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Creed Taylor, l’ingénieur du jazz moderne

Pour faire suite à notre introduction rapide sur CTI , je vous propose de nous focaliser davantage tant sur la genèse du label, que sur sa vision, son style, son identité : CTI fut l’un des premiers labels à avoir réellement une image clairement identifiable et à tenir à ce positionnement qui est tant musical que marketing voire politique. Portrait d’un label précurseur et qui révolutionna le jazz.


Genèse d’un label : CTI

Taylor. Creed. Né à Lynchburg, Virginie. En 1929. Année de crise. De sa vie on ne sait pas grand chose. Disons que seules ses réalisations musicales nous importent, et que sa vie se résume finalement à sa vision de la musique. Diplômé en psychologie de la Duke University au début des années 1950, Taylor était d’abord et avant tout musicien. Trompettiste. Une fois diplômé, il s’en alla pour New York et s’y forgea une réputation de producteur avec les labels Bethlehem Records [1] et ABC Paramount [2].

Fait intéressant, le marketing était déjà de rigueur à l’époque. En 1960, ABC Paramount décida de créer un "label ombrelle" et d’en confier la responsabilité à Taylor : Impulse ! était né. Taylor put alors mettre en place une politique de production musicale : disposant de moyens financiers conséquents, Taylor put mettre en place une esthétique Impulse ! [3] en dotant son label d’un photographe Pete Turner et d’une baseline : Impulse ! The new wave in jazz. Dès lors, le label était taillé pour devenir un incontournable. Et c’est ce qu’il devint.

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Grâce à la cohérence de la vision de Taylor [4], le label put attirer des talents musicaux tels que Ray Charles, Bill Evans, John Coltrane (lequel enregistra la plupart de ses hits sous la direction de Taylor pour Impulse ! : Africa/Bass en 1961, ses Ballads en 1962 et A Love supreme en 1964)... Fort de son succès, Taylor quitta ABC Paramount pour rejoindre un autre label culte : Verve. En 1962, les fonds mis à la disposition de Taylor et sa volonté de faire du jazz une musique de référence lui ont permis d’enregistrer avec Stan Getz deux hits absolu : "The Girl from Ipanema" et "Desafinado". Verve surfa alors sur la vague bossa nova. En 1962 un des albums de The Sound fera date : Jazz Samba. Taylor fit alors travailler ses musiciens ensemble : Getz, les Gilberto Astrud et son époux Joao, Jobim... Tous enregistrèrent alors ensemble au début des 60’s, enchaînant tube sur tube. Getz/Gilberto, Jazz Samba Encore !... La bossa nova était terriblement actuelle, le métissage et le melting pot trouvait là leur actualisation musicale. Les ventes explosèrent, et Jazz Samba obtint un Grammy Award en 1962, Getz/Gilberto 5 en 1964 : le succès était au rendez-vous.

En 1967, Taylor fonda son propre label en association avec A&M Records. Comme on ne change pas une stratégie gagnante, Taylor demanda à Pete Turner de le rejoindre dans cette nouvelle aventure. Cependant il poussa sa logique plus loin et recruta le designer Sam Antupit et décida de travailler avec Rudy Van Gelder [5]. CTI poussait la logique Impulse ! à son terme. Rien n’avait été laissé au hasard, Taylor s’était efforcé de faire de chacun de ses albums un produit d’excellence tant par le packaging que par l’enregistrement signé RVG et les musiciens. Continuant sur la lancée bossa, il produisit Wave et Tide de Jobim, lesquels ne rencontrèrent pas le succès commercial escompté, mais marquèrent cependant nombre de musiciens dans la mesure où Wave devint inexorablement un standard du jazz [6]. Mieux, il sut décliner à son label les recettes qui firent son succès par ailleurs : en 1969, il obtint deux Grammy, l’un pour Quincy Jones et Walking in space, l’autre avec Wes Montgomery et A day in the life. Il restait à Taylor de devenir totalement indépendant : ce fut chose faite en 1970.

CTI : une identité marketée ?

1. Pour une sémiologie CTI.

Cette indépendance se traduisit discrètement sur chacun des nouveaux disques que produisait Taylor. Désormais chaque nouvel album disposait d’une pochette sur fond noir alors qu’auparavant, celui-ci était blanc. Cependant, conservant son équipe - Turner, Antupit et RVG - Taylor leur laissa plus d’espace pour laisser libre court à leur créativité. Les pochettes se firent alors parfois plus polémiques.

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Prenons comme exemples les pochettes de God bless the child, Power of soul et Beyond the blue horizon. Il est étonnant de se dire qu’elle furent réalisées dans les années 70 : la première critiquant l’intervention américaine au Vietnam, avec une évocation de Phan Thi Kim Phuc (cette petite fille martyre qui fut brûlée par le napalm en 1972). Contrepoint ironique au fameux God bless America, intertexte avec Marvin Gaye et son What’s going on de 1971 [7]... Le style musical CTI s’affine et se précise : derrière les hits se cachent une éthique musical, un engagement politique. Ce système d’intertexte, cette créativité illustre le positionnement haut-de-gamme du label qui interagit alors plus subtilement avec son auditeur qui n’est plus alors réduit à une simple paire d’oreilles, mais bel et bien à ce qu’il est comme personne, comme citoyen.

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Si cette analyse de la musique, comme étant également un des moyens de prise de conscience du politique, peut sembler quelque peu audacieuse, ce système d’intertexte musical sera à l’œuvre dans d’autres pochettes. Dans Beyond the blue horizon, le décalage entre le titre de l’album et la photo de la pochette produit un effet humoristique voire ironique. Le puits de pétrole en feu n’est-il pas une sorte de prétérition : 20 ans plus tard l’Irak était lui aussi beyond the blue horizon. Cette relecture anhistorique du projet artistique CTI ne va pas sans poser de problèmes, mais n’est-il pas saisissant qu’une burka soit utilisée comme signifiant de Black Widow ou que Muhammad pose fièrement en bon autochtone afghan - Power of soul ? Songeons alors que la guerre s’esquisse petit à petit en Afghanistan, au choc pétrolier...

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Avec ses pochettes volontiers polémiques, CTI contribue à sensibiliser l’opinion publique et à l’inciter à réfléchir, ce que peut se permettre le label dans la mesure où il est affranchi de toute tutelle financière : l’indépendance lui permet alors de se positionner d’un point de vue marketing, esthétique et politique et de veiller à ce que ces trois domaines soient parfaitement cohérents et l’écho l’un de l’autre. C’est précisément ceci qui permit à CTI de se démarquer. De là à penser ce label comme une marque, il y a un pas que nous ne franchirons pas, mais son identité était clairement définie, établie et même reconnue.

Dans les années 70, la politique de Taylor passe pour être réellement visionnaire. Et il serait injuste de réduire Taylor à un simple vendeur de musique. Il eut l’intelligence de considérer la musique comme un puissant vecteur de communication, comme un vecteur permettant à chacun de s’identifier, comme un vecteur façonnant et informant la culture de chaque auditeur. Il nous semble donc abusif de considérer que l’effort marketing que fit Taylor pour se démarquer de la concurrence répondait davantage à un souci mercantile qu’à un réel souci d’être un producteur différent d’un jazz différent. C’est cette image particulièrement forte et prégnante qui fait qu’aujourd’hui Sony réédite les albums CTI : et ce n’est pas un hasard si c’est Muhammad qui fut choisi pour relancer le label - l’Afghanistan comme écho au Vietnam. Sauf que cette fois, l’icône était d’abord exploitée à des fins commerciales, sans pour autant avoir le background culturel et critique de l’époque.

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CTI est donc cette icône qui perd de sa superbe à mesure qu’on l’exploite, qu’on la vampirise sans lui rendre justice. Et l’aura du label déclina rapidement dès les années 1980, entra en dormance pendant les années 1990 avant d’être reconsidéré par Sony dans les années 2000 comme une poule aux œufs d’or.

2. La dynamique CTI.

Comme nous l’avons vu plus haut, la tactique de Taylor était simple : réunir ensemble des musiciens d’excellence tant pour les solos que pour les partitions a priori secondaires et d’importance moindre, pour donner à l’ensemble une cohérence et une capacité de persuasion qui soient irrésistibles. Sa stratégie fut simple : réunir un groupe d’artistes, faire en sorte qu’ils se connaissent parfaitement, et permettre à cette complicité de s’exprimer lors de live qui firent date. J’ai par ailleurs évoqué le California Concert mais, il ne faut pas oublier tous les autres concerts dont le principe est toujours le même : réunir les CTI-all stars et les faire jouer ensemble en leur laissant carte blanche.

Cette liberté est tangible ainsi Benson put pour la première fois chanter grâce à CTI et ceci donna son interprétation de "Summertime" lors de son concert de 1975 au Carnegie Hall avec Laws en arrière plan. Ces innovations étaient permises par la confiance qu’avait Taylor en ses musiciens [8]. Ce résultat, Taylor sut l’obtenir en gérant son équipe comme un manager. En effet, il constitua rapidement un noyau autour de musiciens tels que Hammond , Laws, Turrentine, Benson, Carter, Hubbard. Gravitaient autour de ces étoiles de nouveaux talents qui purent s’exprimer tantôt au sein d’un "label ombrelle" propre à CTI - Kudu [9] - tantôt autour de ces étoiles comme par exemple Grover Washington Jr qui fit son premier enregistrement aux côtés de Hammond pour Breakout.

Ce système s’avéra particulièrement fécond dans la mesure à l’instar de l’arrangement que fit Deodato de l’œuvre de Strauss et qui inaugure son album Prélude : Also sprach Zarathoustra. Malheureusement, les frais de fonctionnement d’un tel système occasionnèrent bien des tracas à Taylor qui dut s’allier en 1974 avec Motown afin de pouvoir mieux distribuer ses albums : la même année Hubbard, Turrentine et Benson quittaient CTI pour rejoindre des labels moins pressés financièrement.

En 1977, alors que Taylor espérait recouvrir une indépendance totale dans la distribution de ses œuvres, un conflit l’opposa à Motown qui lui réclama alors en compensation non seulement les droits sur Kudu, mais aussi l’intégration de Grover Washington Jr au sein de leur label : Taylor perdait sa dernière locomotive. La dynamique qu’il avait patiemment échafaudée s’effondrait du fait des contraintes de plus en plus économiques qui pesaient sur l’industrie de l’entertainment. Soucieux de son indépendance, en 1978 Taylor dut mettree son label en cessation de paiement. Il avait fallu huit années pour que le projet de Taylor décline, huit années pendant lesquelles il avait contribué à esquisser un nouveau visage au jazz, un visage moderne, riche et métissé et à faire de son label une référence. CTI avait été victime de sa force, de son succès : ce label au marketing raffiné et cohérent ne put résister face aux géants qui apparaissaient.

Taylor fut bel et bien l’ingénieur d’un jazz nouveau, et peut-être d’un marketing musical inspiré et réfléchi.

par Hermes
Article mis en ligne le 21 février 2005 (réédition)
Publication originale 27 mars 2004

[1] Pour obtenir une discographie de ce label, vous pouvez vous rendre ici

[2] Pour quelques éléments historiques sur ABC Paramount .

[3] Pour avoir une vision historique du label .

[4] Il est amusant de constater que le nom est encore une fois quelque chose d’absolument éloquent : sans doute est-ce inconsciemment en lien avec les "Principles" tayloriens que certains reprochent à Taylor de sortir une musique standardisée, produite industriellement selon eux...

[5] On pourra consulter deux interviews ici et .

[6] Taylor s’efforça de promouvoir d’autres groupes aux influences brésiliennes, citons par exemple Tamba 4.

[7] God bless the child est précisément sorti la même année

[8] Citons en vrac quelques live de cette période :
 Baker & Mulligan au Carnegie Hall,
 Laws au Carnegie Hall,
 le San Francisco Concert,
 le In Felt Forum de Deodato,
 Les CTI All-stars At Hollywood Bowl...

[9] Mister Magic et Inner City Blues furent les premiers enregistrement de Grover Washington Jr en tant que leader.

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