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Le phénomène des otaku et la mouvance cyberpunk

La génération du virtuel

L’otakisme accompagne le cyberpunk par ses valeurs, ses choix, comme la remise en cause de l’individu au sein d’une société de consommation et tous ce qui suivre... Évidemment tous les otaku ne vont pas dans ce sens, mais une bonne partie a accompagné cette contre-culture...


Avant de commencer il faut envisager l’otakisme comme un phénomène de société, et ne pas réduire l’otaku à une caricature de rat de laboratoire... Que se cache-t-il donc derrière ce terme et derrière ces personnes qui incarnent le mélange entre imaginaire, machine et homme ?

Otaku est un mot japonais possédant deux significations étymologiques : il désigne le « logis », c’est-à-dire l’endroit où l’on vit et il représente une manière impersonnelle d’appeler quelqu’un afin de garder une certaine distance : c’est un vouvoiement impersonnel. Ce mot implique un refus de souffrir, de ne rien risquer dans le rapport à l’autre. En français, le mot connote une personne ayant une passion pour les mangas, jeux vidéos... Il reste impossible de traduire fidèlement le mot du japonais, les rares tentatives ont donné lieu à des maladresses, comme par exemple, « les emmurés » [1] qui ne conserve qu’une partie très réductrice de la définition du mot japonais.

Naissance du phénomène

À l’origine le terme d’otaku désigne les individus ayant vécu durant la période de prospérité économique des années 60 au Japon, phase durant laquelle le consumérisme excessif prend son envol. Ces individus (pour la plupart des enfants à l’époque) ont eu tendance à se renfermer sur eux même suite aux pressions de l’entourage, que ce soit au niveau familial avec la mère (complexe d’Ajasé [2]), ou au niveau scolaire avec les camarades (ijimé [3]). Cet entourage souhaite avant tout la réussite scolaire au détriment de l’époque de l’enfance, de son insouciance. Ceci a donc amené ces otaku à se mettre en marge du reste de la société et à se réfugier dans l’univers des manga.

Fuyant la plupart des relations humaines, ils préfèrent le contact virtuel, on peut qualifier leur type de vie comme étant une existence « par procuration » : l’univers des manga, des jeux vidéos leur permet de s’essayer à n’importe quelle sensation : ils peuvent devenir de super héros, sauver le monde, être maître de la planète, devenir une idole... D’une manière générale, il s’agit de pouvoir réaliser, par le biais de leur imaginaire, ce qu’ils ne sont pas capables de faire dans le monde réel. D’où la réponse récurrente à la question « pourquoi ne pas vivre une vie comme tous le monde ? » : « Pourquoi faire ? Pourquoi accepter un consensus qui nous a toujours exclus ? »

Otaku : une forme de critique sociale

Au Japon, le terme d’otaku est péjoratif, on peut d’ailleurs voir dans certaines petites annonces : « personnes aimant les manga ou/et les dessins animés, s’abstenir ». Ceci s’explique par plusieurs faits. En Août 1989 à l’occasion d’un fait divers atroce impliquant un jeune homme de 27 ans, assassin de quatre petites filles, les médias créèrent l’amalgame en le présentant comme étant un otaku typique. De ce fait peu de jeune revendique être des otaku, estimant qu’ils ne sont pas « des assassins pervers en puissance [4] » comme l’affirme les médias.

Cette génération n’a pas vécu les contraintes de l’après guerre, ayant toujours vécu dans une société d’abondance. Les générations plus vieilles voient cela comme une preuve de fénéantisme, d’erreur. Ce n’est qu’à l’extérieur du Japon, avec la vulgarisation de la « culture manga », que le terme d’otaku revêt une connotation positive, désignant une personne aimant laisser travailler son imagination, suivant une passion jusqu’au bout.

Manifestations et relations avec la société

L’otakisme japonais demeure donc un phénomène de société, au même titre que le suicide. Il n’est que très rarement compris mais prend de plus en plus d’importance au sein de la société, notamment dans les grandes villes tel que Tokyo.

Le renfermement, la non volonté d’appartenir à cette société, amène les otaku à s’approprier certains biens matériels, à l’image des poupées (garage kits [5]), de maquette diverse... Par exemple les poupées représentent pour un otaku l’idéal féminin, bien sûr chaque poupée que ce dernier collectionne contribue à l’image de la femme parfaite. Ces poupées sont une manière de s’imaginer une relation amoureuse mais ayant la particularité d’être unilatérale. Tsuyuki, un otaku expert en poupées Barbie dit à propos de sa relation avec sa poupée :

avec un être humain il faut toujours prendre en compte les sentiments de l’autre n’est-ce pas ? Ça, c’est épuisant. L’amour à sens unique, c’est mieux

(JPEG)
Yui Ichikawa

Ces femmes parfaites en plastique ne sont pas les seules à contribuer à l’imaginaire des otaku : les idoles sont un autre élément de leur univers. Ce terme provient du film Cherchez l’idole [6] avec Sylvie Vartan, il désigne les adolescentes / jeunes adultes qui sont mises en avant par le star-system japonais. Ces jeunes femmes, majoritairement âgées entre 14 et 25 ans symbolisent le « rêve », l’inaccessible. On les voit partout, dans des publicités, au journal TV, dans des clips musicaux... et sont présentées comme de véritables poupées médiatiques. Ces jeunes femmes représentent le fantasme parfait des otaku : pour les garçons c’est la petite copine parfaite, belle, intelligente, pour les filles c’est la grande sœur qu’elles rêvent de devenir... ce qui explique donc l’attrait que ces derniers peuvent avoir pour ces idoles, certains sont prêts à les suivre partout. Elles attisent aussi la jalousie des otaku, qui secrètement arborent une fierté, celle de la découverte en premier de l’idole par exemple.

L’anti-marketing otakiste : une réaction cyberpunk ?

Aujourd’hui les otaku sont un segment du marché, segment rentable pour la plupart des industries : outre les produits qu’achètent traditionnellement les otaku, l’industrie peut étendre sa gamme avec de nombreux produits dérivés concourant ainsi à une stratégie d’up-selling et de cross-selling  [7]

Alors que l’opinion public rejette en bloc ce phénomène, les industriels en profitent, il n’est évidement pas dans leurs intérêts de déconsidérer ces individus. Pour exemple, on pourra retenir les longues files d’attente devant les magasins pour la sortie d’un produit nouveau, moderne, à la mode. Ces files d’attente pouvant commencer dès la veille de la sortie. En effet, les otaku sont en général des trend-setters, ceux-là même qui esquissent les modes à venir, ceux qui composent la tendance du moment. Dans un autre exemple on pourra noter les efforts fait par les industriels pour accrocher la culture otaku, comme le prouve Sony en plaçant dans la gare de Tokyo leur future console de jeux vidéos portable, la PSP [8] : otaku rimant avec excessif, ce n’est pas une console de 17 centimètres qui est exposée, mais bien un monument d’une longueur de 8 mètres !!

Ce genre de publicité n’est pas rare, sachant que Tokyo accueille annuellement des salons reconnus à travers le monde entier dans le domaine du jeu vidéo (Le Tokyo Game Show), du manga... Outre le fait de satisfaire l’attente d’un nouveau produit, ces salons représentent globalement ce phénomène, le tout parrainé par Sony, Nintendo.... Dans ces rencontres il n’est pas chose inattendue que de croiser des cosplays [9], entendez par là des individus déguisés comme leurs héros favoris, l’identification est amusante montrant l’excentricité des otaku.

La Psp (JPEG)

Il faut néanmoins nuancer les propos, si les otaku tombent facilement dans ce consumérisme démocratisé, ils en voient cependant les limites : le collectionneur de base se veut collectionner des objets rares, difficilement trouvables dans le marché, or cette démocratisation faite par les industries entraîne un courant underground du phénomène : il devient plus intéressant de collectionner des objets ayant appartenu à un psychopathe que d’avoir des mangas dont la collection complète est disponible chez n’importe quels magasins. Les otaku ont de plus en plus tendance à se replier vers des domaines dans lesquels les industries ne peuvent pour le moment percer, on y retrouve par cette attitude l’envie très profonde de se démarquer du reste de la société, de trouver et de fonder de nouveaux repères qu’eux seuls partageraient. Cette radicalisation extrême des otaku montre encore une fois la critique inconsciente adressée au consensus japonais dominant.

L’otakisme nous montre parfaitement les excès de la société postindustrielle japonaise. Si l’individu rejette en masse les valeurs traditionnelles et actuelles de cette époque, il développe dans son cocon virtuel une nouvelle manière de vivre. Le rejet est synonyme d’une volonté de suivre son propre idéal, cela se manifeste par le renfermement de l’individu sur un univers virtuel, utopique. En suivant son idéal, l’otaku consomme les produits récents, cette consommation grégaire implique un épanouissement, elle n’est pas stérile : l’individu ne consomme pas pour le simple besoin de posséder. Les produits lui permettent de projeter ses rêves, de lui donner sa propre identité, autrefois l’individu aurait construit son arche, aujourd’hui la société lui tend des milliers d’arches qui n’attendent plus que lui pour se réaliser.

On peut voir que la société est ici considérée comme une mère, cette dernière ne lui fournit plus le besoin d’agir physiquement, la consommation remplace très simplement cette action. Par ces faits, l’otaku tourne inconsciemment sa « mère » en dérision : des photos des culottes appartenant aux idoles jusqu’aux portes de la piraterie : il y a toujours une critique. La piraterie, domaine qui depuis quelques années se développe, attire de plus en plus d’adepte, il est facile d’expliquer cela par le fait que la consommation excessive prônée par les plus grands industriels banalise le phénomène otaku, c’est devenu simplement un marché un peu plus rentable que les autres. Ainsi quand les industriels espèrent vendre un objet inédit sur le marché, ce dernier est déjà disponible gratuitement ou presque dans certaines boutiques : l’otaku pirate affirme clairement ses positions, il ne se cache plus. Par cette prise directe de position, l’otakisme tend à se rapprocher du courant cyberpunk, au-delà de l’entrée dans un monde clairement underground qui échappe complètement au reste du consensus dominant, l’otaku s’implique dans une lutte entre réalité et virtualité.

Le cyberpunk, courant empreint de modernité dans lequel le futur reflète tous les extrêmes de la société présente, l’amène à reconsidérer ses fantasmes, il peut dès lors se projeter dans une époque dans laquelle tous ses maux n’existent plus, où la technologie a fusionné avec l’Homme. Ainsi il exprime une forme de revanche face à l’être humain qui l’a exclu. L’otaku cyberpunk détourne la société par ses propres moyens, il rivalise les industries sur leur propre terrain : là où le fan de poupées s’empresse de créer sa propre mini idole, l’otaku cyberpunk tire à son profit le matériel informatique en y cherchant les failles les ghosts in the shell...

par Shaman Akouerna
Article mis en ligne le 17 mai 2005

[1] Traduction faite par L’écho des savanes au début des années 1990

[2] Mis en évidence par le premier psychanalyste japonais, le Dr Kosawa, en référence à la mythologie Bouddhique dans laquelle Ajasé, un roi, désirait tuer sa mère.

[3] Terme désignant les brimades violentes entre camarades de classe - vous trouverez un dossier complet ici et vous reportez au manga Ping Pong de Taiyo Matsumoto.

[4] Cf. Otaku, Les enfants du virtuel par Étienne Barral, édition J’ai Lu

[5] Ce sont les kits de montage de figurine de manga, idole, à peindre soit même

[6] Fiche imdb : http://imdb.com/title/tt0056927/ - 1963

[7] Plus d’infos sur l’upselling  :

Upselling is a procedure designed to get more money at the point of sale. You implement it by offering your customers or clients an upgraded product or related item at the time they are making their first purchase. Customers will never be more receptive to an attractive offer from you than when they’re paying you money. You personally experienced upselling if you ever called to order a product advertised on a TV infomercial. The order taker automatically offered you an additional related product at a special discount only available if you ordered it now.

En savoir plus sur le cross-selling .

[8] Campagne de publicité ayant duré jusqu’à la sortie de la console au Japon le 12 décembre 2004. Dans le même genre, des murs de consoles jouables avaient été aussi installé dans le métro

[9] Pour plus d’informations, d’images voir ici

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