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Collateral

Le cœur de cible

La dernière oeuvre de Michael Mann est presque passée inaperçue, en dépit de critiques dans l’ensemble élogieuses. Il est temps de revenir sur ce beau film, à la fois polar envoûtant et documentaire sur une ville livrée à ses fantômes, Los Angeles. Mann sait mieux que personne donner au film d’action la légèreté de volutes de fumée.


Un homme, frappé en pleine poitrine par deux balles de revolver, tombe par la fenêtre et s’écrase sur le toit d’un taxi, avant d’être emporté par ce dernier dans les ténèbres. Eclats de verre et traces de sang constellent le sol, désignant une scène de crime sans cadavre. Cette séquence du dernier film de Michael Mann résume à elle seule certains enjeux de son cinéma. Grand écart entre tradition du polar et poésie visuelle d’abord, démarrage élégant du scénario-programme ensuite, alternative plus ou moins imposée à chaque personnage enfin : celle consistant à traverser le film tel un fantôme anonyme ou à s’inscrire dans l’histoire pour éventuellement l’influencer. De Heat à Collateral en passant par The Insider (Révélations), chaque film de Michael Mann fonde sa logique sur ce choix, opéré non sans heurts par chaque personnage, d’occuper ou non le centre du récit.

L’inscription dans un mouvement collectif de confrontation (qu’il s’agisse de braquages de banques, de l’exécution d’une série de "contrats" ou de la dénonciation de pratiques véreuses) implique d’être jeté sur le devant de la scène, d’être placé sous les feux des projecteurs. Le tueur de Collateral, Vincent, choisit de ne pas faire d’histoires (au sens de "ne pas faire de vagues") et dissimule à cette fin le premier cadavre ; le flic en décidera autrement : enquêteur sceptique et opiniâtre, il fera de ce corps disparu le moteur de la fiction, cette course-poursuite que l’assassin discret, spectral, voulait éviter afin d’accomplir son travail en toute quiétude.

(JPEG)Le chauffeur de taxi, Max, voudrait lui aussi échapper au flux de l’histoire. Comme il le dit lui-même, après avoir été enrôlé de force dans l’aventure : "It ain’t my job !", ce à quoi le tueur rétorquera : "Tonight it is !". Il sera ainsi contraint à passer du statut de collateral, comme il se définit lui-même, à celui d’insider, autrement dit à glisser de la marge au centre, du hors-champ au champ, de la position de spectateur à celle d’acteur. Vincent sera même amené à lui faire jouer un rôle, le sien, au cours d’un face-à-face avec le commanditaire des meurtres, et ce, afin de garder son identité secrète. Mais également afin de retarder sa propre entrée dans le champ du visible (sur la vidéo de surveillance du FBI, on distingue le taximan mais pas son "client"). Davantage encore que son chauffeur, Max est la partie visible de Vincent.

Car Michael Mann a beau filmer Los Angeles ou New York comme des cités inhumaines et désertées, mosaïques d’artères fantomatiques et d’immeubles aux surfaces policées, personne n’y est vraiment seul, chacun y est observé. Réseaux de surveillance policière, puissants groupes industriels et networks médiatiques omniprésents restent prêts à bondir sur leurs proies, à briser les vies comme les réputations, afin de se préserver. Prédateurs de moindre envergure, les âmes solitaires que Mann met en scène n’ont pour seule défense que l’attachement presque absurde à leur vocation professionnelle, signe unique et ultime de leur présence au monde, et qui justifie les comportements les plus inavouables : brutalité des actes de Vincent, soumission de Max aux menaces de son patron. La soirée-programme se déroule alors sans réels obstacles, scandée par cette terrible profession de foi ruminée par le tueur : "I do this for a living".

Dans cette sorte de confessionnal qu’est la cabine du taxi, Vincent ne cesse de faire la preuve de son cynisme : selon lui, rien ne distingue le tueur du chauffeur de taxi, le braqueur de banques du policier [1], pas même la nature légale ou illégale de leurs actes. Assumer sa fonction, sa vocation, voilà tout ce qui compte. Vincent voit dans la froide dévotion à son job la marque de sa crédibilité, et la garantie de sa survie dans la jungle urbaine. A l’inverse, il reproche à son otage de faire le taxi depuis douze ans tout en bâtissant des châteaux en Espagne : autrement dit, de ne pas être à ce qu’il fait. D’être en marge, encore une fois.

(JPEG)Dans la scène du métro, si Vincent, alors blessé, ne cherche plus à tuer Max (il lui serait pourtant facile de lui briser le cou, comme le prouve la séquence de la discothèque), c’est pour deux raisons. D’abord parce que ce geste serait gratuit - la tête du chauffeur de taxi ne fait l’objet d’aucun "contrat" -, donc contraire à la logique mercenaire du tueur. Ensuite parce qu’il se sait pris en défaut de compétence, lui qui "ne rate jamais sa cible". Mais Michael Mann n’adhère pas pour autant à cette morale presque hawksienne : chez lui, le professionnalisme tout-puissant ne débouche sur aucun humanisme, ni sur une quelconque solidarité, mais découle en droite ligne d’un instinct de conservation qui consacre a contrario le règne de l’individualisme.

Cette séquence finale, à la fois violente et élégante, fait écho à celle du premier meurtre : le corps de Vincent, gris des pieds à la tête, retourne à l’état spectral et disparaît dans le crépuscule, sans laisser de traces. Echo également de la petite histoire qui ouvre et clôt le film : un homme meurt dans le métro et les heures passent sans que personne ne s’aperçoive de rien. Futur cadavre pourrissant au milieu de zombies indifférents, le tueur se fond progressivement dans le cadre avant de le quitter, vaincu par l’héroïsme insoupçonné d’un chauffeur de taxi désormais destiné à occuper le centre du récit (et le devant de l’écran). Mais ceci est une autre histoire.

par Guilhem Cottet
Article mis en ligne le 29 novembre 2004

[1] On se souvient du "I don’t know how to do anything else" prononcé à la fois par Robert de Niro et Al Pacino dans Heat.

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