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Donjon, époque Zénith

Herbert de Vaucanson, un personnage en décalage dans un monde en mutation

Plusieurs dizaines d’années après la "naissance" du Donjon, nous retrouvons Hyacinthe de Cavallère, devenu le Gardien, à la tête d’une entreprise florissante et peu commune dont les locaux sont le château de son père. Celui-ci a bien changé, et est maintenant décrit comme "Quatre tours noires dont la plus haute est visible à dix jours de marche". A l’intérieur de ce Donjon dédié aux aventuriers de tous poils travaille un canard, Herbert de Vaucanson. Herbert n’est pas un combattant, c’est un duc exilé de son pays à cause d’une sombre histoire, et qui fait tout pour resquiller et s’éloigner des batailles et du sang. L’aventure n’est pas pour lui, et au milieu de cette galerie de monstres dont l’art de la guerre est le gagne-pain, il détonne beaucoup, d’autant plus qu’il s’agit de quelqu’un d’instruit.


Zénith devait être au départ la seule série du monde de Donjon, une histoire se déroulant dans un monde fantasy, dont l’intérêt réside dans le personnage d’Herbert. Proche du Lapinot de Trondheim [1], ce canard aimant les livres est peu à sa place dans le Donjon, et encore moins sur Terra Amata, une terre barbare où guerriers et magiciens sont rois. Au fil du temps, Donjon s’étoffant, Zénith est devenu le pivot de la série, présentant un monde en profonde mutation, qui régresse inexorablement. Herbert est quant à lui perdu, et cette série devient le récit de son apprentissage et de sa recherche d’un but à sa vie, ce qui le rapproche de l’antihéros classique du récit de Fantasy.

Herbert et Terra Amata

(JPEG)La Terra Amata décrite dans l’époque Zénith ne ressemble pas du tout à celle de Potron-Minet. La disparition d’Antipolis, bastion de tous les universitaires, et l’apparition de Cochonville, le paradis des magiciens, le montre bien : alors qu’à Antipolis magie est science coexistaient en bonne intelligence, à Cochonville, plus aucune trace de cette dernière ! La science a perdu au profit de la magie et de la superstition. Le combat vain d’Hyppolite le médecin contre ceux qui veulent brûler l’Arbolesse dans La chemise de la nuit prend alors tout son sens, et permet de voir Antipolis comme une ville cherchant vainement à résister contre l’invasion d’un certain obscurantisme. Les personnages issus d’Antipolis se retrouvent d’ailleurs assez peu à leur place à l’époque Zénith. Comme ils le disent eux-mêmes, Horous (le thaumaturge du Donjon) et Alcibiade (le gnomoniste) sont des ingénieurs, des hommes en décalage. Le Gardien ne s’y trompe d’ailleurs pas. Dans La princesse des Barbares il dit : "Ramenez moi la princesse ou vous serez des ingénieurs au chômage. Et croyez moi, en ces temps barbares, c’est pas le plein emploi pour les ingénieurs !".

Cette phrase dénote une certaine ambivalence au sein du Donjon. Alors que sur les terres alentour la barbarie prend le dessus, le château de Cavallère reste peut-être le dernier bastion des érudits d’Antipolis. Cela tient certainement à la façon dont le Gardien a été éduqué. Son chapeau, qu’il doit à son mentor Hyppolite, montre son attachement à une certaine époque, où les choses étaient différentes. Il mène son Donjon d’une main de fer, et d’une manière tout à fait rationnelle, comme une entreprise. Témoins, le "conseil d’administration" qui nous est montré au début de La Princesse des Barbares, ou la description de l’organisation du Donjon au début de Coeur de Canard. Le vocable utilisé par le Gardien ainsi que les noms donnés aux fonctions des différents personnages (l’exemple des ingénieurs ci-dessus, encore une fois, ou Cadmion qui s’occupe de l’économat...) rappelle plus notre XXe siècle qu’une époque médiévale. Cet usage n’est pas l’appanage du Donjon, mais plutôt des endroits où l’érudition et l’administration règnent, comme la mairie de Cochonville. Cela divise clairement en deux parties immédiatement reconnaissables les personnages et les lieux de Terra Amata : d’une part les reliquats et descendants de l’ancien temps, d’autre part les lieux et gens en phase avec les changements dans la civilisation.

Les changements de ce monde se voient à la façon dont Herbert et Hyacinthe ont été éduqués. Alors que les professeurs que côtoie Hyacinthe, Fontaine et Hippolyte en tête, gagnent le respect de celui-ci par leur érudition et leur intégrité, les précepteurs d’Herbert se font obéir par la crainte et la violence (l’un d’eux allant jusqu’à dire à Herbert :"Si ton père ne payait pas aussi bien, on te crèverait les yeux pour que tu apprennes mieux à écouter"). Le roi de la bagarre, tome 2 de Donjon, tourne tout entier autour de la question de l’apprentissage. On découvre alors toute la dureté de ce monde au travers des différents professeurs d’Herbert, depuis les précepteurs de son enfance, montrés comme des ombres à forme de vautours, jusqu’à son maître d’armes, qui fut aussi celui de son ami Marvin. (JPEG)Les premiers n’étaient intéressés que par l’argent, le second ne cherche nullement à apprendre quoi que ce soit à ses élèves, mais les laisse s’entre-tuer pour ensuite assassiner lui-même le meilleur d’entre eux, de peur que celui-ci ne le détrône un jour. Si l’enseignement, dans Potron-Minet, avait pour but de donner à l’élève des outils pour comprendre et appréhender le monde dans lequel il vivait, et donc d’élever sa condition au delà de la seule survie, celui des différents maîtres d’Herbert ne va pas aussi loin, et ne vise à apprendre à l’élève qu’une seule chose : seul le plus fort, le plus opportuniste, et le plus ambitieux vit. Au désir de connaissance se sont substitués le lucre et la soif de pouvoir ; le respect s’est changé en crainte. Le maître de Marvin et d’Herbert incarne pleinement ce monde en totale mutation : adepte de préceptes pseudo-philosophiques qui semblent remplacer chez lui le savoir, il a choisi de se cacher dans un sac à pommes de terres pour ne plus voir "les horreurs tapies derrière ce château d’allumettes que vous nommez réalité". La superstition et la rhétorique creuse sont ses principales armes, celles qui lui ont fait gagner le respect de Marvin, qui voit en tout cela des préceptes aussi importants que ses propres croyances ancestrales [2]. Ce personnage est en fait, comme le dit Herbert, un couard, quelqu’un qui "a peur de se remettre en question et préfère agresser les autres". Le maître le prouve en tuant son apprenti-guerrier qu’il juge le plus doué. A la satisfaction d’avoir fait d’un élève son égal, il préfère craindre que celui-ci ne le supplante un jour. Le maître préfère se terrer dans un refuge dérisoire et vain (le sac de patates) plutôt que de regarder la réalité en face.

Herbert, personnage de fantasy ?

(JPEG) Herbert, pour sa part, n’est ni fort, ni ambitieux. Il n’a aucun goût pour l’aventure ou le combat, et s’y trouve mêlé à son corps défendant. Passif, il ne fait que subir les choses, et refuse de mener la quête que l’Epée du Destin lui propose. En ce sens, il peut être considéré comme un antihéros classique. Pourtant il s’en démarque assez fortement. Tout l’intérêt de l’antihéros réside en un combat intérieur entre l’importance de la quête à accomplir et le désir de mener une vie paisible. Un des meilleurs exemples d’antihéros peut être trouvé chez Michael Moorcock et ses romans autour de l’idée de Champion Eternel.

Le Champion Eternel de Moorcock est un personnage qui existe de tous temps et dans tous les plans, chargé de perpétuer l’équilibre des forces représenté par la Balance Cosmique. Il est destiné à combattre, toujours et partout, presque sans repos et jusqu’à la fin des temps. Il est composé d’innombrables incarnations différentes, qui, pour la plupart, ne se rappellent pas leur condition, ou alors très vaguement. Le Champion Eternel, loin d’être un guerrier consentant, est plutôt un esclave du système créé par Moorcock, quelqu’un qui croit la plupart du temps combattre pour ses idéaux, sans se rendre compte qu’il n’est qu’un pion, qu’il n’a aucun choix en réalité. Si cette illusion persiste, c’est justement pour que ce combat intérieur entre quête importante et vie paisible ait lieu. Moorcock déclinera cette idée à partir de plusieurs incarnations du Champion Eternel, dont le plus célèbre reste Elric, prince Albinos déchu du royaume de Melniboné. Ce personnage, qui possède l’un des artefacts les plus puissants du Multivers, l’Epée Noire, a tout perdu : son amour, Cymoril, sa terre et son trône. Il erre à travers les Jeunes Royaumes, se cherche lui-même. Simple instrument dans la lutte entre Loi et Chaos, vecteur d’équilibre, il n’aspire qu’à une chose : trouver enfin le repos.

L’issue de la guerre intérieure qui taraude l’antihéros est invariablement l’abandon de la vie tranquille du personnage. Pourtant, Herbert tranche avec cette idée, puisqu’il ne se pose même pas la question : entre la quête (plutôt vague, il est vrai) que cherche à lui imposer l’Epée du destin, impliquant le sort de la planète et son ancienne vie, il choisit la facilité, sans même y réfléchir. A première vue, il agit par paresse et insouciance. En effet, Herbert n’aspire qu’à la tranquillité maintenant, après ce qu’il a vécu par le passé [3]. L’épée du Destin lui propose la quête de sa vie. En cela, Herbert possède énormément de points communs avec Elric. Exilé, noble déchu, il erre à travers le monde sans but apparent, il survit. Ce but, c’est l’Epée du Destin qui est sensé le lui donner. Pourtant il refusera cette quête, parce que contrairement à Elric, il lui reste l’espoir de retrouver sa terre. La quête de sa vie est déjà décidée, il s’agit de revenir à Vaucanson avec les honneurs, et d’y créer un nouveau duché. Les objets du Destin n’ont rien à faire dans cette optique. S’il refuse donc cette quête, c’est autant parce qu’il a enfin trouvé un foyer et des amis que parce que son but est déjà bien défini, et que rassembler les objet du Destin n’en fait pas partie. En cela, son attitude ne relève pas de la lâcheté, mais bien d’un certain courage, celui de résister à une vision des choses qui le révolte (celle de son maître d’armes), et de savoir se remettre en question pour atteindre son but. Ainsi, il apprendra à combattre malgré ses réticences, car l’art du combat est un outil que l’on peut maîtriser, diriger et mettre au service de ce à quoi l’on aspire, et non une fin en soi.

(JPEG)Herbert refuse donc la quête de l’épée du Destin. Pourtant cela ne veut pourtant pas dire que le choix lui est laissé, puisque quelques dizaines d’années plus tard, à l’époque Crépuscule, cette quête demandée par l’Epée du Destin semble avoir été accomplie. Le nom même de l’épée et des autres objets, renvoie à un certain déterminisme, que souligne le tome 1 de Donjon Monsters, qui se passe quelques niveaux [4] seulement avant le début de Zénith. Cet album, baptisé Jean-Jean la Terreur, nous présente un endroit de Terra Amata baptisé Divinascopus, qui abrite des astrologues sachant prédire l’avenir de manière très fiable. Si ces gens savent prédire l’avenir, cela suppose que celui-ci est déjà écrit, dans les astres apparemment, et les deux astrologues que nous voyons ne pourraient rien y changer, d’où leur réaction stoïque à l’annonce de leur mort. La vie d’Herbert, de Marvin et des autres est donc prédéterminée, du moins jusqu’à un certain point, ce qui nous rapproche de la notion d’antihéros. Herbert a beau tenter de s’opposer à son destin, celui-ci le rattrapera implacablement, ne lui laissant que l’illusion du choix. Mais sa situation reste atypique, puisque les objets du Destin tombent en sa possession par hasard, comme le Manteau du Destin qu’il utilise comme sac pour transporter un oeil de géant, dans Sortilège et Avatar ou la Pipe du Destin qui appartient au Gardien. Il n’entreprend aucune quête, ce sont les objets qui viennent à lui.

C’est l’addition de ce personnage en décalage par rapport à la fantasy classique et de certains éléments de Terra Amata (le Donjon en lui-même, des aspects proches de notre époque comme le vocabulaire ou certains systèmes administratifs. qui eux aussi détonnent dans le paysage qui amènent du sel à cette époque, et qui la rendent beaucoup plus humoristique que les autres. Les réflexions rationnelles d’Herbert, l’amour du Gardien pour les duels à l’épée dans un univers où la boucherie semble la manière la plus civilisée de se battre, le Donjon qui n’est qu’une unique et énorme référence au jeu de rôle (et à ses limitations ? ), tout cela, loin de décrédibiliser la série, s’y intègre très bien et lui donne une légèreté bienvenue.

(JPEG)

par Olivier Tropin
Article mis en ligne le 20 janvier 2005

[1] voir l’article-souche du dossier

[2] Il est végétarien et sa foi l’empêche de frapper celui qui l’insulte

[3] Herbert a du trancher la main de son père pour survivre, mais il a été banni de son duché de Vaucanson

[4] la chronologie de Donjon se décompose en niveau. Coeur de Canard, le tome 1 de l’époque Zénith, se trouve au niveau 1

Bibliographie chronologique de l’époque Zénith :

- 1 : Coeur de Canard
- 2 : Le roi de la Bagarre
- 3 : La Princesse des Barbares
- entre 3 et 4 : Donjon Monsters 2 : Le Géant qui pleure (J.C Menu)
- 4 : Sortilège et Avatar
- 5 : Un Mariage à Part (Boulet)
- 40 : Donjon Monsters 6 : Du Ramdam chez les Brasseurs (Yoann)
- 75 : Donjon Monsters 9 : Les Profondeurs (Killofer)
- 95 : Donjon Monsters 10 : Des Soldats d’Honneur (Bézian)

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