’esprit dans un style proche des surréalistes, mais en se référant par le modèle iconographique à la grande tradition picturale italienne : une rassurante glorification du passé national, qui fera toutefois naître des liens troubles entre le peintre et le régime fasciste. Quant à l’utopie communiste, La Bolchévique la dépeint sous les traits d’un géant dominant son peuple, allégorie d’un système croyant vaincre les malheurs de l’humanité, pour finalement les amplifier. Mais même dans une société apparemment prospère, la personne souffre, errant dans un environnement individualiste : Hopper, génial chroniqueur de la vie américaine, confronte dans Cinéma à New York la foule d’une salle obscure, représentant une société des loisirs comme anesthésiée par le spectacle éphémère, à la solitude songeuse d’une ouvreuse retirée dans un coin de lumière, un ange blond qui pense à son désarroi, ou peut-être à rien.

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De même, la croyance en un progrès humain assuré par celui des sciences n’a plus cours. La peur de la suprématie mécanique se traduit dans une toile par l’association de chauves-souris, traditionnellement emblématiques de la mélancolie, à une chaudière, objet froid et artificiel s’il en est. Encore pire : trônant au centre de cette ultime salle, Melancholia, œuvre homonyme de la gravure, est constituée d’un avion chargé d’ogives nucléaires, porteuses d’annihilation de l’humain comme de l’humanité, surmonté sur une aile d’un polyèdre, celui de Dürer et qu’on retrouve en toute fin de parcours dans Melencolia, 1514-2003 (1514 se référant à la date de création de l’omniprésente gravure) de Claudio Parmiggiani, froide sculpture de marbre noire où le règne de la géométrie désespère de tout enthousiasme.

(JPEG)Au lieu de rejeter les références classiques à la mélancolie, paradoxalement, les œuvres du XXème siècle, jusqu’aux créations les plus récentes et novatrices, les multiplient comme pour se rassurer face à l’incertitude de la destinée humaine vis-à-vis de l’existence et de l’histoire. Mélancolie (ce mot en devient presque obsessionnel !...) est chez Otto Dix une femme nue, aux seins généreux, juchée au-dessus d’un crâne qui ne cache rien de sa nature, le tout plongé dans des teintes désaccordées. Job, pour Francis Gruber, est une véritable allégorie : on imagine mal un homme nu, assis sur un tabouret, en pleine rue ; et néanmoins, la force de l’affliction du personnage éprouvé par Dieu dans la Bible est réelle : par l’équivoque de la situation, l’artiste dépasse la simple représentation réaliste, dans une image où la nudité représente la fragilité de la personne dans un monde hostile, et qui pourtant lui ressemble comme en témoigne ici la similitude des lignes âpres entre le personnage et son environnement. Zoran Music évacue quant à lui toute matérialité, son Fauteuil gris et ses dégradés suggèrent une silhouette en proie au monde gris qui l’entoure et le contamine. L’introspection douloureuse est le sujet même de cette toile à l’atmosphère désespérée, une des dernieres icônes du mal-être à travers les âges et les arts.

"Avec de la boue, j’ai fait de l’or". Baudelaire a bien su formuler sa propre démarche artistique, déjà exprimée plus ou moins consciemment avant lui : tout ce qui est humain, y compris les sensations les plus douloureuses ou les sombres sentiments, peut être appelé à être représenté, et être hissé au statut d’œuvre par l’esprit créateur, accédant parfois au chef-d’œuvre malgré le caractère négatif (et parfois nihiliste) de l’intention qui en est la cause. L’exposition du Grand Palais a su brillamment présenter cette ambiguïté d’une certaine production artistique dans la civilisation occidentale des origines à aujourd’hui, à travers un parcours mêlant déroulement chronologique et sections thématiques. Ce qui n’empêche pas quelques redites, œuvres hors-sujet ou même mal placées (ainsi, les sculptures de Picasso qui ponctuent le circuit sans ajouter grand chose) ; de même, la muséographie, quoique excellente dans l’ensemble, est parfois troublée par les petites "estrades" au pied des tableaux pour les protéger, pouvant nuire à l’appréciation des œuvres, voire occasionner des déséquilibres malvenus... Cependant, l’entreprise relevait de la gageure, et les réalisateurs de l’exposition ont su éviter le piège de trop en mettre pour ne plus rien voir, à l’instar des textes concis et pertinents ou au contraire de l’absence de textes permettant une confrontation plus directe laissant libre cours à l’interprétation, tout cela ponctué de citations judicieuses : ne pas oublier la phrase assassine de Péguy à la fin ! On regrettera peut-être la présence très large de Goya, au détriment par exemple de Bacon, qu’on aurait pourtant attendu.

Peu à redire, finalement : malgré un titre équivoque et un sous-titre davantage racoleur, Mélancolie, Génie et folie en Occident s’impose comme un véritable évènement dans les expositions parisiennes de 2005, et est peut-être l’une des meilleures expositions jamais organisées au Grand Palais. Une qualité muséographique qui s’accompagne de l’engouement du grand public : nul doute que, dans nos sociétés postmodernes sevrées d’antidépresseurs et de psychanalyse, l’art reste un des meilleurs exutoires à ces maladies de l’âme qui touchent chacun. Un constat peu réjouissant, mais qui prouve que nous sommes bien humains !

par Benjamin Couilleaux
Article mis en ligne le 25 novembre 2005

Légende des images, de haut en bas, logo inclus :
- première image : Domenico Fetti, La Mélancolie, vers 1618-1623 ?, huile sur toile, 171x128 cm, Paris, Musée du Louvre
- deuxième image : anonyme toscan, Saint Jean au Calvaire, vers 1220-1230, bois polychrome, 169x40x50,6 cm, Paris, Musée National du Moyen Âge
- troisième image : Albrecht Dürer, Melencolia I, 1514, gravure, 25x19 cm
- quatrième image : Giorgione (attribué à), Double Autoportrait, vers 1502, huile sur toile, 80x67 cm, Rome, Museo Nazionale di Palazzo di Venezia
- cinquième image : Francisco de Zurbaran, L’Enfant Jésus se blessant avec la couronne d’épines dit La Maison de Nazareth, vers 1634, huile sur toile, 165x218,2 cm, Cleveland, Cleveland Museum of Art
- sixième image : Francisco de Goya, Le Temps ou Les Vieilles, 1810-1812, huile sur toile, 181x125 cm, Lille, Musée des Beaux-Arts
- septième image : Théodore Géricault, Le Cleptomane, entre 1821 et 1824, huile sur toile, 61,2x50,2 cm, Gand, Museum voor Schone Kunsten
- huitième image : Edward Hopper, Cinéma à New York (New York Movie), 1939, huile sur toile, 81,9x101,9 cm, New York, Museum of Modern Art
- neuvième image : Francis Gruber, Job, 1944, huile sur toile, 161,9x129,9 cm, Londres, Tate Gallery

Informations pratiques :
- artistes : artistes européens de l’Antiquité à nos jours
- dates : du 13 octobre 2005 au 16 janvier 2006
- lieu : Galeries Nationales du Grand Palais, Entrée Georges Clémenceau, Paris (accès : métro ligne 1 ou 13, station Champs-Élysées-Clémenceau)
- horaires : tous les jours, sauf les mardis et le 25 décembre, de 10H00 à 20H00 ; le mercredi de 10H00 à 22H00
- tarifs : tarif plein sans réservation 10 euros, avec réservation 11,30 euros/tarif réduit sans réservation 8 euros, avec réservation 9,30 euros
- téléphone : 01 44 13 17 17

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