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Un couple épatant

Brillant exercice de style sur les conventions comiques, le premier volume de la trilogie Belvaux traite de questions graves et d’angoisses fondamentales sur le mode de la mécanique burlesque...


Appartenant explicitement au genre comique, Un couple épatant (titre trop euphorique pour être honnête) est en apparence le plus "léger" des trois films qui composent la trilogie. Sous ses aspects de screwball comedy actualisée, il s’agit pourtant d’une œuvre singulièrement noire et inquiétante, obéissant à un principe de re-formulation burlesque d’évènements qui ne prêtent pas à rire. A travers les quiproquos en cascade et l’escalade des complots fantasmés qui émaillent la dérive d’un couple aimant vers l’enfer de la jalousie et de la suspicion, c’est en effet une vision profondément pessimiste et désenchantée du monde qui s’exprime, rendue insidieusement grave par son inscription dans le registre de la comédie.

L’idée de moraliste qui sous-tend le film, c’est celle de la facilité avec laquelle le malheur peut être causé et éprouvé, alors même que les conditions du bonheur semblent être réunies. Alain et Cécile (François Morel et Ornella Muti), couple de "CSP+++", ont beau avoir, selon l’expression consacrée, "tout pour être heureux" (bon niveau de vie, résidence secondaire, beaux enfants, métiers épanouissants, réseau social étendu, etc.), ils s’acharnent à saboter les bases fragiles de ce bonheur apparent (la confiance à l’intérieur de leur couple), comme pour mieux en souligner le caractère fragile et éphémère.

Film majoritairement composé de plans américains (cadrage de comédie qui affirme, par son "rendu théâtre", le caractère apparemment "vaudevillesque" de l’ensemble), Un couple épatant se donne pourtant les apparences formelles de la légèreté. Témoin de cette élégance en demi-teinte, ce raccord "baguette magique" à la soirée d’anniversaire d’Alain, à la faveur duquel tous les invités disparaissent lorsque Cécile va ouvrir la porte la première fois (à Georges en fait). Résultat : la seconde fois qu’il faut se cacher, quand Alain arrive enfin, c’est beaucoup plus laborieux (la grâce de la dissimulation instantanée a disparu) et de toute façon grotesque (puisque, de l’extérieur, Alain a pu voir les invités cachés derrière les rideaux).

(JPEG)De manière générale, Un couple épatant est composé de plans assez longs, animés de travellings et de panoramiques harmonieux, qui laissent les acteurs libres de développer leur jeu. Parfois, une coupe intervient à l’intérieur d’un de ces longs plans, se signalant elle-même comme un petit événement formel, un mini-trauma venant ponctuer une situation en apparence anodine. Par exemple, lorsqu’Alain, se forçant à prendre un ton badin, demande à Georges : "Si c’était grave, tu me le dirais ?", la coupe vient déranger l’harmonie du plan très long qui la précède (consultation médicale animée de propos anodins), et révèle en outre l’inquiétude profonde dissimulée sous le propos, inquiétude que Georges ne perçoit pas entièrement puisque sa réponse amusante ("Tu peux même compter sur moi pour abréger tes souffrances et épouser ta veuve...") sera, plus loin dans le film, prise au sérieux par un Alain en proie au délire paranoïaque.

Le rythme initial de la mise en scène et du montage s’accélère progressivement, à mesure que les sentiments des personnages s’emballent et que les échelons sont gravis dans l’absurdité ambiante. Les plans deviennent plus brefs, plus mobiles, afin d’épouser le travail compulsif des esprits et l’agitation vaine des corps, qui seraient les signes principaux de cet emballement. Le film devient une sorte de sarabande frénétique, qui nous conduit presque naturellement à des situations inattendues et profondément inquiétantes, surtout dans le contexte d’une comédie bourgeoise (celui dans lequel on se croyait confortablement installé) : Alain s’introduit par effraction dans sa propre maison pour coller un "mouchard" sur le téléphone de sa femme et sa fille, effrayée, le menace d’un coupe-papier, encore longtemps après l’avoir identifié...

Il faut dire que Cécile et Alain s’éloignent assez radicalement de la bienséance bourgeoise, ne prenant pas sur eux bien longtemps pour dissimuler à leur entourage les doutes et les angoisses qu’ils ressentent, n’hésitant pas à suspecter, ou à mobiliser autour de leurs "enquêtes" toutes les personnes qui leur sont familières (la pauvre Claire, ballottée dans le "camp" de l’un, puis dans celui de l’autre). Ces dernières semblent d’ailleurs plier, s’incliner face à la folie insufflée par les deux personnages principaux. A titre d’exemple formel, Agnès (Dominique Blanc) tombe, évanouie, sur le passage de Cécile lorsque celle-ci part en trombe vérifier l’état de la voiture d’Alain (qui lui a donné comme prétexte à son retard un accrochage). Certains personnages font ainsi office de souffre-douleur, ou de victimes expiatoires du dérèglement général : la fille des Coste bien sûr, mais aussi Vincent (interrogé, ligoté, finissant même avec un bras cassé) et Georges (agressé physiquement par Alain).

(JPEG)Afin d’inscrire leurs affects dans l’environnement, Cécile et Alain passent par des moyens détournés. Tout à son hypocondrie galopante, Alain confie à plusieurs reprises l’évolution de ses symptômes et l’angoisse qui l’accompagne à son dictaphone, sur lequel il ne cesse également de modifier la composition de son "testament", à mesure que son enquête le renseigne sur les complots dont il est convaincu de faire l’objet. Quant à Cécile, au tempérament plus volubile dans l’expression de l’inquiétude, de l’indignation ou de la colère, elle formule tout de même ses états d’âme sur le tableau noir de sa salle de classe, dans une démarche qui rappelle celle des peintures écrites de l’artiste Benjamin Vautier (dit Ben) : "Ce qui a besoin d’être démontré ne vaut rien" (après qu’elle a demandé à Pascal de faire suivre Alain), ou plus loin dans le film : "La plus grosse vacherie que j’ai faite de ma vie" (qui se réfère précisément à cette démarche inquisitrice).

Comme on l’a dit, la forme même du film épouse cet emballement général. C’est particulièrement vrai du montage, qui ménage des moments extrêmement hachés dans l’enchaînement des plans, qui sont autant d’incursions dans la subjectivité délirante des protagonistes : rapides champ-contrechamps entre le visage de Cécile et les parties du tableau noir sur lequel elle a retranscrit les horaires des déplacements de son mari ; raccords dans l’axe successifs et très brefs assumant le regard d’Alain, le rapprochant de sa cible (Georges et Pascal qui discutent sur le parking de l’hôpital, vision qui à ce moment précis corrobore sa théorie du complot).

Pour le paranoïaque n’existe qu’une seule vérité : la sienne, ou plutôt celle qu’il reconstruit à partir des éléments dont il dispose ; il n’admet même pas l’hypothèse qu’il puisse y en avoir d’autre. L’hystérie d’Alain atteint en ce sens un point délirant, notamment lorsqu’il fait subir un interrogatoire en règle à Vincent, l’ami de Claire. A un moment, le film prend même un peu d’avance sur la folie de son personnage principal, lorsqu’une scène commence par un plan de Vincent allongé les poings liés, alors qu’on entend off la voix d’Alain : "Passez-moi le fer à souder". On pense un instant qu’Alain est arrivé à un point où il n’hésite même plus à torturer... Le démenti est rapide (le fer à souder sert à un bricolage quelconque), et son effet cocasse. Il est en un sens révélateur de la démarche d’ensemble du film, portée par son formidable anti-héros.

Perpétuellement enserré dans un dispositif de sur-cadres, Alain est un personnage qui, littéralement, étouffe. Le jeu de François Morel, mélange de gaucherie burlesque et de panique à peine contenue (il pleure devant les policiers auxquels il a grillé une priorité), traduit cette profonde angoisse de la mort qui s’empare de son personnage, notamment lorsqu’il énonce, en regard caméra, certains "aphorismes méditatifs" à la tonalité quasi-truffaldienne. Par exemple, "Les morts n’intéressent pas les vivants bien longtemps", qui n’aurait pas déparé dans la bouche du Julien Davenne de La Chambre verte...

(JPEG)Tout à sa mécanique burlesque et grave à la fois, Un couple épatant dégage une impression de grande fluidité, comme s’il était le produit d’une véritable pensée en mouvement, celle des raccords séquentiels, l’ouverture d’une séquence venant systématiquement reprendre - pour la ponctuer, la poursuivre ou l’amplifier - ce sur quoi s’achève la précédente. Bien que peuplant, aux divers moments du film, des espaces distincts, les personnages semblent ainsi tous reliés les uns aux autres par des connexions qui les dépassent et les englobent à la fois. C’est parfois à l’intérieur même d’une scène que deux personnages qui ne peuvent physiquement s’entendre semblent malgré tout communiquer : alors qu’Alain évente la filature de Pascal (Gilbert Melki), la ponctuant d’un "Qu’est-ce que tu dis de ça mon bonhomme ?", le "Gros malin, va !" prononcé par Pascal ressemble à une réponse directe... et pourtant chacun d’eux est seul dans sa propre voiture.

Cette porosité communicative mène paradoxalement à une incommunicabilité d’ensemble, en particulier à l’intérieur du couple Coste. Cette incommunicabilité est prise en charge par l’économie figurative du film, notamment à travers le motif de la porte. Les premiers plans du film, sur Alain assis à son bureau, intègrent dans leur fond à droite un tableau représentant une porte fermée, et c’est bien sur une autre porte fermée que s’achève le film. Entre-temps, de nombreuses portes sont violemment claquées, notamment lors de la première scène de conflit ouvert entre Alain et Cécile, chacun disparaissant avec fracas d’un côté de l’espace commun (le garage de la maison), lequel reste alors déserté.

A la sérénité imparfaite d’une vie maritale par définition soumise aux "petits secrets préférables" qu’évoque Pascal lorsque Cécile lui demande de suivre son mari, le couple Coste préfère en effet le ressassement paranoïaque et l’inquisition sordide. Le dernier plan du film constitue une sorte de coda qui vient relativiser le happy-end apparent. Alors que Cécile s’enquiert auprès de Georges de la gravité de l’opération d’Alain, ce dernier les observe derrière un rideau, de nouveau suspicieux. Comme on l’a dit, le film se clôt sur une image de porte fermée, qui laisse entendre que la belle entente ouverte du couple est définitivement rompue. Film de l’emballement stérile et de la clôture, Un couple épatant est en outre imprégné d’un incroyable pessimisme.

Il dépeint sur un ton burlesque un univers de profonde dépression, dans lequel tout devient signifiant, motive une inquiétude ou confirme, souvent à tort, une hypothèse. Un univers par ailleurs assez épuré, abstrait, composé d’un intérieur bourgeois décoré de toiles abstraites, de son pendant bucolique (le chalet), d’un bureau au design minimaliste, d’un décor d’hôpital... Un univers panoptique enfin, où seront employés, détournés de leurs usages premiers, toutes les techniques ordinaires de surveillance potentielle : filature, magnétophone, retraits bancaires, touche "dernier appel" des téléphones... Thématique qui confère au film une tonalité politique inattendue, et qui offre une passerelle vers le film suivant dans l’ordre "logique" de la trilogie, Cavale...

par Antoine Gaudin
Article mis en ligne le 18 octobre 2006

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