Cinéma · Musique · Littérature · Scènes · Arts plastiques · Alter-art 

accueil > Alter-art > Entretien

Entretien avec Morm, du Manga Spirit

Le Manga Spirit, publication du groupe FJM (Otaku, Anima), est l’un des principaux titres dédié au manga, mais depuis son dernier numéro, il s’est aussi ouvert aux anime. Cet entretien avec Morm est l’occasion de faire un point sur l’évolution du magazine. Mais également l’opportunité d’interroger cet observateur privilégié sur le développement de la culture du manga et de l’animation en France.


Morm a contracté la passion des mangas et de l’animation dans les années 80, âge d’or des séries japonaises à la TV. La sensibilité BD aidant, sa passion s’est étendue également aux mangas, à la fin des années 90, quand leur diffusion en France a commencer de se développer. Fin 2003, il a démarré dans la presse manga en reprennant le dossier Animation du magazine Gameplay RPG. Il s’est ensuite occupé de la partie shôjo du magazine Otaku, avant de travailler à Manga Spirit au printemps dernier, au moment du brutal départ de l’ancienne équipe.


Suite à la demande du rédacteur en chef du Manga Spirit, Jay, les questions relatives au magazine ont été retirées de l’entretien. Nous nous excusons auprès des lecteurs qui n’ont pas eu le temps d’en prendre connaissance, mais ainsi va la vie, et ainsi cahotent les susceptibilités sur la grand’route du petit monde de la culture manga en France. Il vous reste cependant les avis éclairés de Morm sur le manga et la japanime à lire, et ils ne sont pas la partie la moins intéressante de l’entretien.

Quelles sont les différences majeures entre la France et les autres pays européens en matière de publication de manga ?

Juste une petite remarque, les sorties étrangères sont surtout axées sur les titres américains en fait. A cela deux raisons, tout d’abord la facilité d’accès à la langue, l’anglais étant bien plus accessible pour beaucoup que l’italien, l’espagnol ou l’allemand, mais aussi la facilité d’achat, tous les titres US pouvant facilement être commandé sur Internet via les sites traditionnels (comme Amazon). Parlons des marchés européens. A ce jour, la France reste le premier marché d’occident en matière de manga. Mais l’Allemagne possède le plus fort pourcentage d’implantation du manga dans la bande dessinée en générale. Je dirais donc que la principale différence entre la France (et j’englobe les autres pays francophone et en particulier la Belgique) et les autres pays dans leur ensemble, c’est paradoxalement notre culture BD. Il existe chez nous une vraie tradition du livre et de la BD qui influe fortement sur la qualité de l’édition et les choix éditoriaux. Le manga n’est pas perçu par les professionnels comme un simple media jeunesse mais davantage comme un mode d’expression artistique. C’est pour ces raisons que les éditions françaises sont plus proches des versions originales mais aussi plus variées. La concurrence est également bien plus rude chez nous ce qui impose certaines obligations aux éditeurs (l’abandon de titre n’a plus cours chez nous depuis quelques temps). La pression du lectorat constitue enfin le dernier point de divergence majeur selon moi. Particulièrement critique et curieux, il influence, même discrètement, les politiques éditoriales alors que c’est bien moins le cas dans les autres pays européens.

Vous évoquiez le marché US : quel est votre avis sur ce qui s’y passe ?

Comme souvent avec les américains, tout se fait dans l’excès. Le marché du manga a fait son apparition via la diffusion d’anime. Ce marché est en pleine expansion actuellement et celui du manga commence à faire son trou. Cependant, le support papier fait figure de parent pauvre, presque un produit dérivé des réalisations animées. Cela change depuis peu avec l’afflux plus important de shôjo et de seinen mais les gros titres restent les manga dont l’adaptation animée a connu un succès aux USA. Le marché actuel est surtout tenu par 4 éditeurs majeurs : Tokyopop, Viz, ADV et Del Rey. L’absence de réelle concurrence leur a déjà permis de se mettre d’accord sur n prix identique, quelque soit le format, de $9,99. La boulimie actuelle des éditeurs entraîne des line-up mensuels pouvant atteindre parfois 40 titres pour Tokyopop. Par ailleurs, la médiatisation du « phénomène » manga est en marche, à coup de gros spots publicitaires télévisés. Je pense que le marché US grossit beaucoup trop vite et il ne serait pas étonnant de voir la bulle exploser d’un seul coup. Mais ils ont encore de la marge à l’heure actuelle.

Quel regard portez-vous personnellement, sur le phénomène manga et japanime aujourd’hui en France ?

D’un point de vue émotionnel, je trouve cela très important que certaines formes de contre-culture se développent de nos jours. Elles permettent ainsi à tout le monde de trouver un univers dans lequel chacun peut trouver ses repères.

Le manga et la japanime seront-ils nécessairement toujours des contre-culture pour le lecteur français ?

Tout dépendra de la volonté des télévisions. La culture populaire passe aujourd’hui par le petit écran. Tout ce qui ne colle pas à l’expression culturelle d’une catégorie sociale ou d’âge peut être assimilé à une forme de contre-culture, comme l’était le mouvement punk ou le mouvement gothique dernièrement. A savoir si le manga restera une contre-culture, je ne le pense pas, le rap ayant bien réussi son assimilation par exemple

Pensez-vous que le manga a durablement gagné sa place dans notre paysage culturel, ou qu’il n’est qu’un effet de mode appelé à passer ?

Si le manga arrive à conserver son autonomie « d’image » vis à vis de l’anime, je pense que sa pérennité est assurée. Le chemin parcouru en dix ans et surtout durant ces 4 dernières années montrent une progression très graduelle et en marge de toute médiatisation abusive. Je ne pense pas que les lecteurs de manga d’aujourd’hui subissent les effets d’une mode passagère. Si par contre, le manga se voit assimilé à l’anime, je crains une récidive à un moment ou un autre du phénomène des années 90.

Au Japon le terme "manga" désigne aussi bien les anime que les manga papiers, pourquoi la France a-t-elle besoin d’une telle distinction ? Est-ce à cause de la "chasse aux sorcières" dont fut victime l’animation japonaise dans les années 90 ?

Je ne suis pas persuadé que le terme manga recoupe réellement les deux media au Japon. Quant aux raisons qui amène à ce besoin de dissociation, je pense qu’effectivement, le traumatisme que nous avons pour la plupart vécu avec la disparition soudaine des écrans de TV des anime japonais, joue pour beaucoup. Personnellement, je ne crois pas à un retour viable de l’animation japonaise sur le PAF. La dérive est trop facile, le souci de protection des œuvres françaises trop important. Il faut bien comprendre qu’un Français n’est pas un Japonais. Ce que ce dernier peut supporter en matière d’image dépasse de trop loin ce que les adultes accepteront de laisser diffuser. Alors la seule solution reste la censure. A quoi bon diffuser des œuvres amputées ? Il me semble préférable que les manga vivent à l’écart des anime. N’oublions pas que la TV ne demande aucune initiative active et « agresse » directement le spectateur, qu’il soit préparé ou pas. Le manga demande une participation volontariste du lecteur qui est déjà, plus ou moins, préparé à l’univers qu’il va découvrir.

Quelle importance ont les conventions, comme la Japan Expo ou l’EPITAnime, pour ce phénomène ?

Elles sont des vecteurs d’émotion. Elles permettent aux fans de se réunir, d’échanger. Beaucoup n’y voient qu’un énorme parc d’exposants qui viennent faire du chiffre mais il faut se mettre à la place du visiteur lambda. N’oublions pas, qu’on le veuille ou non, que la culture manga constitue encore, à l’heure actuelle, une contre-culture sous-médiatisée. La présence de mangaka, de designers ou de réalisateurs donne la possibilité au lecteur d’approcher la source de sa passion et cela, ça n’a pas de prix, c’est du rêve ! En un mot, je suis très favorable à ce genre d’initiative tant que le visiteur aura toujours la première place (importance des concours, du cosplay etc...)

Lorsque Katsura est venu à la Japan Expo, il a refusé les interview avec la presse spécialisée pour ne s’adresser qu’à la presse généraliste. En tant que média spécialisé, que pensez-vous de ce choix ?

Il semblerait qu’il s’agisse en l’espèce d’un conflit entre Katsura et notre concurrent. L’amalgame a l’ensemble de la presse spécialisée a été réalisé pour nous « punir » d’enfreindre les règles de copyright en vigueur au Japon, règles qui nous empêcheraient purement et simplement de réaliser un magazine. Je respecte son choix, c’est juste dommage pour les lecteurs absents lors de la Japan-Expo.

En quoi ces règles du copyright au Japon sont-elles plus contraignantes ? Comment fait la presse japonaise pour s’en accommoder ?

Les éditeurs japonais souhaitent un contrôle total sur toutes les images, scans ou illustrations utilisées. La loi française n’autorise que l’utilisation des couvertures au titre du droit à l’information. Par conséquent, chaque image diffusée dans un magazine l’est le plus souvent à l’insu du mangaka ou de l’éditeur, le rédacteur se cachant derrière l’adjonction du copyright. C’est cela que n’acceptent pas les Japonais qui souhaiteraient que chaque illustration soit soumise à leur aval, et soit payée. Les délais pour réaliser un magazine ne permettent pas souvent de telles tractations. Par conséquent, notre travail est très souvent mal vu des nippons qui se plaignent auprès des éditeurs français, lesquels nous tapent sur les doigts. S’agissant de la presse japonaise, elle appartient aux mêmes groupes que les magazines de publications, il n’y a donc forcement aucun problème.

Longtemps le manga a été assimilé au genre shônen par le grand public, cette image est-elle en train d’évoluer ?

L’assimilation venait du catalogue en place. Mais aujourd’hui, on constate une forte progression du shôjo et du seinen, les premiers yaoï et yuri arrivent, le josei trouve ses marques grâce à Nana, en gros, ça bouge beaucoup ! La part de plus en plus importante de femmes dans le lectorat a fortement changé l’image du manga. L’influence Dragon Ball est toujours très présente pour le profane mais je pense qu’elle s’amenuise.

Quelle peut-être l’influence de la publication de mangaka comme Taniguchi Jirô et Matsumoto Taiyo, ou de la publication de titres de plus en plus nombreux de Tezuka sur le lectorat français ?

Je vais me permettre de dissocier ces trois mangaka. Concernant Taniguchi, je dirais que c’est certainement le mangaka le plus accessible pour les amateurs de BD qui ont atteint un certain âge. Que ce soit en terme de style graphique, de découpage ou des thèmes évoqués, cela ressemble beaucoup aux récits nostalgiques que l’on trouve souvent dans la littérature française. Matsumoto Taiyo est bien plus difficile d’accès. On ressent la violence dans son trait, dans son expression. On voit qu’il ne cherche pas à plaire mais à rester authentique. Ses œuvres s’ouvrent surtout vers ceux qui ont fait le tour des publications classiques et recherchent des titres un peu plus à contre courant. Enfin Tezuka brille surtout par son style narratif, très épuré. Il révèle une époque bien moins marquée par les contraintes éditoriales et forcement, on découvre des titres qui ont influencé des générations de mangaka. Ces trois mangaka sont effectivement en marge des autres, et je comprends bien le sens de la question qui voudrait les ériger en ambassadeurs présentables du manga, une sorte de caution intellectuelle qui dirait « oui mais regardez, c’est aussi ça le manga ! ». Il ne faut pas chercher à se justifier. Ces auteurs sont des valeurs sûrs, mais au même titre que des Urasawa, Togashi ou Fujisawa.

Parlons de choses concrètes : quels sont vos manga préférés ? Et pourquoi ?

Etant particulièrement bon public, je vais avoir beaucoup de mal à répondre à cette question. Je vais donc me contenter d’en citer quelques uns, en sachant pertinemment qu’il en manquera. En shônen, je citerais Video Girl Aï, I’ll, Great Teacher Onizuka, Hikaru no Go et dernièrement Beck. En shôjo, Hanadan, Nana, Kare Kano et dernièrement Global Garden. En seinen, Monster, Vagabond, Le journal de mon père et Asatte Dance. Difficile d’exprimer des raisons précises, ce sont des œuvres qui m’ont touché, à divers âge et pour diverses raisons.

Et quels sont vos anime préférés ?

Alors là, c’est encore plus difficile que les manga car cela repose sur plus de 20 ans de production ! Je vais citer en vrac sans pouvoir me justifier mais j’en oublierai certainement beaucoup : Akira, Nausicäa, Perfect Blue, Kenshin OVA, Love Hina, Kare Kano, Albator 84, Gundam Seed, Prince of Tennis, Groove Adventure Rave, Cowboy Bebop et bien d’autres... En revanche, je tiens à citer des titres qui ne m’ont pas plus, comme Le voyage de Chihiro, les Ghost in the Shell, Evangelion, Escaflowne, ou Lain. Et je ne supporte plus Saint Seiya. Je n’arrive plus à apprécier les revival permanents de séries qui auraient dû disparaître gentiment.

Que pensez-vous de la scanlation et du fansub sur internet ? Qu’apporte-ils à la culture manga en France ?

En dire du mal serait cracher dans la soupe. J’ai beaucoup d’admiration pour le travail que cela représente. La plupart des groupes sacrifient leurs propres manga pour pouvoir partager leur passion pour des titres inédits, je trouve cela très louable. Ce qui me gène, c’est tout ce cirque qu’il y a parfois entre team, entre qui fait quoi, qui sort le premier un nouveau chapitre etc... On se demande où est la limite entre la passion et le travail. Pour le fansub, je regrette que cela soit devenu une véritable machine. Le but n’est plus de faire découvrir des séries inédites qui ne verront jamais le jour en France mais bien de prouver que l’on est les plus rapides pour sortir le dernier épisode de Naruto. Je reste néanmoins un gros consommateur de fansub, surtout lorsqu’il nous offre des titres comme Sakigake Cromartie High ou Full Metal Panic - Fumoffu. Concernant l’impact de ces deux phénomènes, je dirais que leurs acteurs représentent un peu des créateurs de tendance. Ils permettent une plus grande médiatisation d’un titre, ils créent un besoin autour d’un titre inédit.

Ont-ils un impact sur les politiques des éditeurs ?

Franchement, je pense que leur influence est minime. Je suis persuadé qu’ils aimeraient avoir ce genre de pouvoir mais la plupart des maisons d’éditions travaillent de façon bien plus pragmatique, et consultent surtout les chiffres de vente du titre au Japon et son potentiel marketing en France.

Enfin, quelle peut-être l’importance d’internet pour la culture manga en France ?

Tout d’abord, n’oublions pas que toute la France ne possède pas encore Internet, ce que nous autres privilégiés ne prenons pas toujours en compte. Dans le domaine de la culture manga, Internet a pris le relais des fanzines pour servir de centre de communication. L’interaction permanente entre fans permet une plus grande ouverture à l’égard des différents aspects de cette culture.

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 30 juillet 2004

imprimer

réagir sur le forum

outils de recherche

en savoir plus sur Artelio

écrire sur le site