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La trilogie Belvaux

 

La trilogie Belvaux

Le point de vue, le personnage et le genre

Un couple épatant, Cavale, Après la vie : ces trois films interdépendants forment une œuvre à la structure radicalement originale. La "trilogie Belvaux" constitue un passionnant laboratoire esthétique qui pose, par-delà son dispositif ludique, des questions essentielles sur l’art du cinéma.


L’ensemble Un couple épatant / Cavale / Après la vie est un objet de cinéma inédit, composé de trois films qui peuvent être vus dans n’importe quel ordre, chacun d’eux pouvant aussi constituer en soi une œuvre cohérente. L’action des trois opus de cette trilogie d’un genre nouveau (les trois films ne se suivent pas mais se superposent, et diffèrent essentiellement par le regard qu’ils portent sur les évènements) se déroule dans un même lieu (Grenoble et ses alentours), à une période commune (une dizaine de jours, vers la fin du printemps), et occupe d’un film à l’autre les mêmes personnages, les héros de l’un devenant les figurants de l’autre selon le développement narratif privilégié. A ce titre, l’œuvre de Belvaux constitue un véritable laboratoire pour aborder la question de l’incidence de la mise en scène et du montage sur la perception d’une séquence, d’un dialogue, d’un personnage...

Quel que soit l’ordre dans lequel le spectateur découvre les films [1], son appréciation est à chaque fois conditionnée par le savoir acquis lors de la vision des deux autres. Cette perspective évoque, toutes proportions gardées, la complexité foisonnante de la Comédie humaine balzacienne : si on ne voit qu’un film sur les trois, de nombreux aspects demeurent à l’état de simples éléments du décor, mais le fait qu’ils ne soient pas développés n’entrave en rien la compréhension du film lui-même.

C’est la trilogie en tant qu’œuvre unique qui retient notre attention ici, puisque c’est l’ensemble des trois films, et seulement lui, qui permet d’amorcer une réflexion profonde sur les questions essentielles du point de vue, du personnage et du genre au cinéma.

"Vous croyez que les choses sont comme on les voit, mais c’est rarement le cas." Pascal (Gilbert Melki), dans Un couple épatant et Après la vie.

En changeant de point de vue, un film montre ce qui, dans un autre, passait inaperçu ; ou alors il s’attache à ce qui arrive entre deux séquences d’un autre film ; ou, enfin, il présente un regard neuf sur une séquence présente dans un autre film. Ainsi, en voyant les trois films à la suite, nous découvrons les différentes facettes d’une même scène, ou bien nous apprenons ce qui se passe au même moment mais ailleurs. A titre d’exemple, la vision des deux autres films enrichit Cavale sur un point relativement important. En plusieurs occasions, Bruno (Lucas Belvaux) se croit seul et à l’abri, alors qu’il est en fait observé. Lorsqu’il inspecte le chalet, c’est Alain (François Morel) qui l’épie (et le prend pour un mafieux), et la séquence où il s’occupe d’Agnès (Dominique Blanc) après son overdose est entièrement observée par Pascal (Gilbert Melki).

(JPEG)La question fondamentale que développe la trilogie pourrait donc se formuler ainsi : qu’est-ce qu’une scène peut révéler ou bien dissimuler selon le point de vue adopté ? Cette conception béhavioriste de la simultanéité des points de vue, qui permet d’exposer plusieurs regards successifs sur la même action, il n’en existe, à notre connaissance du moins, que très peu d’occurrences dans le cinéma français (et même international), et aucune en tout cas dont ce projet esthétique constituerait la motivation principale, et assumée comme telle, de la représentation. On pourrait penser aux Lois de l’attraction (qui est postérieur de deux ans à la trilogie), mais Roger Avary a réalisé un film unique, et non trois, pour rendre compte des points de vue spécifiques de chacun de ses personnages principaux sur les évènements qu’ils vivent en commun. Les solutions formelles qu’il propose, afin de revenir à une séquence déjà montrée qu’il souhaite soumettre à une autre subjectivité, sont incontestablement brillantes, mais sa démarche n’a pas la radicale frontalité de la trilogie de Belvaux.

Cette dernière présente donc une réflexion sur la constitution d’un univers fictionnel (un lieu, un contexte, des personnages...) et le déplacement de son "épicentre". Les croisements entre les films donnent alors lieu pour le spectateur à un jeu de pistes jubilatoire, la vision de chaque film étant enrichie par celle des autres et par le savoir qui en découle. L’idée esthétique qui sous-tend la trilogie, c’est que la même séquence, selon qu’elle est placée dans un film ou dans un autre, et donc qu’elle est filmée d’une façon ou d’une autre, ne raconte pas du tout la même chose. Ainsi, lorsqu’une scène revient d’un film à l’autre, elle semble n’être ni tout à fait la même, ni vraiment autre. Affaire de tonalité, de point de vue, de mise en scène, d’instant choisi pour la faire commencer ou s’achever. Les scènes communes à deux ou trois films n’ont pas toujours la même longueur, leur rythme interne varie selon qu’on est dans un film ou dans un autre.

Par exemple, la scène de l’arrivée d’Agnès chez les Coste, vue dans deux films différents (Un couple épatant et Après la vie), est également filmée de deux façons différentes, car elle raconte, selon qu’elle se trouve dans un opus ou dans l’autre, des choses différentes. La situation vécue par Cécile, qui se précipite en voyant les gyrophares de la voiture de Pascal, pensant qu’Alain a pu avoir un accident (Un couple épatant), n’est pas la même que celle d’Agnès, mortifiée par le désistement de Pascal et paniquée par la crainte de souffrir de manque pendant la soirée (Après la vie).

La scène de l’overdose d’Agnès est également emblématique du travail qu’effectue chaque film sur une situation donnée. Dans Cavale, la scène est filmée en un large plan-séquence, dispositif assez sobre qui introduit une distanciation en même temps qu’il met en valeur, sur la durée, la performance des acteurs. Dans Après la vie, la même scène, très découpée, est filmée caméra à l’épaule, en plans très rapprochés. Il n’est alors plus question de distanciation, l’overdose nous est rendue telle que la vit Agnès, notamment à travers la subjectivation des bruits et des voix qui composent la séquence, le son réel nous revenant de manière déconstruite au fur et à mesure qu’Agnès revient à la conscience.

Autre exemple : dans Un couple épatant, lorsque Cécile se rend au chalet et tire Bruno du sommeil, aucun plan ne nous montre l’arme que Bruno tient derrière son dos et que Cécile ne voit pas ; Bruno reste donc pour le spectateur ce qu’il est pour Cécile, c’est-à-dire Pierre, le chômeur SDF, le dealer à la rigueur. Dans Cavale, l’angle de prise de vues définit un autre champ de savoir : nous savons qui est Bruno (un dangereux terroriste évadé), et l’angle de prise de vues nous montre son arme. Ainsi, nous réalisons à quel point les choix en termes de cadre et de découpage modifient les sentiments qu’inspirent les personnages, ou les relations entre ces derniers, ou encore de quelle façon ils déplacent le centre de gravité d’une scène.

D’un film à l’autre, une simple ligne de dialogue peut ainsi prendre une résonance différente, selon le système narratif et formel dans lequel elle intervient. Par exemple, le "Je suis flic, on me paye pour ça" prononcé par Pascal, qui ouvre la séquence de la réunion d’information sur la drogue. Dans Un couple épatant, cette phrase raccorde avec le commentaire de Georges au moment où Pascal emmène Agnès hors de la maison des Coste ("Efficace !"), comme si les deux personnages se répondaient d’une séquence à l’autre : "- Efficace ! - Je suis flic, on me paye pour ça". Dans Après la vie, en revanche, la phrase de Pascal intervient juste après une séquence où on le voit administrer de la morphine à Agnès. Est créé un cruel effet de paradoxe (il proclame qu’il est flic mais il drogue sa femme), aux antipodes du renvoi comique d’Un couple épatant.

"On ne prête jamais assez d’attention aux gens qu’on croise." Alain (François Morel) dans Un couple épatant.

La trilogie présente également, à travers son dispositif, une réflexion sur la notion de héros, une véritable théorie du personnage. Le principe d’ensemble, c’est bien sûr que les personnages principaux d’un film deviennent secondaires dans un autre, et inversement.

Le cœur du projet de Belvaux est ainsi d’accorder une égale attention à tous les personnages, "principaux" et "secondaires", et d’en faire apparaître toute la complexité, chaque personnage étant susceptible de susciter de l’intérêt. Le personnage secondaire n’est pas seulement un "outil" qui sert à raconter l’histoire du personnage principal, il peut également être le personnage principal... d’un autre film. C’est un petit peu le principe de l’existence elle-même : nous sommes le personnage principal de notre propre vie, et les autres en sont des personnages secondaires, voire des figurants, mais ils sont aussi les personnages principaux de leurs propres vies, etc. Même si, par définition, on ne connaît pas toute l’histoire d’un personnage secondaire, il doit pouvoir accéder à la même intensité, à la même présence qu’un personnage de premier plan.

Mais du fait que le personnage principal d’un film peut devenir simple figurant, silhouette anonyme dans un autre film, résulte aussi pour le spectateur une émotion très particulière, le sentiment diffus d’une précarisation des existences, la révélation de la fragilité d’une présence dans le mouvement tumultueux du monde.

Les personnages ont donc un statut différent selon les films. Prenons l’exemple du personnage de Bruno, que l’on découvre en tant qu’activiste politique froid et déterminé dans Cavale. Si l’on ne voit pas ce dernier film, mais seulement Un couple épatant, nous pensons que Bruno est le dealer d’Agnès (et qu’il se nomme Pierre...). Si nous voyons seulement Après la vie, nous le prenons pour une sorte de gangster au grand cœur (il aide Agnès lorsqu’elle se fait tabasser), recherché pour une raison qui nous semble obscure. Quant à Alain, personnage principal du premier film, il n’apparaît que très brièvement dans le troisième et pas du tout dans le second. De la même façon, on ne voit quasiment pas Jeanne (Catherine Frot) dans Un couple épatant. Georges (Bernard Mazzinghi), de son côté, n’apparaît pas du tout dans Cavale, et son personnage de médecin dragueur est perçu très différemment selon qu’on est dans la comédie (figure plaisante) ou le drame (figure odieuse).

Ce principe conduit à éviter soigneusement tout typage définitif des personnages, aucun d’eux ne pouvant être réduit à ce que l’on perçoit de lui dans un seul film (la vision des deux autres révèlera alors sa complexité, certaines vérités sous les apparences). Les personnages secondaires apparaissent avec autant de complexité que s’ils devaient être les personnages principaux d’un autre film, même si celui-ci n’est que rêvé (le film dont Georges, Claire ou Olivier seraient les personnages principaux reste à écrire)...

(JPEG)Les principaux protagonistes de la trilogie sont, à l’exception du personnage de Bruno, des couples de quadragénaires provinciaux aux physionomies ordinaires et aux vies rangées, en apparence du moins. Car l’œuvre de Lucas Belvaux se propose justement d’explorer la diversité, au départ insoupçonnée, des trajets respectifs d’individus dont l’agrégation constitue une fidèle représentation de ce groupe socio-culturel que l’on désigne sous le terme de "cadres"... Plus exactement : une classe moyenne supérieure caractérisée par un bon niveau de revenu et de patrimoine, un travail non-manuel, une relative indépendance économique, une instruction relativement développée... et dont le mode de vie tend de plus en plus à se généraliser, dans un grand mouvement d’homogénéisation que connaît la société française depuis une trentaine d’années [2].

Un couple épatant, mais également Après la vie, et Cavale dans une moindre mesure, s’attachent à dresser le tableau d’une "culture de classe" faite de toiles abstraites convoquées à des fins décoratives (celles qui ornent les murs de la maison des Coste), d’émissions culturelles à valeur culturelle ajoutée (Francis s’installe devant Arte afin de couper court aux discussions avec Jeanne), de lecture de grands quotidiens de gauche (Jeanne se réfugie dans la lecture du Monde au moment où elle refuse son aide à Bruno)... Ces films exposent également le déterminisme d’activités sociales spécifiques que partagent les personnages, de "cercles sociaux" restreints (les trois personnages principaux féminins sont professeurs dans le même lycée) en loisirs calibrés (le goût pour les randonnées en montagne, partagé par Georges et Alain), en passant par les diverses activités autour desquelles tout le monde se réunit (la soirée d’anniversaire bien sûr, mais aussi la participation, en tant qu’intervenants, à la réunion d’information sur la drogue).

Même le métier en apparence le plus original, celui d’Alain, peine à émerger du conformisme ambiant. L’aspect potentiellement original et délirant du métier d’inventeur est en effet occulté au profit de son versant pragmatique : Alain est avant tout montré comme un dirigeant de PME englué dans d’obscurs procès autour de ses brevets.

Ce qui réunit tous ces personnages, à l’exception encore une fois de Bruno, c’est ce que Boltanski pourrait appeler une "cohésion par le flou". A travers cet ancrage dans la "culture cadre", cette appartenance partagée à la nébuleuse de ce que l’on appelle aujourd’hui les "bourgeois-bohèmes", les protagonistes de la trilogie sont représentatifs de ce que l’on nomme, à la suite de Touraine, le "repli sur le micro-social" : ce repli rassemble des personnes de même condition ou niveau social, qu’unit une conformité globale de valeurs et de modes de vie. C’est justement dans ce contexte, a priori confortable et établi, que le retour du "refoulé idéologique", Bruno le terroriste dostoïevskien, prend tout son sens.

La tonalité fondamentalement différente des trois films, alors même qu’ils relatent plus ou moins la même action, est également le signe d’une réflexion profonde sur la notion de genre cinématographique.

Comédie, thriller ou mélodrame, le style de la mise en scène de Belvaux s’adapte au genre exploré. Ainsi, la dimension burlesque et théâtrale d’Un couple épatant est amplifiée par le choix constant d’une échelle de plans assez large, alors qu’à l’inverse, l’intensité dramatique d’Après la vie s’exprime à travers des plans très serrés sur les visages, captés par une caméra portée à l’épaule. Un des enjeux de la trilogie était qu’une situation drôle dans l’un des films pouvait ne pas l’être dans un autre. Par exemple, quand Pascal déclare son amour à Cécile et qu’elle lui répond par une gifle, dans Un Ccouple épatant c’est drôle, dans Après la vie c’est émouvant. C’est cela, la "leçon" de Belvaux : davantage que d’un contrat de lecture implicite entre le spectateur et le cinéaste, le genre tient au regard de ce dernier, à sa mise en scène. C’est en fait le style qui fonde le genre : lors des scènes communes à plusieurs films, la situation et le jeu des acteurs sont identiques, mais chaque traitement est spécifique.

Bref, Belvaux apporte ici la preuve que le cinéma français est bien capable de se confronter à la notion de genre, même si c’est avec une dimension réflexive (on ne se refait pas...), et donc une inévitable distance. Qu’il s’agisse de la question du genre, du personnage ou du point de vue, le spectateur est ici orienté avec élégance vers de vraies questions de cinéma. C’est cela, au premier chef, qui fait la valeur de la trilogie en tant que telle.

Mais si la trilogie constitue en soi un objet passionnant, ce serait faire injure à l’auteur de ne pas aussi prendre en considération les films qui la composent, pris séparément, de ne pas reconnaître leurs singularités, leur recherche propre, leur identité définie...

par Antoine Gaudin
Article mis en ligne le 18 octobre 2006

[1] Même si chacun des films fonctionne indépendamment des deux autres, et que l’on peut théoriquement les voir dans l’ordre que l’on souhaite, un ordre "subliminal" est néanmoins suggéré, d’abord par l’ordre de sortie en salles, ensuite par le seul enfilement des titres qui constitue une phrase cohérente : "Un couple épatant cavale après la vie."

[2] Luc Boltanski, en particulier, a livré un panorama sociologique très complet de ce que l’on nomme, au sens large, le "milieu" et la "culture" des cadres : Luc Boltanski, Les cadres, Paris, Minuit, 1982.

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