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Marchand de Venise, de Shakespeare

Le Marchand de Venise de Shakespeare est une pièce très dure, ici magnifiquement mise en scène par Andreï Serban, dans une époque qui se veut contemporaine, ce qui peut susciter quelques retenues de notre part.


Andreï Serban est né en Roumanie et dirige actuellement la prestigieuse école théâtrale de la Columbia University, à New York. Il a déjà mis en scène Marchand de Venise à Boston avant de s’attaquer à une autre version pour la Comédie française. C’est donc en connaissance de cause qu’il nous présente la pièce cette année, sachant qu’elle est très particulière au sein du répertoire shakespearien. Il s’agit, dans Marchand de Venise, d’une opposition entre chrétienté et judaïsme, filée autour de l’amour entre Bassiano et Portia et de l’amour presque filial entre Bassiano et Antonio. Bassiano a besoin d’argent pour faire la cour à la belle Portia et emprunte donc à son ami Antonio, marchand à Venise, qui doit lui-même avoir recours à un emprunt chez le Juif Shylock, qui pratique le taux d’usure et qui, en échange, demandera une livre de chaire taillée à proximité du cœur si la somme ne lui est pas remboursée dans les temps.

(JPEG)Pour nous présenter cette guerre religieuse sur fond de marchandage et de recours à la justice, Andreï Serban a choisi une optique très contemporaine, qu’il s’agisse de la vision du Juif tel un kapo de la mafia, des exercices de stretching en maillot de bain sur le devant de la scène nationale ou même les costumes conçus par Renato Bianchi, dans le genre Armani. Un spectacle très esthétisant, très dynamique, qui oppose la figure d’Antonio (Michel Favory), vieux sage à la bonté sans fin, parfaite figure du martyre, Shylock (Andrzej Seweryn, déjà aperçu ailleurs en Dom Juan), terriblement caricaturale de la vision que devaient avoir les Chrétiens du Juif à l’époque de Shakespeare, qui réclame "son dû" avec entêtement et veut détruire son adversaire qui fait baisser les cours, ou même le séduisant Bassiano (Laurent Natrella), d’une véracité divertissante, incarnation de l’Italien tel qu’on peut le croiser dans les rues de Rome, par ses postures et expressions. Autre figure importante, Jessica (Coraly Zahonero), fille de Shylock qui se convertit au christianisme par amour du jeune Lorenzo (Jérôme Pouly) et se perd après trop d’austérité dans la jouissance de biens matériels et charnels sans pour autant, semble-t-il, réellement y trouver son bonheur.

Ainsi il me semble que, malgré un parti pris assez clair de respect de la pièce de Shakespeare, et une mise en scène magnifique tant pour ses décors, ses costumes et ses chorégraphies spatiales, nous projeter ainsi dans la modernité est quelque peu critiquable. En effet, il ne s’agissait pas de faire du Juif une victime d’un bout à l’autre de la pièce - tel n’est pas le personnage qu’a tracé Shakespeare -, cependant il n’est plus acceptable aujourd’hui d’entendre des propos antisémites, or cette pièce en est truffée, sans qu’il y ait bien clairement une volonté de faire réagir le public. Or ce public, celui qui assiste aux spectacles de la Comédie française, est en grande partie un public scolaire, certainement préparé par un professeur à cette sortie théâtrale (encore que lorsque l’oeuvre n’est pas au programme, on se contente juste d’une vague mise au point), et cela est à souhaiter.

Cependant il ne faut pas oublier que nous parlons de la Comédie française ! LE théâtre national par excellence. Or ce théâtre national par excellence devrait se montrer plus responsable des spectacles qu’il présente et non pas de rechercher absolument la nouveauté et le modernisme. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause le talent artistique à l’oeuvre, Andreï Serban en fait preuve sans aucun doute, mais je pose ici la question de ce que l’on peut ou non représenter sur la scène nationale de la salle Richelieu aujourd’hui. Serban a travaillé avec Peter Brook au Centre national des Recherches théâtrales dans ses primes années et devrait dès lors avoir conscience de l’amorphie des spectateurs et de la nécessité de les porter à s’engager dans un propos politique ou éthique au sein d’une mise-en-scène. Si ce spectacle avait ainsi pour objectif de provoquer la révolte, il atteint d’autant plus son but que le discours est transposé dans notre réalité, mais on peut rester dubitatif sur la justesse de cette transposition historique, très courante désormais à la Comédie française et qui, dans le cadre d’une pièce comme celle-ci, prend plus de risques qu’elle ne propose.

Aux lecteurs de juger sur pièce.

par Pauline Beaulieu
Article mis en ligne le 26 octobre 2005 (réédition)
Publication originale 29 novembre 2002

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