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Le chant VI de l’Iliade : pour une lecture de la prière des Troyennes (2)

Le langage des mortels pour s’adresser aux Immortels : les rites

Le texte de la prière des Troyennes nous invite à envisager dans un premier temps la relation des mortels vers les Immortels, et à examiner les gestes, les lieux et les personnes qui constituent les éléments de ce langage très spécial qu’est la prière : parole des hommes adressée aux dieux.


Il n’existe pas en grec de mot qui signifie "religion". Pour les Grecs de l’antiquité, le respect du sacré s’exprime par l’observance scrupuleuse d’une série de gestes rituels qui imprègnent le quotidien. La distinction entre le spirituel et le temporel n’est pas rigoureusement marquée, et prières, sacrifices et offrandes irriguent le quotidien des protagonistes.

Libation et prière votive : la rhétorique des mortels...

Ces deux rituels sont présentés dans le texte. La libation est un acte fréquent, qui revient régulièrement dans l’Iliade : il appartient au registre de la vie quotidienne. Il est ici suggéré à Hector, qui revient souillé du combat, par sa mère Hécube. Quant à la prière votive, elle est l’œuvre des Troyennes, qui répondent ainsi à la suggestion d’Hélénos relayée par Hector. C’est également un épisode qui se retrouve en de multiples occasions, généralement moins solennelles. Souvent, il s’agit d’une invocation de la part des guerriers avant de décocher un trait, ou d’entrer dans la bataille.

(JPEG) La libation : Rituel courant dans la Grèce antique, la libation consiste en une offrande de boisson aux dieux, suivie d’une consommation. Le célébrant répand le vin sur le sol, après l’avoir généralement coupé avec du miel ou de l’eau, mais il arrive que la libation soit faite avec du vin pur, simplement de l’eau, ou encore du lait. Le vin n’est en effet jamais consommé pur dans la Grèce antique. La libation comprend trois temps, qui sont scrupuleusement repris par le chant VI : la prière proprement dite ("élever les mains vers Zeus"), puis la libation stricto sensu, qui consiste à répandre une partie du liquide, et enfin la consommation ("puis tu gagneras toi-même à en boire"). La libation est l’occasion de constater l’omniprésence du geste rituel dans la civilisation homérique. Or celle-ci n’a pas spécialement pour finalité de promouvoir le culte des dieux dans l’auditoire, ou de le pousser à un regain de piété. Homère, au travers de ces passages, habille son texte avec les atours de la civilisation du VIIIe siècle pour donner aux évènements tout le réalisme que l’auditoire peut en attendre. La libation est une offrande courante, qui accompagne généralement les sacrifices sanglants, mais peut aussi intervenir, comme ici, en toute indépendance. Cependant, Hector n’accomplit pas ce devoir. Il est couvert par la boue et le sang du champ de bataille, et "il n’est jamais permis de prier le Cronide à la sombre nuée, quand de sang et de boue on est tout recouvert". Le rituel répond à une gestuelle précise, et à des exigences définies. Par la voix d’Hector, Homère rappelle la nécessité d’effectuer des ablutions avant de s’adresser aux immortels. Cet attachement au geste, tout autant qu’une déférence devant le sacré, souligne à quel point la foi antique est véhiculée par l’accomplissement rigoureux d’une séquence de gestes. C’est dans l’observation scrupuleuse de ces prescriptions que s’exprime la conscience religieuse antique, à la différence de la foi chrétienne, où l’importance de l’authenticité du sentiment sur le rituel est mise en avant.

La prière votive : De nouveau, celle-ci répond à une gestuelle précise : la prêtresse se tient debout, les mains tendues vers la statue de la déesse. La prière se décompose en trois phases :
- L’invocation : "Vénérable Athéna, gardienne de la ville, toi, la toute divine"
- La demande : "Veuille brise la pique aux mains de Diomède, et fait tomber ce preux la tête la première devant la porte Scée"
- La promesse : "Afin qu’alors, à ton autel, tout aussitôt, nous t’offrions douze génisses d’une année, ignorant l’aiguillon" La formulation de la prière repose sur le principe de donnant-donnant entre la personnalité divine invoquée et le groupe des suppliantes. C’est un fait normal de présenter un échange aux immortels, puisque la communauté voit son existence mise en danger. Il s’agit d’intéresser l’immortel à la survie de la ville et de ses habitants par la promesse de sacrifices futurs qui le réjouiront. C’est un fait répandu dans la Grèce antique à partir du moment où s’établissent les cultes poliades [1]. Au moment de la rédaction de l’Iliade, au VIIIe siècle, les cultes poliades sont en train de se développer, avec l’introduction de temples bâtis au cœur de la ville, qui se distinguent des sanctuaires ruraux de l’époque mycénienne ou des âges sombres, construits aux limites du territoire, et plus généralement situés dans des lieux naturels (bosquets, grottes, cours d’eau...)

(JPEG)L’offrande préliminaire : Mais avant que de livrer l’intégralité du sacrifice (ici, les douze génisses d’un an encore ignorantes du taureau) les suppliantes avancent déjà un premier don à l’immortel. La négociation entre le monde des mortels et l’ordre divin est inégale : s’il peut y avoir un échange, une tentative d’établir une relation de type donnant-donnant, elle est asymétrique. Aussi, les mortels, en position de demandeurs, arrivent avec une offrande pour témoigner de leurs bonnes dispositions.

"la belle Théanô prend le voile et le met sur les genoux de la déesse aux beaux cheveux"

Homère insiste sur le prix du voile qui "brille comme un astre". C’est une pièce qui provient du trésor de Priam et qui a été tissée par les filles de Sidon que Pâris a rapté sur les côtes au cours de son périple [2]. Le trésor de la ville manifeste aux yeux de l’immortel la puissance de la communauté troyenne : le voile remplit donc une double fonction. Tout à la fois, il doit amadouer l’immortel, mais il est aussi une évaluation de la puissance de Troie, un moyen pour l’interlocuteur divin de se représenter la bonne affaire qu’il peut réaliser en soutenant la ville de Troie. Le voile est ensuite déposé sur la statue d’Athéna "et le met sur les genoux de la déesse". C’est une pratique courante d’orner les statues des immortels avec les offrandes. À Athènes, par exemple, la coutume est de couvrir la statue d’Athéna en bois d’olivier d’un péplos, avant de la plonger dans la mer à l’occasion des cérémonies des panathénées. On peut aussi remarquer la coutume de tresser des couronnes de fleurs pour orner les hermès de bois disposés aux carrefours des routes.

Les acteurs du rituel

Hector : La présence d’Hector étonne : au plus fort de la mêlée, alors qu’il est le seul des siens à pouvoir contenir les champions Achéens, il se replie vers la cité. C’est qu’en tant que chef de guerre, c’est à lui qu’il appartient de s’adresser à Zeus pour l’ensemble de l’armée. On retrouve chez les Achéens le symétrique, puisque c’est Agamemnon qui prend la parole avant les banquets pour répandre les libations. C’est aussi l’occasion pour lui de prendre du repos : "A l’homme fatigué, le vin donne une grande ardeur.". On constate qu’en général, la journée du guerrier homérique est parsemée de ces épisodes religieux, libations ou sacrifices, qui sont l’occasion de marquer une pause dans la mêlée : qu’elle soit individuelle comme ici, ou collective comme les sacrifices qui précédèrent le duel qui opposa Ménélas à Pâris, ou le duel d’Hector et d’Ajax.

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Les Troyennes : Les femmes, éloignées du combat, représentent l’ensemble de la communauté. Il s’agit du groupe des Anciennes, dirigé par Hécube, l’épouse officielle de Priam [3] "Sa mère alors, entrant dans le palais, appelle ses servantes, qui par la ville vont convoquer les Anciennes." Les femmes apportent un voile : ce groupe est en effet écarté des sacrifices sanglants. Au mieux, elles y assistent en compagnie de leurs époux.

Théanô : C’est l’épouse d’Anténor, le second derrière Priam dans l’assemblée des anciens à Troie. Cela témoigne qu’il s’agit d’un personnage important, qui a l’honneur d’être prêtresse d’Athéna. C’est pour toutes ces raisons qu’elle a été "faite par les Troyens prêtresse d’Athéna". Il s’agit donc d’une laïque, conformément aux usages du VIIIe siècle, où l’aristocratie est nommée aux principales charges sacerdotales dans les temples. Il convient de souligner que le prêtre, hiereos, est un magistrat de la Cité chargé des sacrifices et de l’administration des temples. Il s’agit d’un fonctionnaire au même titre que peut l’être un général d’une armée.

Les lieux où s’accomplissent les rites

(JPEG)l’Acropole : Le lieu d’où l’on s’adresse aux dieux est l’acropole, ce qui signifie "ville haute". C’est un élément important des cités telles qu’elles s’établissent au VIIIe siècle. L’époque mycénienne voit la ville rassemblée autour du palais, centre de la vie militaire et économique, tandis que les lieux de culte, nécropoles et sanctuaires, sont repoussés hors des murs. Généralement, les lieux où l’on honore les dieux (grottes, bois, espaces ouverts) se situent justement aux limites du territoire, quand le palais en est le centre. Les statues des dieux, cependant, sont abritées dans les palais. Il faut distinguer les usages la civilisation minoenne [4] dans laquelle des temples, distincts des palais, sont sans doute construits. Au VIIIe siècle, les cités se forment autour des acropoles qui regroupent les temples, et c’est ce schéma que reprend la description d’Homère.

(JPEG)Le temple qui apparaît à cette période. Il est fait en moellons et en bois. Il ne s’agit d’ailleurs pas nécessairement du lieu du culte (les sacrifices sanglants sont rendus en plein air, même par les Troyens, tout au long de l’Iliade) mais de la demeure de l’immortel. C’est là que l’on dépose les offrandes, et que la divinité réside. Sa présence est symbolisée par sa statue, autour de laquelle le temple est construit. Le style narratif d’Homère insiste sur cette réalité de la conscience religieuse grecque : en effet, la statue n’est pas désignée différemment de la déesse "elle le (en parlant du voile) met sur les genoux de la déesse."

Il s’avère donc que cette prière des Troyennes à Athéna est le reflet des rites qui s’instaurent au VIIIe siècle. Ce chant VI présente de manière détaillée les croyances de l’époque, et on constate qu’Homère s’adresse directement à ses contemporains au travers de gestes et de faits qu’ils peuvent observer dans leur quotidien. Relation entre l’ordre mortel, dont la piété s’incarne dans le rituel, et l’ordre immortel, supérieur, transcendant, dont la présence s’incarne dans les représentations que les hommes s’en donnent, l’interrogation sur la prière conduit naturellement à envisager la personnalité des immortels invoqués, pour mieux comprendre le fait religieux de cette Grèce archaïque.

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 8 juin 2005

[1] de polis, la cité, le culte poliade est adressé à une divinité liée au territoire de la communauté. Ils sont distincts des cultes panhelléniques, célébrés dans des sanctuaires indépendants ou dont l’importance concerne la Grèce toute entière, comme Delphes

[2] S’il faut en croire les mœurs de l’époque, le séducteur Pâris était surtout un ravisseur - à tous les sens du terme - de jeunes vierges qui s’approchaient trop des plages, plus qu’un homme d’esprit ou un charmeur...

[3] celui-ci ne compte pas moins de cinquante rejetons. On en conclura qu’il avait plusieurs épouses.

[4] celle-ci se développe en Crète, et est à peu près contemporaine de la période mycénienne. Ce nom dérive de celui du souverain légendaire Minos, fils d’Europe et de Zeus, ancêtre de la dynastie de Cnossos.

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