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Défense et illustration de la novlangue française, de Jaime Semprun

Tout comme son célèbre prédécesseur, la Déffence et Illustration de la langue francoyse (1549) de Joachim du Bellay, le livre de Jaime Semprun se présente comme un manifeste, texte destiné à faire naître la polémique. Toute l’argumentation tend en effet à prouver, selon l’auteur lui-même, que la novlangue est « la plus adéquate au monde que nous nous sommes fait » (p90), et par là se rapproche de la langue parfaite rêvée par de nombreux philosophes, Leibniz par exemple. Ce livre se veut donc provocateur.


(JPEG) Le choix du terme de « novlangue » est dès l’abord contestable. Issu du célèbre roman d’anticipation de George Orwell, 1984, il y désigne la langue imposée par le système totalitaire de Big Brother. Or Semprun le choisit pour décrire l’évolution contemporaine de la langue française, qui pour lui ne s’inscrit pas dans la continuité, mais dans la rupture. Autrement dit, la novlangue démontre l’obsolescence de l’archéolangue, et par là même la détruit. Cet opuscule a l’avantage de poser un certain nombre de problèmes importants (influence des nouvelles technologies, des nouveaux comportements au travail, codification de la société par le « politiquement correct »...) et de resituer la question qu’il aborde dans une perspective historique et philosophique, choses que l’on ne fait pas assez, sinon pour adopter une attitude nostalgique sur le thème : « Mais où est la langue d’antan »...

Cependant, alors que le livre de Du Bellay encourageait la créativité pour promouvoir et enrichir le français (importance de l’innutrition, enrichissement du style et du vocabulaire, volonté de construire la nouvelle langue dans un héritage issu de l’Antiquité...), Semprun semble se contenter de proclamer la mort de l’archéolangue (et de détruire les illusions qui s’y rattachent) et l’avènement de la novlangue, langue objective, en parfaite adéquation avec le réel, qui apparaît comme une fatalité que l’on doit accepter même si on ne l’approuve pas. Mais le génie de la langue, c’est la faille, le décalage, qui permettent la création, et l’auteur, malgré un chapitre sur les néologismes et un autre sur la question de la poésie (chapitre X, « S’il manque à la novlangue un poète qui sache l’illustrer comme Dante le fit pour la langue vulgaire de son temps ») semble méconnaître cette capacité créatrice, illustrée et défendue par Du Bellay.

Un aspect intéressant de l’évolution contemporaine de la langue est qu’elle fait naître de nouvelles pratiques de l’écrit, aspect sur lequel Jaime Semprun n’insiste pas, car il n’entre pas dans sa visée polémique. Il arrive souvent en ce moment de lire des articles ou d’entendre des interventions déplorant la déliquescence de la langue française. On se pose la question, avec raison, de savoir si les nouvelles technologies, l’influence de plus en plus grande de l’anglais, en particulier de l’anglais américain, ne vont pas reléguer dans l’oubli les belles règles, les « contraintes exquises » (Valéry) de la grammaire et de l’orthographe françaises.

Questions légitimes et importantes ; la France a toujours été fière de sa langue, et a voulu incarner cette fierté dans des institutions et des idées, telles l’Académie française et la francophonie. Il importe de ne pas céder à la facilité, en acceptant toutes les évolutions. Néanmoins, on observe souvent l’effet inverse, une sorte de passéisme qui condamne systématiquement tout changement, qui assimile évolution et régression. Les nouvelles formes de communication seraient vides de sens, tout comme le parler « jeune » que l’on retrouve aujourd’hui dans la publicité ou à la télévision. Il est vrai que des termes comme « cool » ou « sympa » excluent toute conceptualisation, toute différentiation (par exemple entre « intéressant », « enthousiasmant », « beau », « drôle », etc...). Mais le propre de l’argot est de créer ce type de mots, sortes de « chapeaux » permettant d’aller droit au but, dans une logique d’économie de la langue. On peut citer ainsi le plus ancien « c’est super », le trop oublié « c’est bath », ou le vétéran, « c’est chouette ». L’argot du reste, est une source d’enrichissement sans cesse renouvelée pour la langue, et de nombreux artistes l’ont exploité sans relâche (Marcel Carné, Jacques Prévert, Jean Ferrat, Renaud....) ; il est simplement plus difficile de déceler ces inspirations quand elles nous sont contemporaines (bien que l’e-mail et le SMS soient à présent des sources d’inspiration aussi bien en littérature qu’en chanson ; la télé quant à elle a déjà récupéré l’orthographe SMS, comme dans la rubrique de « On a tout essayé » intitulée le « kikadékoné »). Comment faire la part de ce qui enrichit et de ce qui appauvrit ? De l’innovation active et de l’influence reçue passivement ?

L’orthographe est un souci croissant, comme l’ont démontré les récents résultats de la dictée proposée par les enseignants du collectif « Sauver les lettres » à 2300 élèves de seconde générale et technologique et à laquelle 56% des participants ont eu zéro (contre 28% en 2000 dans le cadre d’une expérience similaire). Cette préoccupation semble particulière au français, langue dont on ne prononce que la moitié des signes que l’on écrit. Pourtant, le Guardian il y a quelques mois s’inquiétait du niveau d’orthographe des anglais. Le journaliste a mené une petite enquête, en téléphonant à une dizaine de personnes (écrivains, journaliste, professeurs...) pour leur demander d’épeler un certain nombre de mots (« sacrilegious », « innoculate », « harass »..). La note était sur 10. Une des meilleures notes a été obtenue par ... un Allemand ! La qualité de l’orthographe est donc une préoccupation qui dépasse les frontières de l’hexagone. Les nouvelles technologies sont souvent désignées comme coupables de cette baisse de niveau ; nous nous intéresserons principalement aux e-mails (ou courriels), aux SMS (ou mini-messages) et aux messageries instantanées (type MSN Messenger ou ICQ).

Ces différentes formes de communication donnent lieu a des raccourcis orthographiques et grammaticaux, par souci d’économie de temps. On ne dit pas assez cependant, qu’ils ont réintroduit parmi les jeunes (et les autres) une habitude de l’écrit depuis longtemps disparue. Entre la fin des lettres et le début des e-mails s’ouvre un espace « a-graphique » où le téléphone règne en maître. Aujourd’hui, pour des raisons d’économie de forfait, nombreux sont ceux qui préfèrent envoyer un message plutôt que de téléphoner. Il va de soi néanmoins qu’un SMS, une conversation sur MSN, et même un mail ne sauraient être comparés à une lettre. En effet, ces formes de communication écrite empruntent certaines caractéristiques à la communication orale, notamment l’immédiateté. Une lettre doit toujours être pensée, réfléchie. Certains écrivent systématiquement des brouillons avant d’envoyer leurs épîtres. Les lettres, quand elles veulent être claires, ne doivent laisser aucune place à l’ambiguïté. Le choix des mots, des tournures de phrases, est capital. Une fois partie, la lettre ne peut plus être corrigée. Pour se rattraper, il faudra attendre qu’elle soit arrivée à bon port, et que son destinataire y ait répondu, en interprétant à sa manière les zones d’ombres qui subsistaient. En ce qui concerne les autres outils que nous avons mentionnés, la correction peut toujours se faire presque immédiatement ; l’ordre d’immédiateté serait : messagerie instantanée, SMS, e-mail. La précision est donc forcément moindre, dans la forme comme dans le contenu. La parole écrite se rapproche du phonème, comme dans « c » au lieu de « c’est », « g » au lieu de « j’ai » ... La langue subit une transformation sur une base syllabique, « demain » devient « 2main », les monosyllabes se réduisent à des lettres... Si l’on n’est pas compris, on pourra toujours rectifier.

C’est par ce processus constant de rectification que s’établissent les codes de ce nouveau langage. Si quelqu’un écrit « f » pour « fait » et que son interlocuteur ne comprend pas, il rectifiera par « fé », sanctionnant la forme la plus courante. Au contraire, si l’interlocuteur comprend, selon le principe d’économie, « f » pourra devenir la nouvelle norme. Ces codes évoluent la plupart du temps de façon endogène. Le texto lui-même est devenu SMS, après avoir fait un bref passage par « mini-message ». Les différentes langues ont leurs différents « argots multimedia ». L’allemand privilégie les acronymes pour ses abréviations, et fait grand usage des majuscules. L’Anglais et l’Américain remplacent souvent le mot par le phonème ou une lettre (icq = « i seek you », je te cherche)...

(JPEG)Cette évolution, cette simplification est-elle ou non un enrichissement pour la langue ? Il est très difficile de répondre à cette question autrement que par un point de vue, mais elle vaut la peine d’être examinée. Les dérives de ce mode de communication sont nombreuses. Le problème n’est pas la simplification en elle-même, mais le fait qu’au nom du principe d’économie (il faut écrire le moins de lettres possibles) on bafoue les règles élémentaires de la grammaire et de l’orthographe. Ainsi, la différence entre un singulier et un pluriel ne sera plus donnée que par le contexte de la phrase. Plus souvent, on remarque que la distinction entre passé composé et infinitif disparaît : « tu va allé a la fê ce soir ? ». Cet exemple montre également l’omission du « s » à la deuxième personne du singulier ainsi que des accents. Tout cela est dangereux, car c’est la structure même de la langue qui vacille. Un enfant n’écrira jamais « fê » à la place de « fête » dans une copie. Par contre, le risque d’oublier la règle du participe ou les conjugaisons est réel.

Il s’agit donc de faire la part des choses. Les changements ne sont pas tous négatifs, et à bien des égards appartiennent à un mouvement d’évolution continuelle de la langue, qui n’a pas attendu la fin du dernier millénaire pour se manifester. L’époque contemporaine peut rappeler le XVIème siècle, où les réflexions sur la langue et l’orthographes furent nombreuses et fécondes. Louis Meigret proposa notamment une réforme radicale de l’orthographe, qui se rapprochait de l’écriture phonétique, mais fut rejetée, car trop extrême. Les dérives et les dangers existent dans l’évolution à laquelle nous assistons, n’en déplaise à Jaime Semprun, car à force d’économie on finit par oublier la structure même du langage, qui permet, à l’écrit comme à l’oral, d’avoir un discours construit et compréhensible. Quelle que soit l’emploi que l’on veut faire de la langue, sa validité en tant qu’outil ne saurait être niée, mais la novlangue doit encore faire ses preuves dans le domaine de la création, car nous pouvons conclure avec Stendhal qu’« au fond la véritable occupation de l’âme [reste] la même : to make un chef-d’œuvre ».

par Alice Béja
Article mis en ligne le 20 juin 2005

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