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Entre abstraction et figuration

Un petit tour du côté de la collection Guggenheim à Venise...

L’histoire de l’art du XXème siècle ressemble à un brasier sans cesse fumant, un chaos furieux nécessaire au renouvellement des formes. L’examen des œuvres ne contredit pas entièrement cette idée, et un regroupement arbitraire tel que celui de Peggy Guggenheim dans la Cité des Doges permet, avec un certain regard critique, de mieux considérer la genèse du cubisme et de l’abstraction, mouvements aussi différents que proches l’un de l’autre.


1912 : le Titanic sombre. Et aussi les Beaux-Arts, auraient pu alors dire certains esprits fâcheux. Car cette même année correspond aussi bien à l’émergence de la phase la plus extrême du cubisme (entre autres marquée par l’invention du collage par Picasso, curieux rébus fait de mots tronqués et d’objets plaqués, annonçant déjà le surréalisme) qu’aux premières compositions de Kandinsky considérées comme abstraites. D’un côté, la subjectivité picturale atteint ses limites ; et de l’autre, la peinture prend une liberté inouïe. Pourtant, l’examen global de ces esthétiques aboutit à un seul constat : une recherche commune de dépassement des limites traditionnelles de l’art, élaborée au cours d’une seule mais cruciale année.

Autour de 1912 : la question des représentations

(JPEG)Du début des années 1900 à 1914, l’avant-garde prend des chemins de traverse peu déterminés, voire flous. Cinq ans après les débuts de l’aventure cubiste en 1907, Braque (mais aussi et surtout Picasso) fait évoluer ce mouvement de manière troublante : placée dans un ovale, La Clarinette est bien le seul objet relativement identifiable dans le tableau, au milieu d’objets sans nom ni référent. Entre nature morte disloquée et transcription picturale des apparences, l’œuvre est un témoignage flagrant de cette phase dite "synthétique" du cubisme. À force de tenter de regrouper toutes les dimensions de la matière sur une surface plane, le cubisme s’enfonce dans une brèche erratique, habile désordre prétendant exposer la réalité de ce qu’il montre, mais flirtant désormais avec l’abstraction. Une notion pourtant refusée par Picasso : "Il n’y a pas d’art figuratif et non figuratif. Toutes choses nous apparaissent sous forme de figures", d’après l’intéressé, qui entend donc l’art comme un prolongement du réel. Une clarinette peinte n’est pas l’objet exactement reproduit, seulement une nouvelle interprétation de sa forme tangible par l’artiste. En cela, et malgré ce développement aussi extrême, le cubisme reste bien un art figuratif, s’inscrivant dans la vision subjective du réel chère à la peinture occidentale.

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Le constat vaut aussi pour le portrait. Un an plus tôt, en 1911, Picasso peignait Le Poète, figure humaine passée au filtre destructeur du cubisme. Comment distinguer la moindre forme tangible ? Ici une moustache, là une main peut-être, et puis des yeux... La déconstruction obéit à des règles de moins en moins précisées, tout comme ce typique camaïeu de bruns annihilant toute forme de coloris réaliste. Le titre lui-même prête à confusion : là où la clarinette de Braque reste encore discernable, rien n’indique ici la fonction ou l’identité de ce personnage "recomposé". On sait combien les peintres modernes abandonnent peu à peu la prééminence du sujet en art, dès la fin du XIXème siècle - ne serait-ce que les impressionnistes, chantres de la peinture "sur le motif" où le ressenti de l’objet l’emporte sur sa réalité. Picasso va encore plus loin en réduisant l’ensemble des formes à des signes plus ou moins évocateurs, devant pourtant renvoyer à un aspect connu (couleur, texture, etc). Face à un écart aussi important entre l’objet perçu et son rendu subjectif sur la toile, la notion de portrait comme le titre de poète sont loin d’être évidents. Dans ces années-là naît une crise durable où l’interprétation subjective se perd en conjectures tendant parfois au non-figuratif, évolution que pourraient résumer ces mots de Picasso : "Je n’attache aucune importance au sujet, mais je tiens énormément à l’objet. Respectez l’objet !". À vouloir décortiquer l’objet jusqu’à l’obsession au détriment du sujet, les œuvres cubistes aboutissent à une posture ambiguë : le sujet, tiré de l’observation de la nature, cède la place à un objet très relatif dans sa relation à la réalité dont il est pourtant issu. Rien d’étonnant si le cubisme freinera quelque peu de telles expériences après 1914, non seulement à cause de l’envoi au front de certains de ses représentants, mais aussi de la prise de conscience d’un point de non-retour atteint dans cette aventure esthétique, certes formidable, mais ayant perdu le sens de ses recherches originelles...

Oublier le réel ?

(JPEG)Certains contemporains de Braque et Picasso, et non des moindres, oseront s’affranchir de la tutelle figurative pour une veine abstraite aux accents lyriques. Héritière des impressionnistes comme des fauves, cette tendance picturale naissante érige en objet la sensation donnée par les formes et surtout les couleurs. Parmi ces artistes défiant le rôle encore si fort du sujet, devenant là un prétexte, Robert Delaunay occupe une place de choix. Les Fenêtres ouvertes simultanément première partie, troisième motif rendent avec une gamme colorée chatoyante, et très étudiée, la beauté d’une atmosphère sublimée par la lumière solaire. Ce qu’une photographie n’aurait su capter (surtout à cette époque, où ladite photo aurait inévitablement "raté" à coup de contre-jours), Delaunay l’exprime par une division subtile du spectre lumineux ; ses touches fondues évoquent les fenêtres comme une présence perpétuelle, et non la vision fugace éblouissant le regard. Ces fenêtres sont les seuls repères matériels, au milieu d’un faisceau de lumière décomposé par le prisme... du peintre. Delaunay prolonge en effet les expériences à la fois des artistes et des scientifiques sur la réception de la lumière par l’œil, lequel recompose les multiples taches de couleur présentes dans la nature. Le cas de la lueur du jour, regroupant toutes les teintes de la lumière visible, permet à notre peintre de montrer l’harmonie des couleurs complémentaires, comme dissoutes par la toile. Un peu comme les tendances de Picasso, ce "cubisme de la couleur" entend donner une interprétation supra-réaliste du monde naturel, mais ici inspirée par une volonté esthétique où la couleur domine et possède sa propre logique. Cette forme de subjectivité pourrait faire partie des prémices de la peinture abstraite, si ce n’est que Delaunay part (comme Picasso) du réel pour établir un nouveau rapport avec ce dernier grâce aux moyens de l’art.

Aussi audacieuses et poétiques que furent les créations de Delaunay, le mérite de la genèse de l’abstraction (même si, partiellement, dérivée du figuratif dans ce cas) revient à Kandinsky. Le Landschaft mit roten Flecken Nr. 2 [Paysage aux taches rouges, n°2] de 1913 témoigne d’un regard implicite sur les éléments de la nature ; mais déjà couleur et touche mènent la danse dans l’abandon de la figuration. Tandis que les œuvres cubistes déclinent invariablement des nuances d’ocres (comme si ce camaïeu arbitraire importait peu dans cette obsession du vérisme, décidement très relatif), Kandinsky dépasse même les fauves dans l’usage d’un coloris tendant à l’harmonie : plus qu’une composante esthétique, la couleur crée l’espace et la structure, jusqu’à devenir l’élément essentiel de la toile. Désormais moins attaché à la réflexion d’une réalité dans l’œuvre, le peintre exprime une sensibilité fondée sur les contrastes de chaleur et froideur de la couleur, le mouvement créé par de grandes lignes, et la fusion subtile des symboles et des souvenirs. Ce paysage est désormais autre chose : de vagues triangles en suspension évoquent des monts fantomatiques, dans une atmosphère indéfinie. Les formes se dilatent, tandis que le plan en profondeur s’efface peu à peu dans l’impression grandiose d’une symphonie picturale où rien n’est contraint. Les lignes et les touches y sonnent juste, fusionnant dans une image irréelle mais poétique, à l’instar d’une mélodie. Kandinsky se réapproprie les motifs de la nature pour en découvrir une beauté nouvelle, révélée par la vision esthétique_à l’instar des fameuses Meules de Monet, qui fonctionnèrent d’ailleurs comme un véritable déclencheur pour le processus créatif du peintre russe. C’est en ce sens que le cubisme et l’abstraction des origines se rejoignent : dans leur quête éperdue d’un réel dépassé, ils font pourtant de l’art une formidable vibration oscillant entre la chimère intellectualisée et l’image sensible du sublime.

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Cubisme contre abstraction ? Ces antagonismes, fort prisés par l’histoire de l’art d’une autre époque, se montrent peu pertinents au regard des œuvres. Ces deux mouvements, quasi contemporains dans leur développement, furent fondateurs à tous points de vue pour la modernité esthétique du XXème siècle. D’abord, pour leur place chronologique dans les années 1900-1910 et l’impact qu’ils eurent ultérieurement dans le domaine de la peinture. Ensuite, et surtout, chaque mouvement donne le fil conducteur des avant-gardes jusqu’à une époque récente ; c’est-à-dire rompre avec une tradition académique des Beaux-Arts pour créer plus librement, dépasser un rapport borné au réel afin de trouver des moyens inédits d’émotion. La balance des fins de l’art penche alors en faveur de la suprématie de la vision de l’artiste démiurge, plutôt que l’objectivité comme norme. Alors que l’expérience cubiste suivra un chemin moins aventureux, la veine coloriste de l’abstraction ira plus loin. Ainsi, dans cette même collection Guggenheim de Venise, ni les drippings de Pollock, ni les toiles fascinantes de Kupka ne contrediront cette impression. Rien d’étonnant lorsqu’on se trouve dans un palais perché entre ciel et eau, en plein cœur d’une cité où la peinture est avant tout couleur et touche...

par Benjamin Couilleaux
Article mis en ligne le 27 septembre 2007

Légende des images, de haut en bas, logo exclu :
- première image : Georges Braque, La Clarinette, 1912, huile et sable sur toile ovale, 91,4x64,5 cm
- deuxième image : Pablo Picasso, Le Poète, 1911, huile sur toile, 131,2x89,5 cm
- troisième image : Robert Delaunay, Fenêtres ouvertes simultanément première partie, troisième motif, 1912, huile sur toile, 57x123 cm
- quatrième image : Wassily Kandinksy, Paysage aux taches rouges, n°2, 1913, huile sur toile, 117,5x140 cm

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