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L’image du héros mythique dans La Quête de l’Oiseau du Temps (3)

Le Rige : vaincre le labyrinthe

Le chevalier Bragon et ses compagnons se dirigent vers l’immense piton rocheux qui se dresse dans l’estuaire du fleuve Dol dans l’espoir d’y trouver l’Oiseau du Temps. Mais encore leur faut-il traverser le territoire du légendaire Rige, vaste labyrinthe de ruines perdues dans la jungle. Le Rige n’a qu’une seule loi : celle de la chasse ! Et le fait que Bragon ait autrefois suivi son enseignement n’y changera rien ; l’heure est venue pour maître et élève de se mesurer...


Alors que la forêt du Rige se profile à l’horizon, Bragon n’est encore qu’à mi-chemin de sa quête. Il vient d’atteindre le stade de la lente descente vers son être intérieur, symbolisé par la menace du labyrinthe et des monstres qu’il renferme. L’accés à une forme supérieure de connaissance passe fatalement par une avancée dans l’inconnu, au cœur du labyrinthe où l’attend son véritable ennemi : sa propre défaillance.

(JPEG)Une thématique très simple - tuer ou être tué - se retrouve tout le long du troisième album qui renoue avec les mythes originels : assurer la pérennité du savoir et de l’expérience, combattre pour sa propre vie et mériter sa place dans le cycle initié par les ancêtres. En dehors des seuils à franchir et des monstres qu’il semble falloir tuer encore et encore, le parcours intérieur est l’essence même du rite initiatique et du mythe qui l’anime. En se rendant au devant du Rige, Bragon n’affronte personne d’autre que lui-même et sa peur de vieillir, et cette étape il lui faut l’affronter seul. Débarrassés de leurs soutiens extérieurs, les personnages sont seuls face aux dangers qui les attendent. Le labyrinthe revêt soudain un caractère sacré, doublé d’un gardien d’origine humaine, pendant du Minotaure de l’Antiquité, auquel les auteurs insufflent une dimension tragique rare, rendant ainsi le personnage du Rige aussi important que Bragon.

Le Rige se caractérise par son calme et sa posture verticale, constamment en attente de celui qui viendra le défier. La vignette 3 au centre symétrique de la page 6 épouse la silhouette longiligne de son corps. Le cadrage le personnifie avant tout par son arme. La présence de la Faucheuse dessine déjà le thème de la filiation qui unit le Rige à son ancien disciple. Le thème du maître et de l’apprenti résonne donc de nouveau après l’échec de l’apprentissage de Bulrog.

Bragon est au seuil de sa dernière transformation : il s’apprête à retrouver son maître et à compléter ainsi son initiation. Leurs existences ont suivi des routes parallèles, et pourtant ils ne sont guère différents. Tous deux ermites lors de leur apparition dans le récit, leurs objectifs s’opposent et se rejoignent paradoxalement. Le Rige s’est retiré du monde dans la seule perspective d’affronter celui qui en sera digne, et Bragon a laissé derrière lui sa vie d’héroïsme sans transmettre son savoir. Face au Rige, le chevalier comprend qu’il ne courait pas réellement après ses amours perdues mais après la fin de son apprentissage, comme une ultime leçon reçue des mains du maître. La mort du maître est la dernière épreuve par laquelle un héros s’affranchit et devient à son tour une légende.

Bragon renonce d’abord à relever le défi et, pour la première fois depuis qu’il a entrepris la quête de l’Oiseau du Temps, le lecteur découvre en lui une peur tangible. L’angoisse de la vieillesse et de la mort n’est pas étrangère à son rejet, mais la raison profonde qui l’entraîne malgré lui en arrière est la possibilité de sa victoire. Il peut l’emporter sur le Rige et prendre une place qu’il ne saurait assumer. Vaincre le Rige consiste à devenir le dernier maître, celui-là même que d’autres prétendants au titre viendront un jour défier... et tuer.

Bragon n’a pas encore atteint le stade où la mort ne sera plus considérée comme la négation de la vie mais comme le terme d’un cycle, frontière de l’existence assurant la transmission des savoirs pour les héros à venir. Cette sagesse universelle qui se trouve au cœur du mythe, Bragon n’est pas capable de l’admettre. Il conçoit juste la fatalité de son destin qui le mène vers sa disparition.

Moyers et Campbell ont abordé dans Puissance du Mythe la question de l’entrée dans la forêt, symbole mythique de l’inconscient et des forces qui l’animent. Moyers cite la quête du Saint Graal au cours de laquelle les héros sont amenés à explorer, comme Bragon et les siens, une sombre végétation :

« Moyers - Il y a, dans Le Roi Arthur, un merveilleux passage où les chevaliers sont sur le point d’entrer dans la Forêt Obscure pour y rechercher le Graal et où le narrateur dit : « Ils jugèrent qu’il serait déshonorant d’y pénétrer en groupe, aussi chacun pénétra seul dans la forêt. » Dans votre interprétation de ce passage, vous soulignez la conception occidentale de la vie humaine, phénomène unique et individuel, car c’est l’homme seul qui affronte les ténèbres.

Campbell - C’est ce qui m’a frappé en lisant la Queste del Saint-Graal du XIII° siècle : cette exaltation d’un idéal est un but typiquement occidental qui consiste à vivre pleinement cette vie que vous avez en vous. Personne n’a jamais considéré cette possibilité dans les autres cultures. C’est donc, à mon avis, la grande vérité occidentale : nous sommes tous des créatures uniques, et si nous devons apporter quelque chose au monde cela ne peut être qu’au prix de notre propre expérience et de notre accomplissement. »

Lorsqu’il évoque « l’exaltation d’un idéal » ainsi que le caractère foncièrement individualiste des mythes occidentaux, Campbell décrit avec précision la séquence qui nous est apparue comme le nœud du récit.

Bragon, Pélisse, l’Inconnu et enfin Bulrog franchissent chacun leur tour l’enceinte du labyrinthe végétal. Le groupe se disloque avant de passer le seuil. Bragon doit découvrir en lui la force de continuer, sans l’aide de la communauté. Le découpage résulte directement du respect de cet archétype. Les personnages sont chacun isolés dans une vignette dans le strip du haut de la page 21, alors qu’ils avaient pour l’instant toujours été regroupés dans le cadre. La cinquième vignette les réunit une dernière fois dans un même espace, mais ils sont séparés selon une découpe par paliers qui se dessine sur le bord droit de la vignette. Une seule image pour situer trois niveaux d’action : les chemins qui mènent au centre de la forêt sont à ce prix, et l’être qui les arpente, les arpente seul, ainsi que l’imagine Dante lors de sa descente aux enfers :

« A mi-parcours sur le chemin de la vie, je me suis écarté de la route toute droite qui m’était tracée et me suis retrouvé tout seul au cœur d’une forêt plongée dans les ténèbres. Il m’était impossible de dire de quelle forêt il s’agissait ! Je n’avais jamais vu d’étendue plus sauvage, plus morne, plus fétide ou encore inaccessible ! Son seul souvenir suscite un vent de terreur. La Mort elle-même ne saurait être plus glaciale que cet endroit ! »

Cette entrée individuelle et décalée dans le temps élève réellement le récit au rang de mythe occidental moderne. Les auteurs ont assemblé tous les éléments propres à l’univers mythologique et ont ainsi créé un récit de portée universelle en le camouflant derrière la culture typique du XX°siècle, une culture née de la prolifération des domaines de l’imaginaire comme le fantastique et le merveilleux, et leurs dérivés tels que l’heroïc-fantasy.

Bragon est parvenu au terme de l’initiation qu’il avait entreprise au temps où son monde n’avait pas encore changé. C’est « l’instant de vérité où tout s’incline » qu’il évoquait dans La Conque de Ramor. Le héros est tiraillé entre la réussite de sa quête et la signification profonde de la mort du maître. Son parcours n’a d’autre raison que de l’avoir conduit à ce point, la capture de l’Oiseau du Temps se révélant finalement secondaire au regard de l’importance de l’épreuve. Les modifications apportées par Loisel à la couverture du livre vont dans ce sens. La première édition du Rige présentait Pélisse, attachée à l’arrière-plan, prisonnière du vieux maître. La nouvelle version ne laisse plus apparaître que le Rige, devenu l’égal de Bragon et personnage majeur de l’album. Il est donc bien question de leur histoire, de la transmission du savoir.

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Le temps s’est longuement écoulé depuis la sinistre prophétie de l’oracle. Le chevalier a progressé au point de devenir un héros délivré des chaînes terrestres qui le maintenaient à un niveau inférieur de conscience. Son passé et son avenir sont soudain réunis en un seul lieu, en un seul but. L’expérience acquise lors du parcours lui a permis de ne plus considérer la mort comme une fatalité. Il se sait capable de renverser l’emprise du Rige sur sa propre vie et achève son initiation d’un acte délibéré. Ce n’est pas tant le Rige que Bragon perce d’une pointe que son ultime réticence à devenir, lui aussi, une légende. Pour Joseph Campbell, et à l’instant de la mort de son maître Bragon le comprend également, la conscience de la mort est nécessaire pour celui qui cherche à ressentir la vie.

Il ne s’agit pas d’en avoir une simple connaissance théorique, comme un enfant sait que les gens meurent sans envisager un instant que cela le concerne aussi. Le mythe nous enseigne que nous sommes tous mortels et que ce fait est indiscutable malgré la révolte qu’il génère. La mort n’est pas la négation de la vie, en dehors de toute croyance religieuse ou spirituelle. Elle est le fait par lequel nous pouvons nous sentir vivants. L’existence n’a de sens que dans la mesure de sa finition, de ses limites. Le héros accepte cette leçon lorsqu’il trouve la mort sur sa route et il ne tente pas vainement de la combattre. Il cherche au contraire à faire l’expérience de l’existence, à laquelle la mort confère une valeur d’absolu.

« En surmontant la peur de la mort on retrouve la joie de vivre » disait Campbell. « On ne peut ressentir cette exaltation de la vie qu’après avoir accepté la mort, non pas comme le contraire de la vie mais comme l’un de ses aspects. Cette victoire sur la mort donne le courage de vivre. C’est l’initiation principale de toute aventure héroïque - l’intrépidité et l’accomplissement. »

Devenu légendaire, Bragon ne craint plus la vieillesse qui l’avait contraint à se réfugier dans son ermitage. Il accomplit désormais les derniers pas qui le séparent de son but d’une marche sereine, libre de l’attachement des hommes envers le sol auquel ils appartiennent.

Un héros traverse le monde d’une foulée libre, allègre.

par Sylvain Tavernier
Article mis en ligne le 2 décembre 2004

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