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Le Paradis de Tintoret : un concours pour le palais des Doges

Exposition au Musée du Louvre du 9 février au 8 mai 2006

Venise, 1577 : un incendie endommage partiellement le palais des Doges, ruinant la salle du Grand Conseil et sa décoration. Le siège politique de la Sérénissime est frappé en plein cœur, d’autant que l’exaltation de sa puissance doit passer par l’art. D’où l’idée du concours public, organisé peu de temps après la calamité des flammes, pour restituer dans la salle du Grand Conseil l’œuvre surmontant le doge et ses alliés politiques lors de leurs réunions. Le Louvre revient dans une exposition concise sur cette rencontre au sommet des plus grands peintres italiens de la fin du XVIème siècle, s’affrontant à grands coups de dessins préparatoires et autres esquisses.


Ladite exposition prenant place dans une seule salle, le visiteur aura le loisir, comme au temps du concours, de confronter les différents travaux et même de se faire son propre jugement. Si les artistes disposaient d’une relative liberté quant à la façon de traiter le sujet, ce dernier était forcément imposé, en tant qu’œuvre officielle : le couronnement de la Vierge par le Christ, surmontant une assemblée de saints, dans le cadre idéal du Paradis. Car mêlant habilement religion et politique, la République de Venise n’hésite pas à se prétendre championne du christianisme (et dans les derniers temps du XVIème siècle, les affrontements entre catholiques et réformés connaissent encore de violents soubresauts, alors que les Ottomans font une grande percée sur le Vieux Continent qui inquiète plus d’un dirigeant européen) ; son existence même est justifiée par Dieu, Venise est la Venetia Vergine, c’est-à-dire la Vierge vénitienne, en s’identifiant à Marie : dans ce cas, quoi de plus normal que de représenter au-dessus des tenants du pouvoir, la glorification de ce pouvoir illustrée par le Couronnement de la Vierge, et surtout le Paradis comme reflétant Venise et son image ? Il s’agit d’un mythe que Venise défendait farouchement, et dès le Moyen Âge, car on apprend qu’au XIVème siècle déjà un Paradis se trouvait dans la salle du Grand Conseil, avant d’être sinistré par le feu en 1577.

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L’élaboration d’un nouveau Paradis au XVIème siècle se déroule en trois temps, comme autant de confrontations entre une idéologie et son incarnation picturale, le peintre et ses commanditaires, sur une longue période avant, pendant et après le fameux concours.

Premier acte : un étranger et un original déboutés

(JPEG)Dès 1564, soit plus de dix ans avant le dramatique incendie, deux peintres proposent déjà chacun une vision différente pour remplacer l’œuvre médiévale de la salle du Grand Conseil. Federico Zuccaro fait partie de ces artistes non-vénitiens qui voyagent dans la cité des Doges et y montrent leur style maniériste alors si courant dans le centre de l’Italie : les quelques dessins conservés de l’artiste pour un projet de Paradis montrent des compositions assez équilibrées, inspirées de celles peintes par Raphaël dans les chambres du Vatican, mais d’une précision alliée à une nervosité plus typiques de ce jeune artiste, qui a en même temps du mal à placer ses personnages et surtout concevoir son espace dans le dessin. Rien à voir avec son concurrent, dont l’esquisse peinte est assurément plus virtuose dans la clarté spatiale : Tintoret réalise un modèle préparatoire dont on ne peut que s’imaginer l’intérêt, puisqu’il est recouvert par... celui qu’il présentera en 1582 ! Grâce aux radiographies, on perçoit néanmoins le premier projet de l’artiste, qui dès 1564 crée un espace donnant l’impression d’une grande ouverture dans les trois dimensions, au moyen d’une perspective hardie où prennent place des flots de figures.

Malgré le parti pris des deux projets, tributaires des grands foyers italiens que sont alors l’Italie centrale et la Vénétie, les dirigeants de la Sérénissime n’osent pas confier le décor le plus important de leur palais à un non-Vénitien et ne sont guère plus convaincus par l’esquisse résolument audacieuse de Tintoret. Il faudra attendre le funeste incendie pour organiser un véritable concours, moment d’émulation fécond et déterminant dans la peinture publique à Venise à la fin du XVIème siècle.

Deuxième acte : des vainqueurs sans victoire

En 1582, un vrai concours, organisé en effet par les autorités, met en concurrence les personnalités les plus douées de Vénétie. Et encore Federico Zuccaro, qui n’est pas resté sur son échec précédent et dessine au contraire un Paradis davantage aéré et même élégant, plus à l’aise dans les grands tableaux décoratifs à figures multiples. Malgré le charme certain de l’œuvre, on comprendra que le jury officiel n’ait pas pas retenu l’idée de Zuccaro : le peintre prend en compte l’ancienne architecture du fond de la salle, remaniée après l’incendie, et surtout il prend la liberté de ne pas représenter l’essentiel Couronnement de la Vierge pour le remplacer par un plus conventionnel Christ en gloire entre Marie et Jean-Baptiste ! Un choix difficilement explicable, incongru dans un contexte pourtant sans équivoque.

(JPEG)Dans le même temps, Véronèse crée plusieurs dessins et surtout une belle esquisse peinte, à la fin de sa carrière, dans une mise en scène de l’allégorie politique et du religieux qu’il a toujours su interpréter avec une étonnante justesse. Les études dessinées, notamment celles de Berlin, font montre d’une habileté dans l’attitude des corps, leurs rapports réciproques et leur placement dans la composition générale, puisqu’il s’agit toujours de dessins aux nombreux personnages croqués avec un trait léger mais maîtrisant très bien la complexité d’une telle entreprise. Ainsi l’esquisse peinte, plutôt sommaire, se concentre sur la grâce des figures dont plusieurs évoquent celles de la villa Maser, mais qui n’en possèdent pas la clarté luministe. Il est fort étonnant que l’esquisse de Véronèse soit probablement la plus sombre parmi celles présentées au concours, restreignant la gamme de couleurs pour surtout insister sur de clairs rehauts de blancs modelant membres, drapés et parfois des corps entiers. Cette limitation des tons clairs n’entame pourtant pas la qualité de l’œuvre ; le génie décoratif de Véronèse assure une lisibilité indéniable à la foule des saints, êtres célestes s’amassant dans les cercles du Paradis jusqu’à en faire presque disparaître le cadre imaginé.

L’espace est au contraire plus présent dans la peinture préparatoire de Francesco Bassano, fils de Jacopo (le "chef" d’une famille de peintres établis à Bassano del Grappa, aux tableaux religieux marqués par un usage expressif du clair-obscur et des types physiques particuliers associés à des caractéristiques de scène de genre). Creux et lignes de fuite fragmentent une assemblée prenant appui, pour les plus proches de l’espace du spectateur, sur les éléments d’architecture réelle, baignant dans une radiance solaire émanant du cœur de ce drame, un Couronnement de la Vierge cette fois dissous dans le noyau orangé. À ce noyau d’intensité mystique répond une composition un peu lourde, reflétant le peu d’expérience de Francesco Bassano dans la peinture d’histoire monumentale, genre auquel il avait donné quelques œuvres au palais des Doges mais qu’il cesse d’investir après l’échec relatif du concours du Paradis.

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Car à l’issue des délibérations officielles, Véronèse et Bassano sont donnés gagnants. Sans jamais peindre la version définitive, prévue dans une réalisation conjointe. Il faut dire qu’en 1588 meurt Véronèse, et Federico Bassano est issu d’un milieu jugé provincial et plutôt porté sur la scène de genre. Définitivement abandonné, le projet grandiose ? C’était sans compter sur la participation de deux autres sérieux concurrents en 1582. D’un côté Palma le jeune, peignant une esquisse emplie d’une lumière dorée, remplie de figures graciles autour d’un Christ héroïque ; mais malgré l’intérêt de l’œuvre dans son ampleur dominée et son mouvement incessant, Palma a les défauts d’un Francesco Bassano, à savoir la difficulté à placer certains personnages autour des composants architecturaux de la pièce, et surtout le manque de cohésion entre Marie et son divin fils. De l’autre côté, Tintoret s’en tire bien mieux : on se souvient de sa tentative malheureuse en 1564, ici remaniée en peignant en 1582 sur la même toile, où il fait disparaître toute présence architectonique de la salle du Grand Conseil. Il y substitue une esquisse très solennelle, à l’espace perspectif amplifié par ces cercles de nuées où sont installés les saints. En haut et au centre d’un groupe céleste nombreux mais au placement très réfléchi, l’artiste place en évidence le duo essentiel du Christ couronnant sa mère. Tintoret est probablement le peintre du concours qui illustre le mieux l’acte fondamental du couronnement ; plus frappantes encore sont la luminosité et surtout la facture. La gamme coloriste de Tintoret est ici des plus variées, dans les bleus de la robe de quelques personnages ou les filets de blancs qui rendent le poli des armures et la transparence de certains drapés ; mais davantage encore dans ces incroyables nuages, amas moelleux irisés de rose, d’azur, de mauve, d’indigo et de blanc, où l’intelligence de l’œil enveloppe d’une quiétude de l’atmosphère ce moment surnaturel. Calme qui n’est pas synonyme de statisme puisque, comme à son habitude, Tintoret insuffle à chaque protagoniste une vivacité, qui se manifeste par des poses contournées mais sans outrance et un vrai langage des mains, quasi théâtral. Et avec une économie des coups de pinceau : la couche picturale est si ténue qu’on y voit jusqu’à la trame de la toile, et malgré le détail des physionomies et des vêtements la touche est bien visible, sans gêne dans le regard qui perçoit toute la qualité décorative de l’esquisse, sommaire et ambitieuse, mais claire et compréhensible. Il est donc évident que l’usage du dessin préparatoire fut déterminant, comme le soulignent les quelques études exposées. Traits de pierre noire, rehauts de blanc façonnent individuellement les personnages, dénudés dans le dessin pour mieux les insérer dans la structure générale de l’œuvre peinte. Comparé à cette dernière, le corps humain dans les esquisses graphiques est parcouru de soubresauts nerveux, Tintoret n’hésitant pas à déformer les musculatures pour atteindre un canon iréel qui transmet mieux le potentiel expressif de l’anatomie. De cette façon, Tintoret ne cache guère son admiration pour Michel-Ange, usant des poncifs de l’élongation des corps et des modèles athlétiques, et reprend même en les citant les sculptures réalisées par le maître toscan dans la sacristie neuve des Médicis à San Lorenzo de Florence ; ici c’est Giuliano de’ Medici en armure mis à nu dans des tourments maniéristes qui dépassent l’idéal antique, là c’est le Jour (utilisé pour le tableau préparatoire de 1588) dans un cadrage original qui le met de dos et en augmentant la vigueur permise par le système des courbes. Les grands arts du dessin, de la sculpture et de la peinture sont ainsi brillamment exploités dans l’esquisse finale, fruit d’une grande maturation plastique qui se permet aussi quelques désinvoltures dans l’exécution. Toutefois, Tintoret ne sera toujours pas retenu par le gouvernement du doge et connaît donc un second échec quant à la réalisation d’un nouveau Paradis.

(JPEG)La fin des années 1580 est marquée non seulement par la mise à l’écart et la disparition des deux peintres retenus ; mais aussi par un choix final assez incongru, en même temps confirmation d’un fait bien reconnu par les historiens de l’art actuellement : à l’extrême fin du siècle, Tintoret est pendant peu de temps le plus grand peintre vénitien alors vivant.

Troisième acte : le triomphe paradoxal des Tintoret

Le décès de Véronèse en 1588 aurait pu sérieusement compromettre le concours, mais cette même année Tintoret propose une ultime esquisse, cette fois-ci retenue. Le vieux peintre n’a rien perdu de son talent ; la toile préparatoire est l’un des tableaux les plus aboutis de sa fin de vie, composition hardie proche des dernières toiles de la Scuola di San Rocco. De l’audace, toujours de l’audace... Le schéma général se répète, avec ses cercles de nuées où se presse la sainte foule, mais magnifié dans un espace dilaté à la perspective ramassée, milieu céleste traversé de corps plongeants ou s’élevant. Ce Paradis se veut moins radieux, Tintoret délaisse un peu la clarté nuageuse au profit des multiples diagonales de ces corps virevoltants, personnages sanctifiés encore si charnels. Aux hommes une majesté virile, et aux femmes une douceur légèrement mêlée de sensualité. Au-dessus de l’azur des cieux et sa parure d’étoiles, parmi ce chatoiement magnifique, Tintoret se focalise sur l’instant crucial grâce à une palette flamboyante. Tête baissée, et main sur le sein en signe d’acceptation, Marie reçoit la couronne d’une main du Christ, qui a l’autre placée sur un globe comme symbole de son pouvoir. L’allégorie politique est manifeste, et près de ce groupe centrifuge Tintoret peint les groupes de saints les plus caractérisitques de son style, celui qui souligne de touches claires les drapés sur d’obscurs nuages noueux, presque anthropomorphes. Référence encore à Michel-Ange, cette fois à son fameux Jugement dernier de la chapelle Sixtine, et ses monumentales litanies de corps si expressifs. Le Vénitien, quoique moins sombre, s’exprime aussi par la force du nu, surtout visible dans les dessins préparatoires, encore proches de ceux de l’esquisse de 1582.

(JPEG)Ce Paradis, parcouru d’une vie tant matérielle qu’éternelle, est assurément la version la plus impressionnante sur le sujet, témoin de cet incomparable coloris vénitien et d’une manière fiévreuse qui ne satisfait pas toujours les autorités officielles. Au final, sans concurrent à sa (dé)mesure, Tintoret fut désigné pour réaliser le tableau qu’il avait tant ambitionné. Le résultat ne fut pourtant pas à la hauteur de la fougue déployée en amont : Tintoret devait mourir en 1594, et le Paradis actuellement au palais des Doges fut largement peint par Domenico Tintoretto, le fils du maître, et d’autres membres d’atelier. Comme le rappelle la photographie en fin d’exposition, Domenico réalisa certes une œuvre dans l’esprit de son père mais sans son génie ; composition de 7 mètres sur 22, le Paradis devint une grande machine pleine de figures serrées et divergeant en bien des points de l’esquisse peinte en 1588. Qu’on songe à la toile imposante et grandiose qu’aurait pu peindre Tintoret en lieu et place de celle de son fils...

État des lieux d’un crépuscule

Exposition rapide et simple, très accessible aux néophytes, Le Paradis de Tintoret propose une confrontation inédite de tous les projets actuellement connus. La comparaison entre pensées sur le papier et toiles davantage élaborées se fait de façon claire, dans une muséographie efficace, avec même un côté ludique sur le mode du "mais où est Charlie ?" quant aux réalisations de Tintoret avec ses correspondances peintes et dessinées. En ce qui concerne ce dernier artiste, l’exposition est généreuse puisqu’on expose rarement autant d’œuvres peintes et dessinées de Tintoret en France, grâce notamment à des prêts du cabinet graphique des Offices à Florence. Sans oublier que la première esquisse peinte de Tintoret et celle de Véronèse sont conservées dans des collections publiques françaises, ce qui suffit largement à justifier une telle exposition.

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Et pourtant, malgré ces textes d’une pédagogie exemplaire, l’ensemble est un peu succint. On ne peut que regretter le manque d’informations supplémentaires, disponibles dans le catalogue, sur l’interprétation du peintre par rapport à un sujet arrêté et le contexte de la commande, deux données essentielles pour comprendre l’art de la Renaissance à Venise et ailleurs. Il est singulier de constater qu’un concours, organisé cette fois en 1401 pour les portes du baptistère à Florence, a précipité l’éclosion de la Renaissance et que, d’une certaine façon, un autre concours clôt aussi la Renaissance... au moins à Venise. De tels enjeux auraient mieux permis de valoriser l’importance de cette phase ultime de la peinture renaissante à Venise, comme si les derniers grands maîtres d’un siècle remarquable s’étaient donné rendez-vous pour léguer leur vision d’un monde idéal à la Sérénissime, d’un faire certes propre à chacun, mais où prédomine toujours le langage des couleurs, des lumières et même d’une touche. Des lacunes relativement mineures, qui ne peuvent entamer notre plaisir. Quel privilège de pouvoir embrasser du regard autant de variations originales sur un thème convenu, et même choisir son esquisse préférée et se l’imaginer décorer le palais des Doges...

par Benjamin Couilleaux
Article mis en ligne le 28 février 2006

Légendes des images, logo exclu, de haut en bas :
- première image : Véronèse, Le Couronnement de la Vierge dit Le Paradis, 1582, huile sur toile, 86,5x235 cm, Lille, Palais des Beaux-Arts
- deuxième image : Federico Zuccaro, Étude partielle pour le Paradis, 1564, pierre noire et plume, encre brune, lavis brun et aquarelle indigo, bleue et jaune, Paris, Musée du Louvre
- troisième image : Véronèse, Projet d’ensemble pour le Paradis, vers 1582-1583, pierre noire et plume encre brune et lavis de bistre, 21,5x31,2 cm, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Art Museums, Fogg Art Museum
- quatrième image : Francesco Bassano, Le Couronnement de la Vierge dit Le Paradis, 1582, huile sur toile, 127x351 cm, Saint-Pétersboug, Musée de l’Ermitage
- cinquième image : Tintoret, Étude d’après la statue du Jour de Michel-Ange, vue de dos, pierre noire et gouache blanche, Paris, Musée du Louvre
- sixième image : Tintoret, Le Couronnement de la Vierge dit Le Paradis, 1588, huile sur toile, 164x492 cm, Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza
- septième image : Tintoret, Le Couronnement de la Vierge dit Le Paradis, 1582, 143x362 cm, huile sur toile, Paris, Musée du Louvre

Informations pratiques :
- artistes : Federico Zuccaro, Véronèse, Federico Bassano, Tintoret, Palma le jeune
- dates : du 9 février au 8 mai
- lieu : Musée du Louvre, salle de La Chapelle (aile Sully, 1er étage)
- horaires : tous les jours sauf le mardi de 9H00 à 18H00 ; nocturnes jusqu’à 21H30 les mercredis et vendredis soirs
- tarif : entrée libre avec le billet pour les collections permanentes du musée
- renseignements : La page web dédiée à l’exposition sur le site du Louvre

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