Palme d’or et Prix de la mise en scène au dernier festival de Cannes, il est peu dire que l’on attendait cet Elephant avec une certaine impatience. La rédecouverte des films d’Alan Clarke (une des inspirations du film de Gus Van Sant) à l’étrange festival nous faisait déjà saliver. Aujourd’hui, Elephant est arrivé et le moins que l’on puisse dire c’est qu’on n’est pas déçu. Le film fait l’effet d’une bombe qui ravage le spectateur à la sortie de la projection. Avant tout 1h20 de beauté, de violence, d’interrogations, de malaise, de poésie. Tout simplement, 1h20 de grand cinéma. Somptueux.
"What’s wrong ? - Nothing. - You were crying. Is there something bad ? - I don’t know."
Elephant propose une des plus belles affiches de cinéma que l’on ait pu voir cette année. Une jeune fille brune y dépose un doux baiser sur la joue d’un garçon au regard triste et à la longue chevelure dorée. Derrière eux, un immense ciel bleu. Romantisme, douceur. Assez étonnant quand on sait qu’Elephant est inspiré de la tuerie de Columbine. Pourtant, à la vue du film, aucune image ne représenterait aussi bien la beauté du nouveau long métrage de Gus Van Sant. Ce ciel bleu a toute son importance. C’est lui qui ouvre et clôt Elephant. Il inscrit d’emblée le film dans une dimension poétique et en recèle une des principales clés d’interprétation. Le monde d’Elephant est semblable à ce ciel bleu progressivement entaché de nuages noirs. Ces derniers s’accumulent avant de donner subitement lieu à un orage qui vient de façon à la fois totalement naturelle et inexpliquée. Naturelle car annoncé par l’accumulation qui précède. Inexpliquée car on ne sait pas pourquoi tout d’un coup cet amassement donne lieu à une telle libération d’énergie. Elephant, c’est exactement ça. Le film nous présente le quotidien d’un lycée tout ce qu’il y a de plus banal d’une banlieue américaine. C’est un univers de toute beauté mais aussi d’une grande violence. Puis tout à coup, le passage à l’acte inexplicable. Deux adolescents décident de tuer le maximum de leurs camarades avant de mettre fin à leur jour. Comment les deux peuvent-ils être conciliables ? Comment et pourquoi un tel évènement fait-il éruption ? Voilà le grand mystère que Gus Van Sant ne cherche pas à expliquer. Le cinéaste se contente de remettre la tuerie dans son contexte. Il met en place tout un faisceau de pistes sans qu’aucune n’apporte une réponse satisfaisante. Il dessine un tableau complexe d’une réalité disparate. On est loin des clichés qu’un tel évènement fait naître dans les médias. Prendre des risques, lutter contre les idées reçues, plonger sa caméra au cœur du malaise. Qu’attendre d’autre d’un artiste ?
Avec Elephant, Gus Van Sant a fait le choix de parti pris de narration et de mise en scène radicaux. La structure du récit est totalement éclatée entre une dizaine de personnages que l’on suit tour à tour pendant cette journée. Cette imbrication semble être le fruit du hasard. Les personnages ont très peu de liens entre eux. L’ordonnancement des actions ne fait pas particulièrement sens. La géographie comme la temporalité du film sont plus que tortueuses. Elephant refuse par ailleurs toute idée de spectaculaire. La caméra colle au plus près des personnages lors de longs travellings dans les couloirs du lycée durant lesquels l’action est réduite au minimum. Certains diront qu’il ne se passe rien. En vérité, il y a tout.
Jamais un film n’aura capté de manière aussi juste le quotidien d’un lycée ou d’un collège. Le monde d’Elephant est semblable à une prison dont il est difficile de réchapper. Les élèves doivent rendre des comptes sur leurs entrées et leurs sorties. Ils ne sont pas maîtres de leur temps puisque les cours leurs sont imposés. Les locaux sont à la fois trop grands pour eux et trop réduits. Le corps de Michelle semble perdu dans le gymnase. Les murs des couloirs les enferment dans un environnement clos qu’ils arpentent à longueur de journée tout comme les rotations à 360° de la caméra dans la chambre d’Alex. Un seul rêve pour tous, l’échappatoire. Brittany, Jordan et Nicole pensent déjà à leur départ pour la fac. John attend avec impatience le concert du week-end. Nathan s’impatiente déjà d’une éventuelle sortie en 4X4 avec son amie Carrie. Leur vie est ailleurs.
Ces travellings interminables ont également le mérite de rétablir au mieux une temporalité qui capte le vide, la monotonie et la solitude. Les subtiles jeux de vitesse (ralentis, accélérés) et des sons attardent notre attention sur l’insignifiant qui prend tout à coup une valeur propre. Ces longues marches dans les couloirs sont l’occasion pour Gus Van Sant de mettre en scène des rencontres, de faire passer des émotions, de révéler des caractères. La personnalité chaleureuse d’Elias transparaît dans son attention aux autres, sa disponibilité. Michelle est, au contraire, complètement fermée sur elle-même. Son environnement devient presque flou comme si elle n’était là pour personne.
Au-delà de cet univers particulier du lycée, c’est toute l’essence de l’adolescence qu’Elephant capte de manière magnifique. Le film souligne la difficulté à assumer les transformations de son corps. Michelle le cache en refusant de porter des shorts pour faire du sport. Brittany, Jordan et Nicole tente de le maîtriser en allant vomir après chaque repas le peu de nourriture qu’elles ont ingurgité. L’adolescence, c’est aussi le temps de la confrontation aux normes des adultes et de la transgression. Les trois jeunes adolescentes témoignent de leurs difficultés face à des parents qui souhaiteraient contrôler leur vie. Arcadia et un groupe d’élèves discutent de la question de l’acceptation de l’homosexualité dans la société américaine. Deux adolescents travaillant à la cantine se cachent pour fumer un joint.
Le rapport aux autres est particulièrement sensible. Les adolescents d’Elephant passent leur temps à se regarder, se séduire, se consoler, se comparer, s’humilier. Ils sont porteurs d’une grande douceur et de beaucoup d’amour. Leur quotidien est également régi par la violence. Alex et Michelle sont ainsi humiliés par certains de leurs camarades. Une partie d’entre eux n’a jamais connu l’affection d’un autre corps. Le choix d’utiliser plusieurs partitions au piano de Beethoven inscrit ce malaise adolescents diffus tout au long du film dans une dimension plus mythique. Celui-ci se rattache à toute une tradition romantique dont Gus Van Sant est l’héritier.
Reste alors à parler du drame. La tuerie est filmée de manière très réaliste. Violente et insupportable. Les morts se succèdent tirés au hasard. Auparavant, Gus Van Sant prend soin de poser de manière très rapide et très efficace les problématiques du libre accès des armes et de la déréalisation de la violence par l’image virtuelle. Certains plans du massacre reprennent une mise en scène copiée sur celle des jeux vidéo. Elephant intègre le hasard et le non-sens. Le mal-être des meurtriers est comparable à celui que vivent certains de leurs camarades. Il est intéressant de noter que ceux-ci ont des personnalités opposées. Alex est cultivé, amateur de Beethoven, mais rejeté par ses camarades. Eric fait plutôt figure de l’adolescent peu éduqué et un peu turbulent. Tout le monde n’exprime pas sa haine de soi et des autres de la même manière.
Le monde ne fait pas complètement sens pour eux. Leur comportement ne s’explique pas pour nous. Une incompréhension qui se prolonge dans le cas de Benny qui erre dans les couloirs à la manière d’un zombie inconscient du monde qui l’entoure. Quelque chose leur et nous échappe. Les deux tueurs se soucient peu du malheur qu’ils vont causer. Seul compte le plaisir revanchard qu’ils vont tirer de leur assaut. Ils commettent la transgression suprême. Un rien aurait sûrement pu les dissuader. Un rien a pu les décider à mettre leur plan à exécution. Quelle est la goutte d’eau qui fait déborder le vase ? En regardant Elephant, on prend conscience qu’une telle tuerie n’aurait jamais dû arriver. Elle peut se répéter ailleurs à tout moment.
par Boris Bastide
Article mis en ligne le 28 décembre 2004 (réédition)
Publication originale 24 octobre 2003