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Géricault cannibale

Exposition au Musée du Louvre du 13 janvier au 11 avril 2005

Souvent méconnues du fait de leur accès restreint, les collections graphiques du Louvre demeurent pourtant immenses, en quantité comme en qualité. Fonds sans cesse augmenté, comme en témoigne la dernière dation, prestigieuse : un dessin de Théodore Géricault conçu comme une variante sur son fameux Radeau de la Méduse. Acquisition d’autant plus intéressante que l’artiste rouennais mourut à 33 ans (1791-1824), après avoir connu une carrière toute contrastée entre néo-classicisme finissant et ce qu’on ne nommait pas encore romantisme. Occasion donc pour le département d’organiser dans sa salle d’actualité une mini-exposition centrée sur le thème de l’inhumain chez Géricault, lié aux courants noirs de l’art du 19e siècle...


Parcours de l’horrible

L’exposition présente 11 œuvres réunies dans une seule salle. Le texte de la manifestation explicite les thèmes développés, tous liés aux interdits sociaux : anthropophagie essentiellement, mais aussi crime de sang, sexualité effrenée.

On débute par 3 dessins sur le thème des dévoreurs d’enfants : un premier de Chenavard (peintre quelque peu oublié, avouons-le) décrivant un Ugolin musculeux, le personnage le plus infâme de l’Enfer de Dante, se nourrissant de l’un de ses enfants morts. L’horreur se décline encore chez Goya : un de ses sabbats de cauchemar, où une vieillarde a préparé le couvert et s’apprête à croquer de la cuisse de nourisson. Enfin, un dessin de Carpeaux pour son fameux Ugolin, où les corps statuaires se tordent de douleur et de faim, juste avant le repas tabou du père. Géricault n’était pas seul artiste en son siècle à explorer l’horreur au bout de ses pinceaux et crayons...

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Goya, Mala Mujer

Le cœur de l’exposition s’axe justement sur les compositions de Géricault, du mythique au réel. Léda et le cygne, marqué par Michel-Ange pour les formes et l’atmosphère, évoque les amours divins sous l’angle du monstrueux ; puis vient l’œuvre maîtresse, la Scène de cannibalisme sur le radeau, où s’entassent vivants et morts, tous des fantômes, se résignant à leur survie. L’antique poursuit ses ravages avec un centaure étreignant fatalement une jeune femme, puis une hallucinante scène de sacrifice, thème classique à l’antique mais bien proche des chimères de Goya. Quatre dessins puissants, au lavis dont le vieillisement a rendu plus vaporeuses les formes et floues les actions, à la croisée d’un néo-classicisme exalté et du romantisme fantastique français naissant.

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Géricault, Sacrifice antique

Dans la continuité du Radeau de la Méduse, le fait divers scabreux inspire Géricault pour une série de dessins sur l’assassinat de Fualdès, procureur de Rodez victime d’une machination politique lui valant d’être égorgé. De l’enlèvement à l’immersion en passant par la translation du martyre, Géricault évoque une réalité tristement moderne, sans fard grâce à la sécheresse de la mine de plomb découpant des silhouettes aussi animées qu’équilibrées. Enfin, un étonnant dessin, si proche des grandes œuvres classiques, voulu comme tableau par l’artiste, mort avant de le pouvoir : une Libération des prisonniers de l’Inquisition en Espagne, plus apaisée mais toujours conçue comme un manifeste de l’art en tant que vision du monde réel actuel. Innatendu mais sensible, comme tout grand artiste.

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Géricault, L’Enlèvement de Fualdès

Tant de mots

Intéressante mini-rétrospective sur les scènes d’horreurs dans le dessin du 19e siècle du mythe antique au drame contemporain, éléments de la modernité en art, tel que le définit magistralement Baudelaire. La qualité des œuvres de Géricault, tant technique qu’esthétique, fascine depuis leur création, où elles bousculaient déjà le beau et le noble comme valeurs intrinsèques de l’art.

Malgré tout l’intérêt que l’on peut porter à la création de l’artiste, deux grandes critiques s’imposent quant à la pertinence de la conception de l’exposition. D’abord le caractère un peu artificiel du choix de certaines œuvres, d’un point de vue chronologique (artiste de la Restauration, comme du Second Empire pour Chenavard et Carpeaux), artistique (Goya n’est pas vraiment connu en France au temps de Géricault, si ce n’est un peu par la gravure : l’« hispanomanie » française ne commence qu’avec Louis-Philippe) et logique (Léda et le cygne est un grand thème de l’art classique, pas nécessairement monstrueux ; pourquoi ne pas avoir présenté la scène de l’égorgement de Fualdès, conservé au Louvre, apogée de l’affaire ?). Géricault semble inclus en tête d’une lignée des artistes maudits du 19ème siècle, mythologie bien connue que Van Gogh termine en bout de parcours. Pourquoi avoir seulement laissé Baudelaire en filigrane, sans mettre ses propos dans les textes ? Si un littérateur du premier siècle de l’art contemporain a su donner son accomplissement au genre de la critique artistique, c’est bien l’auteur des Écrits sur l’art grâce à son langage aussi juste qu’évocateur. D’autre part, en effet, le texte et les cartels (hélàs ! anonymes, mais relayés sur Atlas, base internet du musée) sont trop tournés vers une certaine pseudo-psychanalyse de bazar, qu’il est peut-être de bon ton de développer par les personnels scientifiques de musée pour rabaisser le visiteur lambda et lui démontrer son évidente infériorité intellectuelle : au final, on en apprend moins qu’on sort confus de tants de verbiages à la mode. Cependant, les propos deviennent régulièrement pédants, à la limite du grotesque ; florilège : « (...) cette femme vous regarde : métaphore aïgue d’un Occident cannibale qui dévore, comme Saturne, ses propres enfants » (cartel de la Mala mujer de Goya), « (...) ce duo pulsionnel, où s’inversent les genres (la femme est survirile, envoie la Grèce au tapis, on veut dire au divan. Géricault lecteur de Freud. Ou Léda zoophile... » (cartel de Léda et le cygne), on parle même de « sodomie » (mais où donc ?) pour la Scène de cannibalisme !

Au final, Géricault, artiste du monstre ? Glorificateur de l’impensable ? Peut-être juste un homme moderne, trop simplement...

par Benjamin Couilleaux
Article mis en ligne le 5 avril 2005

Informations pratiques :
 artiste : Géricault et autres artistes du 19ème siècle
 dates : du 13 janvier au 11 avril 2005
 lieu : Musée du Louvre, département des arts graphiques du Louvre (aile Denon, 1er étage, salle 33), 75001 Louvre
 tarif : entrée gratuite avec le billet du musée
 renseignements : http://www.louvre.fr

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