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Avalon, de Mamoru Oshii

Film-miroir pour harcore-gamers

Avalon n’est pas la grande claque que promettait faussement la bande-annonce. Servi par une belle musique, le film n’est malheureusement sous-tendu par aucune tension narrative.


(JPEG)Les enjeux, plombés par l’incongruité d’un jargon rôlistique assommant (la catégorisation des joueurs en Voleurs, Guerriers ou Mages), sont assez émotionnellement inintéressants. D’autant plus que la thématique « Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? » n’est franchement pas nouvelle (voire Matrix, eXistenZ et dans les années 70 les romans de Philip K. Dick, dont Ubik reste un chef d’oeuvre vertigineux et inégalé). Aborder ce questionnement aurait nécessité un certain dépassement qui fait ici défaut. Ajoutez à cela une absence de puissance cinétique dans l’orchestration des scènes de combat et l’ennui se profile assez rapidement.

Ce qui sauve du désintérêt le deuxième film de Mamoru Oshii distribué en France après l’excellent Ghost in the shell c’est bien une passionnante expérimentation sur la représentation cinématographique du jeu vidéo et surtout de l’univers mental du gamer.

(JPEG)Précisons ici que le film se déroule dans un futur proche, où Avalon est le nom d’un wargame illégal dans lequel les joueurs s’immergent neurologiquement. En accomplissant des missions, les plus adroits peuvent mieux s’équiper et progresser dans le monde virtuel généré par le jeu, mais ils reçoivent aussi une compensation pécuniaire réelle et proportionnée puisqu’ils courent le risque de mourir en se connectant ; se faire tuer dans le jeu équivalant à une mort cérébrale réelle.

Oshii a l’intelligence d’ouvrir directement son film par le jeu lui-même, dont le rendu hyper-réaliste en fait d’emblée une sorte de réalité secondaire, totalement affranchie des contraintes technologiques des simulations actuelles. Ce dispositif, jeu puis déconnexion et retour au réel, lui permet de jouer avec le regard du spectateur, et plus précisément sur le référent de réalité.

En effet, il semble avoir parfaitement compris que l’étrangeté de certaines des caractéristiques visuelles du jeu sera inconsciemment perçue comme un parti-pris graphique des concepteurs de cet univers virtuel, et non comme une reproduction fidèle de la réalité (telle que se la figure naturellement tout spectateur). Or il opère le choix audacieux de supprimer toute frontière clairement identifiable entre réel et virtuel en traitant formellement les deux pôles de manière similaire, le basculement attendu de l’un à l’autre n’étant qu’un troublant prolongement (le jeu, jusque dans son étrangeté, est donc bel et bien une reproduction fidèle du réel tel qu’il est présenté dans le film).

(JPEG)Au delà de l’apparat science-fiction rétro, le réel n’en a pas les atours traditionnels puisque toute l’image est embué dans une teinte sépia, morne et vaporeuse, dont l’évanescence fait perdre de sa consistance aux choses courantes de la vie. Cette orientation sensorielle ouatée opère si bien que c’est avec sidération qu’on a l’impression de redécouvrir la texture et la couleur de la viande, lors de la scène de préparation de la pâté du chien. Cette scène, mais aussi celle où l’héroïne, après s’être brutalement déconnectée du jeu pour ne pas y mourir, est prise de vomissements, viennent briser l’espace désincarné du film en y réintroduisant une dimension organique, ce que ne fait pas la violence intrinsèque du wargame puisqu’elle est ici déréalisée (il n’y a pas de sang quand les combattants se font tuer, ils sont juste dématérialisés).

Cette déshumanisation générale se traduit aussi par des rues étrangement dépeuplées, les quelques passants étant réduits à de vagues silhouettes furtives, sans voix ni visages. Le regard ne se porte nulle part (les perspectives sont fermées, alors que dans le jeu on voit des prairies, des avenues), ni sur personne car l’autre n’existe pas, sauf s’il a un lien avec le jeu, comme l’ancien coéquipier lobotomisé, ou l’autre coéquipier qui lui fournit des informations sur la mystérieuse classe Special-A.

(JPEG)La monotonie cauchemardesque dégagée par le monde réel ne provient pas de la répétition du semblable (des actes similaires au rendu proche, soit plusieurs prises d’un même acte) mais bien de la réactualisation continuelle et figée d’un acte unique (réutilisation des mêmes plans : lorsque Ash regarde les passagers du tramway, lorsqu’elle remet sa besace en place dans le couloir, etc.). Cet effet de présent éternellement reconduit s’oppose à la possibilité de progression offerte par le jeu, cette possibilité induisant nécessairement une notion de temporalité que n’exprime pas le réel. La répétitivité débouche sur une routine aliénante, frustrante pour le gamer, obligé de s’y soumettre.

Oshii fait dès lors du réel un univers perverti formellement par une sorte de solipsisme effrayant qui serait la représentation stylisée de l’univers mental du gamer, totalement désinvesti de ce qui l’entoure.

A ce monde réel indistinct s’oppose la toute puissance du regard dans le jeu, comme le soulignent plusieurs plans d’une grande netteté sur les yeux d’Ash, l’héroïne tireur d’élite. Dans ces moments fugaces où le regard perce les formes diluées pour atteindre avec précision sa cible, c’est en réalité à un véritable éveil de la conscience qu’on assiste, au travers d’un investissement sensoriel total, d’un déploiement vers l’extérieur (prise en compte d’un environnement et d’individus) qui trouve sa justification immédiate dans le but vital de gagner et avancer, pour que le jeu ne s’arrête jamais.

Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas l’argent facile qui motive Ash dans le jeu (voire la désinvolture avec laquelle elle le dispense, que ce soit avec son ancien co-équipier miteux ou pour acheter de vrais aliments pour son chien), mais bel et bien cet éveil renouvelé et grisant de la conscience. Pour tout gamer, la « vraie vie » n’est pas dans le réel, mais bel et bien dans le jeu. Tout le reste n’est que parenthèse. Le texte introductif le dit bien, qui affirme que les joueurs vivent par et POUR le jeu. La quête de la classe Spécial-A, cette classe réelle dont on ne sort pas, symbolise donc ce que tout joueur accro recherche éperdument dans les jeux : une permanence de l’état d’arrachement à son existence.

Mais n’allez pas croire qu’Oshii exalte le jeu vidéo comme refuge face à un monde décevant par sa platitude. Le cadre carcéral où se retrouvent les joueurs (ils se connectent dans des cellules) est là pour nous rappeler que la passion irraisonnée des jeux vidéos est aussi un emprisonnement.

(JPEG)

par Alaric P.
Article mis en ligne le 20 avril 2004 (réédition)
Publication originale 8 avril 2002

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