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Entretien avec Jean-Daniel Brèque, traducteur d’"Ilium"

A l’occasion de la publication de la traduction française du dernier roman de Dan Simmons, Ilium, Artelio s’est entretenu avec son traducteur Jean-Daniel Brèque. Agréable moment pour s’entretenir d’Ilium, bien sûr, mais également du métier de traducteur, ou de littérature en général.


Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Je vais avoir cinquante ans cette année et je suis traducteur professionnel à plein temps depuis dix-huit ans. J’ai surtout traduit des ouvrages ressortissant à la science-fiction et au fantastique. Outre cette activité, j’ai assisté le regretté Alain Dorémieux lors de la publication de ses anthologies Territoires de l’inquiétude aux éditions Denoël (neuf volumes parus entre 1991 et 1996), j’ai été rédacteur en chef adjoint de la revue Galaxies, de sa création jusqu’à l’année dernière, et directeur de la collection « Visions futures » aux éditions Imaginaires Sans Frontières, également de sa création jusqu’à l’année dernière. (L’année dernière, j’ai décidé de recentrer mes activités...) Je suis depuis quelques années membre du jury du Grand Prix de l’Imaginaire.

Qu’est-ce qui vous a poussé vers la traduction ? Quel genre de métier est-ce ?

C’est par passion que je suis devenu traducteur. Passion de la SF, qui m’a amené durant les années 70 à me former à l’anglais pour lire les ouvrages inédits dans notre langue, et qui m’a conduit ensuite à collaborer bénévolement à des revues amateurs où j’ai fait mes premières armes, notamment Crépuscule, dirigée par Richard D. Nolane.

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C’est après avoir lu mes travaux de débutant que Joëlle Wintrebert, responsable à l’époque de l’anthologie annuelle Univers, m’a fait traduire des nouvelles de SF, en même temps que Nolane, qui s’était vu confier la direction d’une collection d’heroic fantasy, me faisait traduire mes premiers romans. J’ai commencé par traduire durant mes heures de loisir - j’étais alors contrôleur des impôts ! -, puis j’ai sauté le pas en 1986, devenant traducteur à plein temps. Le métier de traducteur littéraire est un métier solitaire : on reste seul devant son clavier, à se colleter avec un texte parfois difficile. Pour gagner sa vie, il faut s’astreindre à un rythme régulier, tout en maintenant une concentration de tous les instants, nécessaire à la restitution du style de l’auteur. Outre la tenue littéraire proprement dite, le traducteur doit aussi se soucier d’exactitude, ce qui le conduit à faire de nombreuses recherches et à accumuler une abondante documentation. Ces dernières années, l’avènement de la Toile et des moteurs de recherche ont représenté pour la majorité d’entre nous une véritable révolution.

Comment se pratique le métier de traducteur dans le quotidien, quels sont ses avantages et ses inconvénients ?

Comme je l’ai dit plus haut, je dois m’astreindre à un rythme régulier, que je mesure plutôt en quantité de texte traduite qu’en heures de travail. Je me mets devant mon clavier et je traduis ; de temps à autre, je lance une recherche sur la Toile, ou je consulte ma bibliothèque, ou encore je téléphone à un confrère ou à une consœur que je pense à même de me donner un coup de main. Principal avantage : on est son propre patron. Principal inconvénient : on ne voit pas grand monde...

Vous êtes le principal traducteur de Dan Simmons, pouvez-vous nous parler de son œuvre, comment la percevez-vous personnellement ?

Je vous corrige : Guy Abadia, qui a traduit trois des quatre romans formant les Cantos d’Hypérion, plus les romans policiers de Simmons en cours de publication aux éditions du Rocher, a sans doute plus d’expérience que moi ; mais nous avons la même ancienneté, puisque je traduisais L’Échiquier du mal pendant qu’il achevait Hypérion.

L’œuvre de Simmons - et n’oublions pas qu’elle est loin d’être achevée - me paraît une des plus intéressantes du moment dans le domaine, pris au sens large, de l’imaginaire. D’abord parce qu’elle ne se limite pas à un seul registre - science-fiction, fantastique, suspense... - mais les explore tous. Ensuite parce que Simmons fait montre d’une grande cohérence, à la fois sur le plan des thèmes de prédilection et sur celui de la démarche littéraire.

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Je pense que Gérard Klein, dans sa préface à l’édition en deux volumes des Cantos qui vient de sortir chez Robert Laffont, a bien exposé ce qui fait la particularité de Simmons : c’est quelqu’un qui joue constamment sur deux tableaux - voire davantage. Au premier degré, un récit captivant, riche en imagerie et en résonances, qui emporte l’adhésion du lecteur avant tout friand de divertissement ; au second degré, des niveaux de signification souterrains qui tournent autour des grandes questions qui agitent le genre humain.

Qu’est-ce qui fait, selon vous, la particularité littéraire de Simmons ?

Outre ce que je viens d’écrire plus haut, je suis frappé par un thème récurrent que peu de critiques ont remarqué chez Simmons et qui, selon moi, infuse toute son œuvre : celui de la transmission, que ce soit celle du savoir ou celle des valeurs ; Simmons est un ancien professeur, et je pense qu’il l’est resté au fond de lui. Relisez tous ses romans, et vous verrez que leur charnière est bien souvent la nécessité de transmettre un savoir, une expérience, une valeur, d’un personnage à l’autre, d’une génération à l’autre.

Quelles connexions voyez-vous entre les univers de Stephen King et Dan Simmons, en tant que traducteur de ces deux auteurs ?

La principale connexion a été faite par Simmons lui-même, lorsqu’on lui a fait remarquer les ressemblances entre ÇA et son roman Nuit d’été : lorsqu’il a eu l’occasion de rencontrer Stephen King, qui l’admirait en tant qu’écrivain, ils ont constaté qu’ils étaient nés la même année et qu’ils avaient eu plus ou moins les mêmes expériences - parfois traumatisantes - durant leur jeunesse et leur âge adulte. Question de génération, donc. Cela dit, les différences entre eux me paraissent plus nombreuses - et plus signifiantes - que les ressemblances. Pour revenir à la célèbre dichotomie qui a marqué la littérature anglaise à la fin du xixe siècle, je dirais que King est plus proche de Stevenson et Simmons de Henry James... mais cela n’engage que moi, et on trouve pas mal de James chez King et plus qu’un peu de Stevenson chez Simmons.

Quelle est l’œuvre qui vous a le plus marqué en la traduisant ?

Plutôt que « en la traduisant », je dirais « après coup » : Les Forbans de Cuba. C’est un livre qui m’a hanté durant les six mois ayant suivi sa traduction, et qui me hante encore aujourd’hui - quoique avec moins d’intensité. Je pense que c’est en le traduisant que j’ai vraiment pris conscience des thèmes simmonsiens dont je n’avais jusque-là que l’intuition. Au quotidien, le traducteur observe les arbres de tellement près qu’il n’a parfois plus conscience de la forêt ; c’est par la suite qu’il la voit. En ce qui me concerne, je suis souvent tellement près des arbres que j’ai des bouts d’écorce qui me restent entre les dents... (JPEG)

Vous travaillez actuellement sur Ilium, le dernier roman de Simmons, que pensez-vous de ce roman en particulier ?

Tout comme avec Hypérion, Ilium n’est que la première moitié d’un magnum opus, et j’attends de lire la seconde, Olympos, avec impatience. Si cette seconde moitié est à la hauteur de la première, on tient là un chef-d’œuvre du niveau d’Hypérion - l’humour en plus, aussi étonnant que cela puisse paraître. Au moment où je tape ces lignes, j’en suis au stade des premiers peaufinages, de la mise au point du manuscrit en collaboration étroite avec l’auteur et le directeur de collection - vive le courrier électronique ! Peut-être que, dans les jours à venir, lorsque j’entamerai la relecture du texte dans son intégralité, je commencerai à entrevoir la forêt après avoir bichonné les arbres.

Comment qualifieriez-vous l’humour dans Ilium, et qu’apporte-t-il à cette œuvre que Hypérion n’avait pas ?

Il y a deux sortes de ressorts humoristiques dans Ilium. Premièrement, les commentaires d’un personnage du nom de Thomas Hockenberry, érudit de notre xxie siècle projeté en pleine guerre de Troie par les dieux à des fins d’observation. Cela fait neuf ans qu’il se mêle aux Achéens et aux Troyens, qu’il les voit souffrir et mourir, et sa vision désabusée, violemment ironique, est une politesse du désespoir. Et il y a surtout ces deux merveilleux personnages que sont Mahnmut et Orphu. Ce sont des moravecs, c’est-à-dire des intelligences artificielles, mi-organiques, mi-cybernétiques, qui existent et travaillent dans les lunes de Saturne au xlve siècle. À cette lointaine époque, l’humanité a apparemment disparu, mais nos braves moravecs perpétuent le souvenir de sa littérature. Mahnmut est un passionné de Shakespeare, qui s’interroge beaucoup sur ses sonnets, alors qu’Orphu est un enthousiaste de Proust - on trouve dans Ilium un extrait de deux pages d’Un amour de Swann censé nous prouver que Proust est un auteur humoristique... Quant à l’humour dans Hypérion, je retire ce que j’ai dit : y en a - voir le personnage de Martin Silenus.

Sur le site de Dan Simmons, vous évoquez la nécessité de vous plonger dans le texte d’Homère pour faire votre traduction. Quels rapports établissez-vous entre les deux textes, et de quelle manière l’Iliade influence votre travail, et votre vision d’Ilium ?

J’ai extrapolé à l’Iliade - et aux autres œuvres citées par Simmons, et elles sont nombreuses, de Shakespeare à Proust en passant par Browning, Tennyson et d’autres... - mes méthodes habituelles. J’écris pour le lecteur français, et je dois donc lui rendre relativement familier ce qui lui est exotique s’il ne lit pas l’anglais. Simmons cite l’Iliade, ou plutôt certaine traduction en anglais de l’Iliade, avec laquelle il suppose son lecteur familiarisé, ou qu’il veut lui remettre en mémoire. Il m’appartient donc de trouver la traduction - ou une traduction - de référence de l’Iliade et de la restituer dans ma traduction, dans toute la mesure du possible. Idem pour Shakespeare et les autres (rassurez-vous, je n’ai pas retraduit Proust depuis l’anglais !). Dans certains cas, il n’existe aucune traduction des œuvres citées par Simmons - ou du moins je n’en ai trouvé aucune -, et j’ai donc dû mettre moi-même la main à la pâte. Pour répondre plus généralement à votre question, Ilium est à mon sens un texte postmoderne, et Simmons a utilisé l’Iliade comme templet pour transmettre (on y revient) son sentiment sur la société humaine, ses valeurs et les dangers qui les menacent.

L’Iliade est-elle une simple inspiration, une trame qui n’apparaîtra que ponctuellement, ou le monde d’Ilium est-il pétri par la matière d’Homère ?

(JPEG) J’aime beaucoup la façon dont vous le formulez - la matière d’Homère comme il y a la matière de Bretagne, c’est-à-dire le cycle arthurien, réservoir inépuisable pour les auteurs de langue anglaise... Pétri est aussi le mot juste. D’après ce qu’explique Simmons dans diverses interviews, tout est venu d’un auteur du nom d’Edward Denby, qui a eu l’idée il y a une dizaine d’années de refaire ses études universitaires classiques, et qui s’est aperçu que les valeurs de ce qu’on appelait jadis les « humanités » étaient désormais totalement étrangères à l’Américain moyen de la fin du xxe siècle. L’utilisation de l’Iliade est, à mon sens et dans toutes les acceptions possibles, un retour au source dans l’esprit de Simmons.

Si l’on s’éloigne de Simmons, quels sont vos goûts littéraires, et que lisez-vous en ce moment ?

Je lis surtout des ouvrages de SF et de fantastique, mais c’est en partie par obligation, en tant que jury du Grand Prix de l’Imaginaire - vous comprendrez que l’obligation de réserve m’interdise de citer mes enthousiasmes les plus récents. Je me bornerai à mentionner Lucius Shepard, dont j’ai traduit l’année dernière un recueil à paraître prochainement chez Flammarion, un écrivain qui publie abondamment outre-Atlantique après un silence de plusieurs années. Hors genre, je viens de lire dès sa parution L’avenir peut attendre, l’ultime - hélas - recueil des chroniques matutinales de Philippe Meyer, pour lequel j’ai une grande admiration.

Dan Simmons vous a « incarné » dans L’Éveil d’Endymion sous les traits de l’archevêque Jean-Daniel Brèque, ça fait quel effet ?

Sur le moment, cela m’a fait très plaisir. Ce plaisir s’est teinté de sentiments plus profonds lorsque j’ai pris conscience que les œuvres de Simmons contenaient quantité de références à des personnes réelles, souvent très proches de lui, et parfois associées à des événements dramatiques de sa vie. On sait que les protagonistes de ses romans Nuit d’été et Les Chiens de l’hiver sont des transpositions plus ou moins directes de ses amis d’enfance. Dale Stewart, c’est plus ou moins Dan Simmons ; l’un des personnages secondaires d’Ilium, Keith Nightenhelser, est un de ses amis de la période universitaire, aujourd’hui professeur de lettres classiques et d’humanités. Je parlais plus haut de « couches souterraines » dans l’œuvre de Simmons, et en voilà une, qui n’a été que peu explorée par les critiques. Il convient certes d’être prudent et de ne pas mélanger fiction et réalité. D’un autre côté, Dan Simmons est l’auteur d’une nouvelle intitulée Madame Bovary, c’est moi...


Le site officiel de Dan Simmons


La vignette de l’article représente Jean-Daniel Brèque, elle provient du site de Fabienne Rose, portraits de SF, ainsi que la photo de Dan Simmons, qui figure dans le corps de l’article.


par Elie Octave Bousquet, Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 20 mai 2004

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